Docteur ou bourreau?

Avant d’atterrir à Maubeuge, Eugène Rwamucyo officiait dans son pays, où ce Hutu est accusé d’avoir été l’un des responsables du génocide qui a fait 800 000 morts en 1994. Il clame son innocence. Sur place, pourtant, des témoins retrouvés le mettent en cause.

de notre envoyé spécial

En grimpant la petite route qui mène à l’hôpital de Butare, son souffle s’accélère comme si l’enfer du printemps 1994 ressuscitait sous ses yeux. Devant le centre de transfusion sanguine au fronton paré des couleurs acidulées du drapeau rwandais, Raphaël Kamanzi se fige :  » C’est ici !  » C’est ici, durant le génocide, dans la buanderie de sa maison aujourd’hui détruite, que cet infirmier psychiatrique d’origine tutsi s’est retranché avec sa femme et ses huit enfants. Sa vie s’est arrêtée là. Désormais, il n’est plus que le revenant d’un pays d’où l’on ne revient pas : 800 000 Tutsi traqués, violés, saignés puis jetés dans des fosses en une orgie furieuse de cent jours. Coincée entre l’hôpital et l’école des sous-officiers d’où partaient les battues des soldats de la garde présidentielle et des miliciens hutu, la maison de Raphaël offrait un poste d’observation sur la folie des hommes.

A 55 ans, il n’a rien oublié. Les minutes qui durent des heures et la sueur qui décape son visage quand, ce 24 avril 1994, risquant un £il à sa fenêtre, il aperçoit le bus qui s’apprête à acheminer, en un ballet implacable, plusieurs centaines de malades, d’infirmes et d’employés tutsi, tous expulsés de l’hôpital, jusqu’à une foule armée de machettes et de massues cloutées, à l’ombre de l’église anglicane.  » Un bus rouge immatriculé A 2811 « , précise-t-il. A Butare, ce massacre marquera le début de la grande tuerie. Parmi les militaires et la poignée de civils qui, sur le parking de l’hôpital, hurlent leurs ordres, Raphaël Kamanzi garde un visage gravé dans sa mémoire. Celui d’un médecin à la dégaine de chanteur soul, un type connu pour vomir les Tutsi : le Dr Eugène Rwamucyo.

Le 16 octobre 2009, après plusieurs années d’oubli, le nom de cet ancien directeur du Centre universitaire de santé publique de Butare (CUSP) a déboulé, presque par hasard, dans l’actualité en france et en Belgique. Devenu médecin du travail à l’hôpital de Maubeuge (Nord), il s’était moqué de l’embonpoint d’une patiente. De retour chez elle, la jeune femme a tapé son nom sur Google. Ce qu’elle y a découvert a manqué lui couper l’appétit : Rwamucyo, 50 ans, soupçonné d’être l’un des idéologues du génocide rwandais. Rwamucyo recherché depuis des années par Interpol… Sans parler de cette plainte déposée à son encontre par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, basé à Reims, en 2007.

Lui nie tout en bloc. Et ça marche. C’est comme ça qu’en 2005, malgré le refus de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) de lui accorder l’asile politique, pour  » suspicion de participation au génocide « , il a convaincu le secrétaire départemental de l’UMP dans le Nord, Thierry Lazaro, d’intercéder en sa faveur pour décrocher un titre de séjour auprès du cabinet de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur.  » Il a joué franc jeu en me parlant d’emblée de ces accusations, souligne le député. J’ai cru à son histoire. Et puis je me suis souvenu que j’avais fait partie de la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau : le bénéfice du doute, ça existeà « 

Pas à Butare. Ici, dans le sud du Rwanda, au sein de la petite communauté des rescapés du génocide, le Dr Rwamucyo a laissé le souvenir d’un jusqu’au-boutiste cynique et calculateur, l’un de ces intellectuels venus du Nord qui, par leurs diatribes, ont précipité la meute des Interahamwe (miliciens hutu) dans les tréfonds de l’âme humaine. En septembre 2009, le tribunal gacaca de Butare, l’un de ces jurys populaires établis afin de solder le passé à l’heure de la  » réconciliation nationale « , l’a condamné à la prison à perpétuité par contumace. Durant les massacres, il était chargé d’ensevelir les cadavres, et il y en eut beaucoup : 200 000 victimes dans un rayon de 50 kilomètres.  » Pour mener sa tâche à bien, il fallait qu’il soit renseigné sur les lieux des tueries « , note le président du tribunal, Jean-Baptiste Ndahumba.

Quand ils convoquent leurs fantômes, les vieux Tutsi de Butare préfèrent se retrouver en famille, chez l’un des leurs, comme pour panser leurs souffrances à plusieurs. Dans son magasin d’horticulture, au milieu des conserves de carottes et des arrosoirs, Laurent Gatera raconte les murs et le plafond maculés de sang dans la maison de son frère où tous les siens ont été massacrés. Plus tard, il est allé à la prison de Butare supplier les profs et les médecins, tous ces diplômés en atrocités, de lui dire où les cadavres avaient été jetés. En vain. A son côté, Laurence Kanayire, flottant dans son chandail rouge, lâche qu’elle a eu de la chance :  » Mes deux voisins, des paysans hutu, ont préféré me violer pendant des semaines plutôt que de me tuer.  » Terrée dans les bois avec ses enfants, Marie-Jeanne Mukaberai, elle aussi, en a réchappé. Quand elle est sortie de sa tanière, la ville n’était plus peuplée que de corbeaux et de chiens qui, rassasiés de cadavres, attaquaient les vivants. Réceptionniste du CUSP, c’est elle qui, la première, a nettoyé le bureau du Dr Rwamucyo. En découvrant la liste des employés tutsi sur sa table de travail, elle a frémi.  » Au fond de la pièce, ajoute-t-elle, il avait abandonné des grenades et un fusil… « 

A cette époque, Eugène Rwamucyo est déjà loin de Butare. Il a fui vers Abidjan (Côte d’Ivoire), où un petit contingent d’extrémistes hutu a posé armes et bagages, rêvant d’une impossible revanche au sein du Cercle d’entraide des Rwandais en Côte d’Ivoire (Cerci). Dans le CV à géométrie variable du Dr Rwamucyo, cet épisode n’est jamais mentionné. Pourtant, l’Ivoirien René Degni- Segui, doyen de la faculté de droit d’Abidjan et rapporteur spécial de la Commission des Nations unies au Rwanda, en tremble encore.  » En janvier 1995, le ministre de la Sécurité, Gaston Ouassenan, a été mis en alerte car mon nom était censé figurer sur une liste de personnalités à abattre, révèle-t-il. Nous avons sollicité une protection policière. D’après les informations de l’époque, ces gens qui voulaient ma peau étaient des membres du Cerci, présidé par Eugène Rwamucyo. « 

Il prétend être un simple opposant politique au régime de Kagame

Cela commence à faire beaucoup pour un seul homme. L’énigmatique Dr Rwamucyo, qui s’est toujours dépeint sous les traits d’un simple opposant politique persécuté par le régime du président du Rwanda, Paul Kagame (tutsi), aurait sans doute des choses à redire sur son dernier printemps à Butare. Mais il ne les dira pas. Pas avant la visite du président français Nicolas Sarkozy à Kigali, le 25 février .  » Je crois que mon sort est déjà scellé, comme celui de beaucoup d’exilés rwandais, se justifie-t-il au téléphone, depuis la Belgique, où il a rejoint femme et enfants au titre du regroupement familial. Que pesons-nous face au rétablissement des relations entre la France et le Rwanda ? Depuis seize ans, nous servons d’épouvantail au pouvoir de Kigali, qui joue la diversion pour occulter ses propres crimes.  » A ses yeux, ces man£uvres diplomatiques ne valent guère mieux que les accusations biseautées des historiens du génocide et que la parole des morts-vivants de Butare. Autant dire pas grand-chose.

Jean-Baptiste Mugaragu a 50 ans et un pedigree qui colle déjà mieux aux aspirations de son ancien patron. Comme lui, c’est un Hutu. Comme lui, durant le génocide, il a continué de travailler au CUSP de Butare. A cette époque, l’infirmier aurait donné dix ans de salaire pour un exil sur la banquise.  » Le soir, je revenais à la maison, je rassemblais ma famille et l’on se mettait à prier, raconte-t-il. Mes collègues ne l’ont jamais su, mais je suis de religion adventiste : pour moi, Hutu, Tutsi, c’est du pareil au mêmeà  » Quand il rentre chez lui pour implorer Dieu de raisonner ses frères, Rwamucyo, lui, attaque sa seconde journée de travail. Avec une poignée d’employés du CUSP, Athanase, l’archiviste, Speratus, le menuisier, Jean-Bosco et Innocent, les aides-soignants, ils se répartissent les rôles, délimitent les zones des patrouilles…  » Rwamucyo était le chef de ces Interahamwe, affirme Jean-Baptiste. Les autres lui obéissaient au doigt et à l’£il. Ils ont tous fini par payer leurs crimes en prison. Tous, sauf un. « 

Speratus Sibomana, 52 ans, l’ancien menuisier milicien, a troqué son bleu de travail contre l’uniforme rose des pensionnaires de Karubanda, le pénitencier de Butare. Autour d’une cour en terre battue, 7 000 prisonniers s’entassent ici dans des baraquements coiffés de tôle incandescente. A Karubanda, la chaleur est déjà un châtiment en soi. Ce matin-là, le soleil fend les crânes des premiers détenus grimpant à bord des bétaillères pour la besogne quotidienne dans les plantations de sorgho quand l’ancien ami de Rwamucyo s’approche entre deux gardes armés. Speratus a été condamné à perpétuité pour sa participation au génocide. C’est un colosse débonnaire qui jure que la vie est une mauvaise fille.  » J’étais là où on a tué, mais moi je n’ai tué personne « , balbutie-t-il dans son français d’école primaire. Et le Dr Rwamucyo ? Speratus ne sourit plus.  » Je ne le connais pas plus que ça. Je sais qu’il était engagé en politique, mais cela ne suffit pas à faire de lui un assassin. « 

Bosco Hategekimana, 37 ans, est tout l’inverse de son pote. Il a une gueule de gamin et le regard farouche tourné vers un ailleurs inaccessible. Accusé de complicité avec Rwamucyo, son nom, comme celui de Speratus, figure sur le mandat d’arrêt international émis, en août 2007, à l’encontre du médecin rwandais par les autorités de Kigali. Après le génocide, Bosco aurait pu s’enfuir avec ses chefs à l’étranger. Mais il n’avait pas l’argent pour une cavale. Il a choisi de se constituer prisonnier. C’était toujours mieux que de se faire lyncher.

 » Il vous a raconté n’importe quoi, le grand ! « 

Quand il est ressorti, dix ans plus tard, il a été aussitôt impliqué dans un meurtre de droit commun. Retour à Karubanda. Il est comme ça, Bosco. Taillé comme une allumette, il prend feu pour un oui, pour un non. Alors, forcément, les  » bla-bla  » de Speratus, ça l’agace.  » Il vous a raconté n’importe quoi, le grand ! Avec Rwamucyo, ils étaient comme deux frères.  » Il aligne ses mots en rafales, indifférent au tumulte qui l’entoure, pressé d’en finir avec sa vérité. La suite, il ne l’a jamais dite à personne :  » A chaque fois que j’arrivais sur les lieux d’un massacre, ces deux-là étaient présents, l’arme à la ceinture.  » Un jour, Rwamucyo lui a demandé de garder trois Tutsi qu’il venait de coincer, une femme et ses deux enfants. Bosco s’est assoupi. Quand il l’a retrouvé seul au pied de son arbre, l’autre est devenu fou. L’ex-milicien passe une main sur ses jambes grêlées de cicatrices blanchâtres.  » Il m’a amené au bord d’un charnier, près du marché de Rango, poursuit-il. Puis ses hommes se sont mis à me frapper à coups de lances.  » C’est son père qui l’a extirpé du gouffre. Bosco l’a vu accourir avec toute sa fortune, hurlant comme un damné pour qu’on l’épargne. Rwamucyo a fini par accepter les trois chèvres du vieux en échange de sa clémence.

Dans cette ville hors du monde, Bosco Hategekimana s’éloigne comme il est venu. Sa démarche de petite frappe soulève un halo de poussière rouge. L’ancien milicien se moque de savoir ce que pèse la parole d’un taulard de Karubanda face aux états de service d’un médecin de Maubeuge. On lui a demandé de se souvenir, alors il s’est souvenu. Du Dr Eugène Rwamucyo de Butare, le seul qu’il ait jamais croisé dans sa chienne de vie. Mais y en a-t-il vraiment un autre ?

Sur la tragédie de 1994, lire l’enquête implacable d’André Guichaoua : Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994) (La Découverte).

reportage photo : thierry dudoit – le vif/l’express

henri haget

 » ils ont tous fini par payer leurs crimes en prison. tous, sauf un « 

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