» Dieudonné surfe sur une vague antisystème « 

Professeur en sciences politiques à l’Université de Liège, Jérôme Jamin estime que l’humoriste profite d’une jeunesse façonnée par Internet, dont le cynisme est généralisé, sur fond d’humour.

Il n’est pas une semaine sans que l’on ne parle de Dieudonné, cet humoriste français accusé d’antisémitisme, depuis la volonté du ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, d’interdire ses spectacles jusqu’à devenir persona non grata au Royaume Uni. Ses partisans multiplient les quenelles, ce symbole nazi refoulé, en guise de soutien. Pour Jérôme Jamin, professeur en sciences politiques à Liège, c’est l’expression d’un phénomène beaucoup plus large.

Le Vif/L’Express : Dieudonné est le symbole d’une expression antisystème. Comment a-t-il pris une telle importance ?

Jérôme Jamain : Pour comprendre l’effet Dieudonné, il faut remonter à la fin des années 1990 avec le développement d’Internet. En France notamment, un mouvement d’opposition se développe rapidement contre les grands médias officiels, présentés comme à la solde du pouvoir politique et des grands groupes financiers. L’idée qu’une petite  » caste  » composée d’intellectuels médiatiques et de journalistes révérencieux monopolise la pensée au profit des nantis s’installe dans les esprits. Avec Internet, le blog qui dénonce le système apparaît comme la première étape de l’émancipation contre la manipulation.

En 2003, après avoir imité un colon israélien effectuant un salut nazi lors d’une émission de Marc-Olivier Fogiel, Dieudonné est progressivement banni des grands médias tout en réapparaissant dans toutes sortes de milieux alternatifs qui utilisent la puissance du Net pour faire passer leur message. En quinze ou vingt ans, le divorce s’est accru. Certains le soutiennent simplement parce qu’il représente le paria du système, d’autres affirment que les Juifs dominent les médias et la finance.

On ne peut pas analyser l’affaire Dieudonné sans comprendre que la génération actuelle des 15-30 ans a évolué avec ce type d’information, pas uniquement, mais notamment. Mais à l’inverse, ramener tout cela à l’antisémitisme est tout aussi absurde, c’est l’opposition entre système et antisystème, entre mensonge officiel et parole alternative qui anime ce qui précède. Dieudonné s’intègre dans cette logique qui le dépasse.

C’est devenu leur univers identitaire ?

Oui ! Enfin, c’est un point de ralliement de gens très différents qui peuvent être issus de toutes les tendances politiques, ou simplement apolitiques. Penser que l’on ne peut pas croire tout ce que l’on raconte dans les médias officiels, c’est faire preuve d’un esprit critique salutaire. Le problème, c’est l’étape suivante.

Récemment, j’ai demandé à des étudiants de démystifier le phénomène Dieudonné. Certains l’ont bien fait tout en insistant sur la condition de paria de ce dernier, ce qui affiche l’idée d’une injustice. Mais d’autres se sont arrêtés à un niveau basique en m’expliquant que Dieudonné n’était pas antisémite, qu’il était simplement attaqué par les forces sionistes parisiennes, et diabolisé par les grands médias parce que précisément il dit ce que l’on ne peut pas, ce que l’on ne peut plus dire dans les médias officiels. Le drame ici, c’est que l’intention première est bonne :  » Ne pas croire tout ce que l’on nous raconte dans les grands médias officiels.  » Mais à quoi bon si, ensuite, on prend pour vérité l’analyse proposée sur l’un ou l’autre blog consacré aux  » forces sionistes « …

En se moquant du génocide des Juifs, Dieudonné a lui aussi touché au tabou absolu, à l’horreur suprême…

Dans la logique antisystème qui marche, sur fond d’ironie et de cynisme, il est contraint de frapper toujours plus fort. Au début, il ne cherchait pas à s’en prendre à un tabou plutôt qu’à un autre, il a d’ailleurs produit des sketchs extrêmement forts où il imite un raciste, mais les logiques autour de lui l’y ont amené. On le traite d’antisémite, des gens qui ont été qualifiés d’antisémites le soutiennent, d’autres s’acharnent en justice contre lui. Dos au mur, obligé de s’excuser, il décide de dénoncer le  » système  » qui, d’après lui, défend certains intérêts et pas d’autres.

Dieudonné s’appuie aussi sur un phénomène n’ayant rien à voir avec lui, mais qui existe depuis très longtemps :  » la concurrence mémorielle « . C’est-à-dire un sentiment d’injustice et un climat de concurrence entre des groupes autour de leurs souffrances respectives. Ainsi, pour certains, on peut faire une caricature du Prophète, on peut se moquer des catholiques, on peut rire de tout, mais la Shoah, c’est un tabou. Dans nos sociétés multiculturelles, des populations issues de pays ayant connu de grandes souffrances éprouvent un sentiment d’injustice face à ce qu’ils perçoivent comme une omniprésence de la Shoah dans les médias.

Par ailleurs, certains estiment que tout se vaut et qu’un enfant massacré aujourd’hui en Syrie ne pèse ni plus ni moins qu’un enfant envoyé à la chambre à gaz en 1943. Le télescopage médiatique mélange images horribles contemporaines et images en noir et blanc de la Seconde Guerre mondiale, et certains considèrent qu’il est temps de parler d’autres choses.

Interdire les spectacles de Dieudonné, est-ce la bonne réponse ?

Obtenir des condamnations pour ses propos outranciers, cela me semble le minimum dès lors qu’il y a des lois qui interdisent de tels discours ! Par contre, l’interdiction de ses spectacles ne va rien changer. Au contraire : il va les recommencer avec des expressions codées que seul son public va comprendre. S’il décide de remplacer la quenelle par le V de la victoire, comment pourra-t-on sanctionner ce geste à l’avenir. A ce petit jeu Dieudonné et ses fans seront toujours gagnants.

Que faire, alors ?

Le problème fondamental, c’est le discrédit de certains grands médias auprès de publics plus jeunes, le noyage politique et culturel sur Internet et au final un univers où tout se vaut ! Il y a un travail énorme à faire au niveau de l’enseignement pour évoquer ces enjeux.

C’est préoccupant : une nourriture idéologique dangereuse passe auprès de la jeunesse. Certains risquent de l’exploiter.

Cela ne crée pas obligatoirement un climat de haine généralisée. Elle révèle surtout l’émergence d’une génération noyée dans le flux médiatique, l’immédiateté, l’absence de cadre et au final le cynisme généralisé sur fond d’humour, de sentiment d’injustice et d’individualisme exacerbé. Un grand philosophe français d’origine grecque parlait à ce sujet d’individu privatisé…

Entretien : Olivier Mouton

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