Le phenomene Harry Potter

Le 3 décembre, les Belges vont se ruer sur le tome V de la saga cultissime. En cinq ans, le petit sorcier binoclard a chamboulé le monde de l’édition. Une enquête Ipsos-Gallimard, le démontre : les livres de J. K. Rowling réconcilient les enfants avec la lecture, et les adultes aussi en raffolent. Le Vif/L’Express a tenté de percer le secret d’un succès mondial

Sous les draperies et les dorures du Royal Albert Hall, 4 000 petits Moldus, tirés à quatre épingles dans leurs sages uniformes d’écoliers anglais, lustraient, de leurs popotins agités, l’incarnat velouté des fauteuils. Ce 26 juin 2003, les lustres du vénérable théâtre londonien tintinnabulaient sous les clameurs de la marmaille surexcitée, ovationnant l’héroïne du jour : la maman de Harry Potter, Joanne K. Rowling (JKR) herself, dont on estime qu’il est désormais plus hypothétique de la voir en chair et en os que de croiser une licorne au bar-tabac du coin. Le Vif/L’Express y était, ce qui n’est pas rien : une seule journaliste accréditée au nom de toute la presse francophone, juste pour entendre la papesse de la littérature jeunesse répondre aux questions des fans et faire la lecture d’un passage de son dernier opus, Harry Potter et l’Ordre du Phénix. Paru le 21 juin en anglais, le cinquième tome de la série entamée en 1997 a pulvérisé tous les records : près de 7 millions d’exemplaires écoulés en vingt-quatre heures. Les 900 pages de la version française, qui sort le 3 décembre, feront-elles aussi bien ?

 » Il va devenir célèbre û une véritable légende vivante […]. On écrira des livres sur lui. Tous les enfants de notre monde connaîtront son nom !  » prophétisait le Pr McGonagall dans le prologue du premier Harry Potter. Depuis, la saga de J. K. Rowling s’écrit en superlatifs : plus de 250 millions de livres vendus dans 200 pays. 60 traductions, du japonais au grec ancien en passant par l’hindi, le tchèque et le basque. Plus de 50 prix littéraires raflés par l’auteur, devenue la femme la mieux payée du Royaume-Uni, avec des gains huit fois supérieurs à ceux de la reine d’Angleterre, et une fortune estimée à 645 millions de dollars. Sociologues, psychologues, philosophes, experts en tout genre n’en finissent pas de s’interroger sur un phénomène qui touche les adultes comme les enfants, révolutionne l’édition et laisse pantois les virtuoses de la mercatique. Car Potter a d’authentiques pouvoirs magiques : il réconcilie nos gamins avec la lecture. En France, selon une enquête Ipsos-Gallimard que Le Vif/L’Express révèle en exclusivité, 70 % des 11-15 ans ont lu au moins un tome des aventures du petit sorcier. De mémoire d’éditeur, on n’avait jamais vu ça. Comment Potter a-t-il révolutionné la littérature pour la jeunesse ? Qui est la mystérieuse JKR ? Pourquoi un tel emballement ? Que peut-on lire entre les lignes des aventures de Harry ?

De Joanne Kathleen Rowling, 38 ans,  » Jo  » pour les intimes, on sait à peu près tout, c’est à dire pas grand-chose. Sa légende dorée a des allures de conte de fées : jeune mère célibataire sans le sou, elle écrit Harry Potter à l’école des sorciers dans les cafés d’Edimbourg, sa fille endormie dans son landau, pour économiser les frais de chauffage de leur petit appartement. Après le refus d’un premier agent littéraire, elle s’adresse à Christopher Little, parce qu’elle trouve qu’il a un nom de roman. Nullement effrayé par l’épaisseur du manuscrit û deux fois plus gros qu’un classique livre pour enfants û Little essuie une douzaine de refus avant de convaincre Bloomsbury, petite maison d’édition très sélective, de publier Joanne. Lancé sans roulement de tambour, le livre trouve très vite son public. Coup de génie publicitaire de Little : pour le marché américain, il met les droits aux enchères. Scholastic emporte la mise pour la somme record de 100 000 dollars, attirant l’attention des éditeurs du monde entier sur l’inconnue.

Un succès qui confine au délire

En 2001, cette blonde au physique très british a épousé en secondes noces un médecin anesthésiste, avec qui elle vient d’avoir un petit David û son prénom préféré, Harry étant déjà pris… Elle aime les Smiths et les Beatles, les toiles du Caravage et de Gainsborough, confesse une passion de midinette pour la dynastie Kennedy, admire Michael Caine et Dustin Hoffman, joue de la guitare et s’adonne au dessin, vote à gauche et révère l’écrivain Jessica Mitford û sa fille de 10 ans lui doit son prénom. Elle fume, bouquine aux cabinets, ne porte jamais de jaune ni de marron, couleurs d’un uniforme honni dans son enfance passée à Bristol puis au pays de Galles. Les travaux manuels et le sport l’indisposent. Elle a enseigné l’anglais à Paris, puis à Porto. Après un divorce douloureux et la mort de sa mère, vaincue à 45 ans par une sclérose en plaques, une dépression nerveuse lui inspire les personnages des Détraqueurs, qui, d’un baiser funeste, siphonnent l’âme et l’espoir de leurs victimes.

Richissime û 75 millions de livres de droits d’auteur perçus pour le seul tome V ! û Jo n’oublie pas ses années de galère : elle a notamment fait don de 500 000 livres au National Council for One Parent Families, qui soutient les mères célibataires, et a cédé les droits du premier chapitre de son dernier livre à des associations autrichienne, suisse et allemande d’aide aux SDF, afin qu’ils le publient en avant-première dans leurs journaux. Surtout, il y a l’histoire de Catie Hoch, une fillette américaine de 6 ans atteinte d’un cancer : apprenant par une lettre de la mère de Catie que la petite serait morte avant la parution du tome IV, JKR se mit à téléphoner à cette dernière pour lui en lire des passages. L’enfant s’est éteinte en mai 2000, et ses parents ont reçu quelques jours plus tard un chèque de 100 000 dollars à l’ordre de la Fondation qu’ils venaient de créer en mémoire de la fillette.

Depuis 2000, le quatrième tome et l’emballement du phénomène Potter, JKR se planque entre les murs de sa demeure de style georgien d’Edimbourg ou de son pied-à-terre londonien de Kensington. L’extravagant succès des deux premières adaptations cinématographiques, en 2001 et 2002 û mieux que Titanic et Jurassic Park… û confine au délire. L’écrivain, qui se disait  » faite pour être un auteur au succès modeste « , ne peut plus, à son grand dam, écrire dans les cafés. Elle sourit au souvenir de sa première lecture publique :  » Il y avait juste deux personnes qui traînaient là par hasard, trop polies pour partir !  » Désormais, sa maison est placée sous surveillance : Joanne trouvait régulièrement des gamins du quartier en train d’en fouiller les recoins pour y dénicher quelques feuillets à se mettre sous la dent. Chez Bloomsbury, seulement deux personnes ont travaillé sur son dernier livre. Quant aux éditeurs étrangers, la confidentialité exige qu’ils attendent la publication en version originale avant de faire plancher leurs traducteurs.

Même Christine Baker, qui l’a découverte avant que Bloomsbury la publie, admet ne pas avoir vu JKR depuis des lustres :  » Je ne connais pas d’auteur qui ait jamais subi pareille pression, affirme la directrice londonienne de Gallimard Jeunesse. Elle a écrit sa propre légende à travers cette histoire de sorcier. Comme son héros, elle s’est retrouvée porteuse d’un destin. Et, comme lui, elle l’assume en allant jusqu’au bout.  » Le bout, c’est- à-dire la série de sept romans dont elle a déjà fixé le plan précis û le dernier chapitre du dernier tome est écrit depuis le début. Et même enseveli sous la gare de King’s Cross, du côté du quai 9 3/4à

Pour la sortie du tome V, JKR aura fait, en tout et pour tout, deux apparitions : le Royal Albert Hall, et une interview à la BBC 2, la même semaine de juin. Chacune des paroles qu’elle y a prononcées est décortiquée, soupesée, relayée par des fans rendus quasi fous par trois ans d’attente. Enfer : elle a pleuré en rédigeant les derniers chapitres de L’Ordre du Phénix, relatant la mort de l’un des personnages principaux. Damnation : elle laisse entendre que Harry pourrait ne pas survivre au dernier tome de la série. Jo ne brosse pas son public dans le sens du poil : alors que les écoliers du Royal Albert Hall lui demandent si elle croit en la magie, elle répond non, sans ambages. Le pouvoir magique qu’elle aimerait avoir ? Celui de se rendre invisible, afin de retourner écrire dans les pubs sans se faire enquiquiner, dit-elle,  » par les gens qui me tapent sur l’épaule pour me demander si je ne serais pas la dame qui écrit Harry Potter « . Et dans le miroir du Rised, qui reflète les désirs les plus intimes, que verrait-elle ? Sa mère bien vivante û  » comme Harry  » û et aussi  » un scientifique qui inventerait une cigarette bonne pour la santé  » ! A quel lecteur songe-t-elle quand elle écrit ?  » A une femme de mon âge, moi et personne d’autre.  »

Des dizaines de sites Internet traquent jusqu’à la moindre rumeur, histoire de patienter en attendant le 3 décembre. Des traductions sauvages circulent : les mômes se répartissent les chapitres, avant de mettre le tout en ligne. Discrètementà  » Sinon, on risquerait des ennuis avec Gallimard « , reconnaît Clarisse, 14 ans, hier médiocre angliciste. A la stupéfaction de ses parents, elle a passé son mois de juillet à plancher sur 50 pages pour avoir le plaisir, à la mi-août, de lire avant tout le monde L’Ordre du Phénix en français.  » C’est difficile, mais rigolo, à cause des expressions inventées par Rowling. Toutefois, je préfère quand même la traduction de Jean-François Ménard « , explique cette sage élève de troisième, en hommage aux talents unanimement célébrés de l’homme qui a su imaginer des équivalents  » français  » aux mots muggle (moldu), Hogwarts (Poudlard), howler (beuglante) ou mudblood (sang-de-bourbe).

Gallimard a beau garder confidentiels les chiffres du premier tirage de L’Ordre du Phénix, il se murmure qu’on dépasserait les 800 000 exemplaires. Pour mesurer l’audience des Harry Potter, Gallimard Jeunesse et Ipsos ont donc réalisé en juin une enquête sur les 11-15 ans. C’est une révolution. Car il s’avère que, si 7 enfants sur 10 en France ont lu au moins un Potter, 65 % d’entre eux ont lu les quatre tomes. 94 % des lecteurs ont aimé. 40 % (et même 50 % des 11-13 ans) assurent avoir découvert le plaisir de la lecture grâce au sorcier à bésicles. Plus étonnant encore : depuis qu’ils ont découvert Potter, ils bouquinent davantage. Avant, ils lisaient 14 livres par an. Désormais, ils en avalent 19.  » Quand je pense que je suis allée jusqu’à payer ma petite-fille 5 euros pour qu’elle daigne ouvrir l’un de mes livres, alors qu’elle dévore tous les Potter !  » s’esclaffe, bluffée, Susie Morgenstern, pourtant l’un des écrivains phares de l’édition jeunesse (La Sixième, à l’Ecole des loisirs).

Auteur de L’Enchantement Harry Potter (Hachette), le psychologue Benoît Virole a constaté le miracle sur ses patients :  » Contre toute attente, des jeunes garçons plutôt réticents à la lecture se sont lancés à l’assaut des volumes de taille assez considérable « , observe-t-il. Le phénomène n’a pas échappé aux enseignants : on ne compte plus ceux qui se sont appuyés sur la prose de Rowling pour réconcilier leurs élèves avec la lecture.  » Sur le plan pédagogique, c’est le livre parfait, affirme Caroline d’Atabekian. On peut exploiter beaucoup de pistes, faire de la linguistique, travailler sur les métaphores, le vocabulaire…  » En 2000, cette jeune prof de français dans une école à discrimination positive a proposé à ses élèves de 12 ans de créer un site Internet à partir d’un livre :  » Ils devaient choisir entre Le Petit Prince et Harry Potter. Ils ont voté Potter à l’unanimité, alors que le bouquin est quatre fois plus épais. C’était la première véritable expérience littéraire de ces enfants pas du tout lecteurs. Cela reste un grand moment pour eux.  »

Un roman pour tous les publics

Sur le Net, on peut ainsi visiter pléthore de sites conçus dans l’enceinte d’établissements d’enseignement en France ou en Belgique. Dans son établissement de Vernon, Mélanie, professeur de lettres, utilise même la traduction latine de Potter pour  » démontrer aux élèves que le latin n’est pas une langue morte, et qu’il peut s’adapter au monde moderne.  »

Depuis la diffusion des films, le virus les saisit presque à l’âge des couches… Le conformisme des cours de récréation joue à plein :  » Les enfants aiment bien partager une communauté de culture, avoir les mêmes références pour échanger et s’inclure dans le groupe « , explique Patrice Wolf, spécialiste de la littérature enfantine. A Marseille, les élèves de 4 ans d’Eve Carlotti l’ont bassinée pendant des mois et ont fini par lui prêter une vidéo du film :  » Ça les passionne tellement que c’est devenu un sujet incontournable « , estime l’enseignante, en confessant désormais sa propre marotte pour les aventures du sorcier, ainsi qu’une certaine contamination familiale û mari, s£ur, neveu… Monique Revol, professeur en maternelle, a  » lu, relu, re-relu et re-re-relu tous les tomes « . L’an dernier, elle s’est embarquée avec ses élèves de 5 ans dans l’écriture d’une aventure de Potter :  » On a aussi retapissé tous les couloirs avec des personnages et des décors de la Forêt interdite, et on s’est déguisés pour Halloween, s’enthousiasme l’institutrice. Il paraît que le costume de McGonagall me va très bien !  » Surtout, elle se réjouit que certains enfants, dont sa propre fille, s’acharnent à apprendre à lire pour enfin déchiffrer Harry Potter (HP) comme les grands.

Parlons-en, des grands. Car, si on se doute depuis longtemps que les grandes personnes ne sont pas les dernières à se plonger dans les tribulations  » potteriennes « , l’enquête de Gallimard avance enfin des chiffres : 11 % des pères et 26 % des mères de lecteurs seraient également moldus… heu, mordus. On parle de roman  » transgénérationnel « , qu’enfants et parents s’échangeraient à la veillée.  » Mes gamins de 9 et 16 ans m’en ont tellement rebattu les oreilles que j’ai fini par me laisser tenter, raconte Philippe Choquet, architecte. J’ai été complètement séduit. Depuis, on a de longues conversations enflammées sur les personnages, leurs caractères, l’analyse qu’on fait de certaines situations. Et on a surnommé ma fille ôHermione », ça la rend dingue.  » Pour l’écrivain Marie-Aude Murail, autre star des jeunes lecteurs (Golem ou Ho Boy !, à L’Ecole des loisirs),  » la littérature pour la jeunesse a toujours été la continuatrice de la littérature populaire : des livres tous publics, qui permettent de parler ensemble.  » Susie Morgenstern situe Rowling  » dans la droite ligne des Dickens, Tolkien, Jules Verne ou Salinger, des livres qu’on partageait en famille.  »

Et puis, il y a aussi la foule des adultes qui n’ont besoin d’aucun alibi en culotte courte :  » Autrefois, le conte de fées leur était aussi destiné, rappelle Isabelle Smadja, professeur de philosophie, auteur de Harry Potter, les raisons d’un succès (PUF). Ils ont toujours eu besoin d’entendre des histoires merveilleuses.  » Surtout quand elles traitent de thèmes universels et métaphysiques, comme l’affirme l’écrivain Philip Pullman, auteur d’une trilogie à grand succès, A la croisée des mondes (Gallimard Jeunesse) :  » J’ai observé ces dernières années, expliquait-il dans un entretien à la BBC, que beaucoup de livres pour adultes très estimés et renommés ne soulèvent que des problèmes anodins comme ôAi-je le cul bien moulé là-dedans ? », ôMon équipe de foot va-t-elle gagner ? « , ôQue vais-je faire maintenant qu’elle m’a quitté ? » Alors que les livres pour enfants posent les questions essentielles : ôD’où viens-je ? », ôQu’est-ce qu’un être humain ? », ôQu’est-ce que le Bien ? » Ces problèmes profonds, fondamentaux, vous ne les trouverez pas dans la littérature pour adultes, mais dans les livres que lisent les enfants.  » Signe qu’il ne prêche pas dans le désert, Pullman a raflé en 2002 le très prestigieux Whitbread Prize, qui récompensait pour la première fois une £uvre destinée à la jeunesse.

Brigitte Dechoseau, 25 ans, assume pleinement sa  » pottermania » :  » Je me suis laissé convaincre d’aller voir le premier film, plutôt agacée par tout ce tapage, confie cette illustratrice. Avec mon mari, on est devenus fans. Il écrit des fanfictions, je dessine des avatars, et on met tout ça sur les sites.  » La Gazette du sorcier, Poudlard.org ou Le Chaudron baveur croulent sous ces histoires (fanfics ou potterfictions) et dessins (fan-arts, avatars). Des milliers de pastiches potaches mettant en scène Harry, Ron et Hermione dans toutes les situations possibles, en vacances ou à Poudlard, patafiolant Trolls et Détraqueurs, s’adonnant à de brûlantes passions amoureuses, disputant des tournois de Quidditch échevelés, etc.  » Les potterfictions répondent à un besoin de prolonger le monde de HP, de rester dedans, pour patienter en attendant la suite, analyse Alexandre, 18 ans, étudiant en prépa HEC, webmaster de La Gazette du sorcier (40 000 pages vues par semaine). L’univers de Rowling n’est pas borné. Il fixe un cadre dans lequel on peut broder, comme pour un jeu de rôle.  »

Même constat pour Benoît Virole :  » Univers clos créé de toutes pièces, unités de temps, de lieu avec des espaces différenciés comme des tableaux, actions séquentielles, acquisitions et perte de pouvoirs, constructions et ruptures d’alliances : tous ces éléments sont communs à Harry Potter et à la plupart des jeux vidéo « . Avec un risque commun : se déconnecter de la réalité. Effets secondaires :  » Quand j’allumais la lumière, je pensais ôLumos » « , admet Alexandre. Quant à Antoine Guillemain, lycéen près de Rouen, son enthousiasme potterien l’a conduit à rédiger, en 2001, un livre û Mon pote Harry Potter (L’Archipel), sorte de vade-mecum du moldu de base û, à l’âge de… 14 ans.

Une multitude de messages

En créant Harry Potter, JKR ne s’est pas contentée d’écrire des historiettes au fil de la plume. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec Le Seigneur des anneaux, de JRR Tolkien. Et pas seulement parce que le hasard a fait que leurs adaptations cinématographiques sont sorties au même moment, fin 2001 et 2002. Les zélateurs de l’une sont souvent des adorateurs de l’autre. Pas étonnant que, selon l’enquête de Gallimard, plus de 20 % des jeunes lecteurs de HP citent la trilogie du Seigneur des anneaux parmi leurs cinq livres préférés. Comme le grand philologue et mythologue oxfordien, qui élaborait toute la cosmogonie, l’histoire des mondes et jusqu’aux langues de ses héros, Rowling a conçu une  » bible « , dressant la biographie intégrale de ses protagonistes. Qu’elle ne publiera pas :  » Mes lecteurs n’ont pas besoin de connaître l’enfance de Sirius Black, plaide-t-elle dans Rencontre avec J. K. Rowling, un livre d’entretiens publié chez Gallimard. Moi, si. Je dois en savoir plus qu’eux, car c’est moi qui fait évoluer les personnages au fil des pages.  »

Pour Christine Baker,  » elle s’inscrit, avec un savoir-faire typiquement anglais, dans la tradition britannique d’auteurs comme Tolkien, C.S. Lewis ou Lewis Carroll, qui mêlent un grand sens du quotidien à des univers magiques « . Comme celle de ses glorieux aînés û auxquels elle adresse nombre de clins d’£il à travers la foule de références dont elle persille son récit û l’£uvre de Rowling serait un mille-feuille sémantique, une très habile superposition de niveaux de lecture. Les aventures initiatiques du jeune orphelin, en s’étalant sur sept tomes circonscrits chacun à une année scolaire, font grandir le personnage au même rythme que ses lecteurs et se complexifient û ainsi que l’écriture de Rowling û au fil du temps. Les parents morts idéalisés s’humanisent à mesure que Harry découvre leurs faiblesses ; les enchantements de l’enfance cèdent la place aux angoisses de l’adolescence.  » Les aventures de HP ne parlent pas plus de sorciers que les Fables de La Fontaine ne parlent d’animaux « , observe Isabelle Smadja, qui voit notamment dans la lutte qui oppose l’orphelin à l’ignoble Voldemort une métaphore de la Seconde Guerre mondiale, avec ses nazis et ses résistants, une charge contre la peine de mort à travers la condamnation capitale de Buck l’Hippogriffe ou de Sirius Black, voire une critique de la société de consommation made in USA dans le personnage odieux du boulimique Dudley Dursley. Pour Andrew Blake, directeur du département Culture du Kings Alfred College à Londres,  » Joanne Rowling a pu développer sur la trame de l’orphelin toute une problématique autour de l’enfant, de l’adulte, des frontières qui les séparent, et effleurer aussi avec subtilité la crise de la virilité, de l’évolution des relations entre parents et enfants, etc. Ce sont là des interrogations universelles « , écrit-il dans L’Irrésistible Ascension d’Harry Potter (Le Félin). Pour lui, Potter n’est rien de moins qu’une figure  » rétrolutionnaire « , qui dissimule sous l’apparence immémoriale d’un collégien anglais des préoccupations bien actuelles.

La force de Rowling serait ainsi d’englober une multitude de messages, dont le moindre ne serait pas la puissante potion d’humanisme et de sagesse qu’elle administre à ses lecteurs. L’air de rien :  » Elle déjoue la censure du moi en feignant de parler non de nous-mêmes, mais de lointains sorciers, pour faire passer implicitement un message moral ou moralisateur sans qu’il ait la lourdeur d’une leçon de morale « , diagnostique Isabelle Smadja. Comme l’écrivait Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées,  » l’enfant a besoin qu’on lui parle des événements de tous les jours, mais en les situant au royaume de l’imaginaire, pour ne les ramener qu’à la fin au quotidien. C’est ce qu’il y a de plus difficile à écrire, il y faut un grand artiste.  »

Pourtant û et c’est presque la moindre des choses û Harry Potter n’échappe pas aux procès en sorcellerie. Richard Albanes, un critique littéraire anglais et néanmoins chrétien, s’élève contre ce personnage  » qui ment, qui triche, qui transgresse les règlements de l’école à sa guise « , dans son livre Harry Potter et la Bible : la menace derrière la magie. Des islamistes iraniens et afghans ont recommandé qu’on brûle l’objet du délit. En Australie, 60 écoles adventistes proscrivent cette lecture sulfureuse, et le directeur d’un collège catholique l’a formellement interdite à ses élèves, au prétexte qu’elle ferait  » la promotion de la sorcellerie « . En Pologne, sous la pression de l’Eglise, le gouvernement a mis les parents en garde contre HP au cours d’une campagne contre l’illettrisme.

Une apologie de la compétition ?

Chez nous, l’Eglise est plus coulante. Seuls de rares intégristes s’inquiètent des relents  » sataniques  » d’un livre qui ne fait pourtant jamais référence au diable û à Dieu non plus, d’ailleurs. En France, il y a bien Pierre Bruno, un maître de conférences à l’université de Dijon et chercheur à l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information, pour chercher des poux dans la tête de Rowling en l’accusant de faire preuve de sexisme :  » La répartition des sexes est très stéréotypée, et on voit qu’Hermione doit beaucoup travailler pour parvenir au niveau de Harry, qui jouit de qualités innées.  » Il blâme aussi ce qu’il interprète comme l’apologie de la compétition et d’un certain déterminisme social :  » Les élèves des différentes maisons, Poufsouffle, Serdaigle, Gryffondor et Serpentard, sont catégorisés comme les classes sociales de l’Ancien Régime, s’indigne l’universitaire. Surtout, l’auteur distingue très nettement la plèbe moldue et méprisable, de l’élite sorcière, qui bénéficie d’un don de naissance.  » Soit. Roland Ernould, enseignant à la retraite et auteur de Quatre Approches de la magie. Du rond des sorciers à Harry Potter (L’Harmattan) alerte des dangers d’une lecture non encadrée :  » Les enfants ne savent plus distinguer la réalité du conte de fées. Il faut leur donner les clefs pour les aider à décoder le sens de ce qu’ils lisent.  »

Chicanes. Dans l’ensemble, on ne critique guère l’£uvre : on est agacé par le succès.  » Je comprends que les enfants aiment ce petit sorcier qui grandit avec eux, admet Henriette Zoughebi, fondatrice du Salon du livre de jeunesse à Montreuil et conseillère en littérature au ministère français de l’Education nationale. Mais il ne faut pas qu’il empêche les autres livres d’exister. Avec 9 152 nouveaux titres pour la jeunesse en 2002, on ne peut certainement pas résumer ce secteur au seul Harry Potter.  » L’écrivain Marie-Aude Murail craint que  » la violence du marketing n’entraîne une littérature de jeunesse, jusqu’alors épargnée par le fric, le formatage et la marchandisation, vers le mercantilisme « .

Les acteurs de la littérature jeunesse s’accordent à reconnaître que HP a changé la donne.  » On pensait que les enfants ne lisaient pas de très gros livres, qu’il ne fallait pas aborder trop frontalement des thèmes comme la mort, explique Hedwige Pasquet, directrice générale de Gallimard Jeunesse. HP nous a prouvé le contraire.  » Depuis cinq ans, sous le choc Potter, tous les grands éditeurs ont créé leur département jeunesse. Et le regard porté sur ces écrivains a changé :  » Avant, c’était presque honteux et pathétique d’écrire pour les enfants, s’amuse Susie Morgenstern. J’avais beau vendre des millions de livres, je n’étais personne. Désormais, c’est un créneau de pointe. Nous ne sommes plus seulement des fantassins de la littérature !  » Toute une génération de nouveaux auteurs se réclament même de J. K. Rowling, comme Erik L’Homme, 35 ans, auteur d’une trilogie, Le Livre des étoiles (Gallimard Jeunesse) :  » J’ai une dette envers Harry Potter, affirme-t-il. Cette lecture a déclenché mon envie d’écrire ma propre histoire de magie et d’apprenti sorcier.  » Et le plus fort, c’est que ça marche. L’effet magique de Harry Potter ? l

Marion Festraëts

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