Et si le NON gagnait ?

Que se passerait-il si les Français, les Britanniques, voire deux ou trois  » petits  » Etats membres rejetaient la Constitution européenne ? Existe-t-il une solution de rechange ? Le Vif/L’Express envisage tous les scénarios à quelques jours du référendum français, alors que le non a le vent en poupe dans plusieurs pays

(1) Propos recueillis par l’hebdomadaire Les Inrockuptibles, 11 mai 2005.

Le  » jour d’après « , le train bleu aux vingt-cinq wagons va-t-il s’immobiliser en rase campagne ? En clair, un rejet de la Constitution européenne par les citoyens français provoquerait-il une crise majeure au sein de l’Union ? Toute l’Europe a les yeux rivés sur le référendum du 29 mai, le scénario de l’échec étant plus que jamais dans les esprits depuis que des sondages donnent à nouveau le non gagnant. Même si le processus de ratification se poursuit, un refus émanant de la France,  » grand  » pays fondateur qui a toujours participé à toutes les politiques communautaires (contrairement au Royaume-Uni, par exemple) hypothéquerait la mise en £uvre de la Constitution, prévue le 1er novembre 2006 au plus tôt. Si tel était le cas, l’Europe continuerait, certes, à fonctionner avec les traités existants. Et, particulièrement, avec le traité de Nice, très mal adapté à une Union élargie à 25 membres, bientôt rejoints par la Bulgarie et la Roumanie. En attendant d’autres pays des Balkans et, éventuellement, la Turquie…

 » Un non français déclencherait, certes, une crise politique de grande ampleur, reconnaît le Pr Paul Magnette, directeur de l’Institut d’études européennes de l’ULB. Mais ne dramatisons pas : le traité de Nice fait fonctionner l’Union depuis un an sans dommages et cela pourrait continuer ainsi une quinzaine d’années. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que la construction européenne tomberait en panne. Elle a même tourné au ralenti pendant vingt ans, entre le  »compromis de Luxembourg » de 1966, quand de Gaulle a refusé que soit mis en pratique le vote majoritaire au sein du conseil, et la relance de l’Acte unique, au milieu des années 1980.  »

Pour autant, le risque d’un effet domino en Europe après un non français n’est pas négligeable. Les Néerlandais, qui votent le 1er juin, trois jours après les Français, savent qu’ils ne seraient pas considérés comme les moutons noirs s’ils suivaient l’exemple hexagonal. Or l’Union ne fait plus recette aux Pays-Bas : on l’accuse d’avoir renchéri le coût de la vie avec l’euro, de manquer de transparence ou de favoriser les  » grands pays « , alors que se propage la crainte, chez nos voisins du nord, d’être noyés dans un trop vaste ensemble. La contagion du non pourrait d’ailleurs atteindre aussi la Suède, le Danemark, la Pologne, la République tchèque… Autant de pays où la Constitution cristallise peurs, frustrations et suspicions à l’égard de la construction européenne.

Au total, 16 Etats membres sur 25 doivent encore ratifier le traité, dont le Royaume-Uni. Après avoir déjà changé deux fois d’avis, Tony Blair affirme que le référendum britannique, promis pour 2006, aura lieu  » dans tous les cas « . Le Premier ministre tenait apparemment à contredire ceux qui estimaient qu’une victoire du non en France pourrait lui offrir  » le  » prétexte pour renvoyer sine die une consultation au résultat hasardeux.  » Ce n’est donc pas le 29 mai au soir, mais bien au terme du processus de ratification que l’on saura ce que va devenir l’Union, estime un diplomate belge. Si le non s’impose dans plusieurs pays, on entrera dans une période de hautes turbulences quand il s’agira de discuter à 25 du budget européen ou des aides agricoles.  »

Un non hétérogène

Une certitude : le non n’a pas la même signification partout. En France, il se manifeste principalement à gauche, où l’on prône le rejet de l' » Europe libérale « . Au Royaume-Uni, il est plutôt conservateur. En Italie, les populistes de la Ligue du Nord et les communistes de Rifondazione se sont prononcés contre le texte. En Pologne, le non est défendu par les ultralibéraux. En République tchèque, les communistes et le président Vaclav Klaus, grand admirateur de Margareth Thatcher, rejettent la Constitution.

 » Voilà pourquoi il est vain de chercher des solutions maintenant, car le défi à relever sera différent en fonction du pays qui aura voté non, remarque Jean-Luc Dehaene, ancien vice-président de la Convention sur l’avenir de l’Europe, l’assemblée où a été élaborée la Constitution. Une victoire du non en France ou aux Pays-Bas serait d’ailleurs plus problématique pour ces pays que pour l’Europe. Ils perdraient toute l’aura qui est la leur en tant que pays fondateurs.  » Jacques Chirac ne l’ignore pas. Il a même fait du risque d’affaiblissement de son pays un argument de campagne :  » Si la France vote non, nous serons le mouton noir qui a tout bloqué et on ne comptera plus au sein de l’Europe « , a averti le président français, le 14 avril, lors d’un face-à-face télévisé avec 80 jeunes.

En cas de rejet français, Paris serait-il mieux placé pour renégocier le traité ? C’est le pari de certains partisans du non en France. Il paraît pour le moins hasardeux. Le texte résulte d’un double compromis entre Etats et entre forces politiques.  » De plus, la Constitution a déjà été approuvée par les 25 gouvernements nationaux et par le Parlement européen, rappelle Amadeu Altafaj, porteparole du commissaire européen Louis Michel. Ce texte a donc un poids démocratique évident. Ce n’est pas l’invention d’un mystérieux pouvoir caché au c£ur du Berlaymont.  » Il serait, en outre, difficile de faire la part des raisons du non (antilibéral ? souverainiste ? fédéraliste ? ultralibéral ?). La gauche française hostile au traité est, par ailleurs, minoritaire au sein de la gauche européenne : chez les socialistes, seuls les Maltais se sont déclarés opposés au texte. Enfin, certains partenaires de la France ne seraient pas malheureux, avec l’échec de la Constitution, de voir torpillées les quelques avancées politiques du traité.

Plan A, plan B

Reste la question lancinante : existe-t-il un plan B, une solution de rechange si la France et d’autres pays membres rejettent la Constitution. Officiellement, dans les cénacles européens, il n’y a pas de plan B, puisqu’on se refuse à envisager la victoire du non.  » Il n’y a qu’un plan A, l’adoption de la Constitution « , affirme le président de la Commission, José Manuel Durão Barroso. Pervenche Bérès, eurodéputée socialiste, conteste ce point de vue :  » Evidemment, il y a un plan B ! Il n’y a que les ayatollahs du oui pour prétendre le contraire. C’est du terrorisme intellectuel de faire croire qu’un non à la Constitution ferait s’effondrer toute la construction européenne.  » En Belgique, les écologistes  » dissidents  » opposés à l’adoption d’une Constitution qui fait, selon eux, la part trop belle à la liberté de marché et à la compétitivité, s’en prennent eux aussi aux leaders politiques qui agitent la menace du chaos.  » Le discours alarmiste a pour fonction principale de camoufler le contenu réel et gênant des textes soumis à ratification « , assure ainsi l’ancien eurodéputé Paul Lannoye. Le porte-parole de Louis Michel nuance :  » Certes, il n’y a pas de plan B pour la Constitution, comme il n’y a pas eu de plan B pour l’euro ou pour d’autres avancées de la construction européenne. Mais, bien sûr, si une crise éclatait, on se mettrait tous autour de la table dès le lendemain, afin de trouver une solution.  »

Le traité lui-même envisage l’éventualité d’un rejet. Un protocole annexé à la Constitution (la  » déclaration n° 30 « ) prévoit en effet que  » le Conseil européen se saisit de la question  » si, le 1er novembre 2006,  » les quatre cinquièmes des Etats membres  » ont accepté le texte et qu’un ou plusieurs pays  » ont rencontré des difficultés  » pour procéder à cette ratification. Cette  » réunion de crise  » du Conseil européen, où siègent les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union, serait préparée par la Commission européenne. Plusieurs hypothèses peuvent dès lors être évoquées…

Scénario n° 1 : On arrête tout !

La victoire du non met fin à l’idée même de Constitution européenne. Le Conseil européen décide de ne pas s’engager dans de nouvelles négociations, et le texte refusé par les électeurs est jeté au panier. C’est alors le traité de Nice, ratifié il y a cinq ans, qui continuerait de s’appliquer pour plusieurs années. Les défenseurs du non ne croient pas à un tel scénario. Ils estiment que la négociation d’un nouveau texte est inéluctable au cas où la Constitution serait rejetée.  » De toute façon, le traité de Nice û prévu pour durer jusqu’en 2009 û est inapplicable dans une Europe élargie au-delà des vingt-cinq membres actuels. Il faudra bien renégocier !  » assure Gilbert Wasserman, rédacteur en chef de la revue Mouvements (1). Reste une autre question à résoudre : faut-il stopper tout le processus de ratification au cas où la France dirait non le 29 mai ? Ce serait le plus logique, car la Constitution ne pourra de toute façon entrer en vigueur si elle n’est pas approuvée par l’ensemble des 25 Etats membres. Mais cela donnerait la fâcheuse impression que c’est la France, et elle seule, qui a scellé du sort de la Constitution européenne.

Scénario n° 2 : On revote !

Une  » deuxième chance  » est offerte aux pays qui ont dit non. A l’issue du processus de ratification, les peuples récalcitrants sont appelés aux urnes une nouvelle fois, dans l’espoir qu’ils aient entre-temps changé d’avis. Une solution de ce type a été mise en £uvre lorsque les Danois ont rejeté le traité de Maastricht, en 1992, et lorsque les Irlandais ont dit non au traité de Nice, en 2001. Soumis à un nouveau référendum, les uns comme les autres avaient fini par dire oui. Mais, dans le cas de la France, une telle hypothèse semble très peu probable.  » Avec des petits pays, on pourrait peut-être l’envisager, mais le poids symbolique d’un non français serait trop fort. Faire revoter les Français, c’est impensable « , affirme Philippe Busquin, député européen socialiste. Il s’agirait en outre d’un pari risqué, car rien n’indique qu’en cas de nouvelle consultation, les opposants à la Constitution finissent par se rallier au oui. Afin de les convaincre plus facilement, une disposition spéciale pourrait éventuellement être ajoutée : l’obligation de quitter l’Union européenne pour les pays qui ont réitéré leur non à la Constitution. On poserait alors une question différente, formulée à peu près ainsi :  » Approuvez-vous le traité constitutionnel, ou la France doit-elle quitter l’Europe ? » Le hic, c’est que certains pays fondateurs û comme la France ou les Pays-Bas û risquent alors de se trouver en dehors de l’Union. Un scénario que personne n’ose envisager…

Scénario n° 3 : On renégocie !

Le rejet de la Constitution pousse les chefs d’Etat et de gouvernement à ouvrir une nouvelle phase de négociations. Le but est de rédiger une  » Constitution bis  » qui tienne compte des arguments exprimés par les défenseurs du non. Ces derniers, surtout à gauche û en France, en tout cas û, rêvent d’un texte qui serait moins explicitement libéral et qui mettrait davantage l’accent sur le social et l’environnemental. Pareil scénario a cependant peu de chances de se réaliser. Car si, en France, le non est surtout porté par la gauche, ce n’est pas le cas dans la plupart des autres pays. Or, une Constitution européenne est forcément le fruit d’un compromis. A supposer que de nouvelles négociations soient entamées, il n’est pas dit qu’elles aboutissent à un compromis plus avantageux pour la gauche. Les 25 gouvernements de l’Union, qui vont du centre-gauche à la droite conservatrice, sont tous munis d’un droit de veto absolu. L’actuelle Commission Barroso est plus libérale que la précédente, dirigée par Romano Prodi. Enfin, le Parti populaire européen (PPE, droite) jouit d’un poids considérable au sein du Parlement de Strasbourg. Difficile, dans ces conditions, d’obtenir un texte moins libéral que celui qui a été approuvé au sommet de Rome, le 29 octobre dernier.

Scénario n° 4 : On n’applique qu’une partie du texte !

Une solution de plus en plus envisagée est celle de la  » différenciation « . Dans cette hypothèse, la Constitution est tronçonnée en plusieurs blocs. La partie III du traité, qui pose le plus de problèmes, serait définitivement mise au frigo. Par contre, les chefs d’Etat et de gouvernement piocheraient dans les autres parties du texte les dispositions les plus consensuelles, et décideraient de les appliquer hors du cadre constitutionnel. La création d’un ministre des Affaires étrangères européen, par exemple, pourrait ainsi voir le jour sans que la rédaction d’un nouveau traité soit nécessaire. Ce  » sauvetage  » d’une partie de la Constitution constitue l’hypothèse la plus probable, en cas d’échec de la ratification. Mais elle n’est possible que si un ou deux pays disent non. Au cas où le rejet serait plus massif, la Constitution û même amputée de ses morceaux les plus controversés û aura bien du mal à survivre.  » L’Union européenne a d’ailleurs anticipé en intégrant certaines dispositions prévues par la Constitution, indique le Pr Magnette, de l’ULB : la Cour de justice se réfère déjà à la Charte des droits fondamentaux, le service diplomatique est en voie d’élaboration et l’eurogroupe a désigné son président permanent.  »

Scénario n° 5 : On construit une Europe à deux vitesses !

La montée du non dans certains pays fondateurs de l’Union, comme la France et les Pays-Bas, témoigne d’un certain enlisement de la construction européenne. Pour y remédier, certains Etats décident d’aller de l’avant sans attendre le reste du peloton. Franco Frattini, vice-président de la Commission européenne, a donné du crédit à une telle hypothèse.  » Si la France vote non, cela démontrera qu’il y a un déficit de légitimité populaire en Europe, a-t-il déclaré au Figaro, le 27 avril. Il faudra alors rouvrir le débat européen. Une fois ouvert, ce débat pourrait amener certains pays à créer des coopérations renforcées, hors traité, sur la défense ou la sécurité par exemple.  » Ce serait la consécration d’une Europe à plusieurs vitesses. Mais quel pays prendra l’initiative de ces coopérations renforcées ? Certains rêvent de l’émergence d’une véritable Europe sociale, autour d’un noyau dur franco-allemand. Reste que, si la France dit non à la Constitution, on la voit mal prendre les devants et plaider pour une Europe plus forte. En outre, le couple franco-allemand n’est pas au mieux de sa forme : sur une série de dossiers, le président Jacques Chirac et le chancelier Gerhard Schröder ne semblent plus sur la même longueur d’onde. Vous avez dit  » casse-tête  » ?

François Brabant et Olivier Rogeau, avec Jean-Michel Demetz et François Geoffroy

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