Ces Rembrandt qu’on abandonne

En toute discrétion, le ministère français de la Culture a autorisé le collectionneur Eric de Rothschild à vendre hors de l’Hexagone deux chefs-d’oeuvre majeurs du maître hollandais. Pourquoi n’avoir pas pris le temps de trouver une solution pour qu’ils restent en France ? Est-ce le début d’une  » grande évasion  » ? Ombres d’une affaire.

Mais où sont donc passés les deux Rembrandt que la famille Rothschild possède à Paris depuis le XIXe siècle ? Ces deux portraits de Marten Soolmans et de son épouse, Oopjen Coppit, chefs-d’oeuvre absolus du patrimoine national, se trouvent-ils toujours en France ? Sont-ils déjà en vente ? Et pourquoi diable Fleur Pellerin, la ministre française de la Culture, a-t-elle accordé à Eric de Rothschild – avec l’aval du patron du Louvre – l’autorisation de les exporter, cela sans même se donner du temps, comme c’est l’usage, pour tenter de retenir ces merveilles ? En l’absence de réponse d’Eric de Rothschild et du Louvre, et face aux explications aussi vagues qu’embarrassées du cabinet de la ministre, ces questions restent en suspens. Circulez, il n’y a rien à voir, du moins en France, puisqu’il y a fort à parier que ces chefs-d’oeuvre feront demain l’orgueil d’un musée… étranger.

On n’aurait sans doute jamais rien su de cette affaire, dont aucun grand média français ne s’est fait l’écho (hormis un entrefilet dans Le Monde et sur Lefigaro.fr), si Didier Rykner, fondateur de La Tribune de l’art – site de référence en la matière -, n’avait lancé l’alerte. Et si Jean-Pierre Cuzin, ancien directeur du département des peintures du Louvre, ne menait lui aussi le combat pour dénoncer ce que tous deux – ainsi que de nombreux autres amateurs d’art – considèrent comme une  » affaire très inquiétante « . Pourquoi une affaire ? Parce que, selon Cuzin,  » ces deux tableaux comptent parmi les sept plus importantes peintures anciennes détenues de longue date en France par des propriétaires privés. La place de ces toiles illustres, admirées et évoquées par Marcel Proust, ne peut être qu’au Louvre. Leur départ constituerait un désastre pour notre patrimoine ! « .

Et pourquoi cette affaire est-elle si  » inquiétante  » ? Parce qu’elle risque de créer un précédent, comme l’explique Jean-Pierre Changeux, célèbre neurobiologiste, grand collectionneur d’art et donateur des musées français. Navré, en tant qu’ancien président de la commission des dations, que ces Rembrandt puissent quitter la France sans la moindre protestation, il s’insurge :  » Si on laisse faire cela, alors d’autres tableaux de cette importance patrimoniale partiront. Il faut absolument réagir et faire preuve de civisme !  » Surtout quand la majorité des oeuvres du patrimoine français détenues par des particuliers, et vendues chez Sotheby’s ou Christie’s, sont aujourd’hui achetées par des étrangers. Avec l’agrément du ministère de la Culture. Or, qui pourrait tolérer que, désormais, l’Etat français accepte en croisant les bras – mais sans l’avouer clairement – de laisser filer les plus précieux des trésors nationaux ? Cette nouvelle stratégie – ou plutôt cette nouvelle absence de stratégie – serait d’autant plus surprenante que les Britanniques, mais aussi les Espagnols, les Italiens ou les Néerlandais, déploient beaucoup d’efforts et d’ingéniosité pour garder leur patrimoine. Notamment en mobilisant les entreprises, amateurs d’art ou mécènes privés. Et, bien sûr, l’Etat. Le Royaume-Uni vient ainsi d’acheter deux grands tableaux de Titien pour 95 millions de livres.

Une hypocrisie législative et une affaire d’argent

Alors, l’affaire Rembrandt fera-t-elle jurisprudence en France ? Espérons que non, car ce cas d’école illustre tout ce qu’il ne faut pas faire. Tout débute à la mort de la baronne Alain de Rothschild, la mère d’Eric, en 2013. Celle-ci laisse, parmi d’autres oeuvres, ces deux fameux tableaux qui, depuis le XIXe siècle, ornent les murs de l’hôtel de Marigny, à Paris, qu’a fait construire Gustave de Rothschild, l’acheteur des fameux Rembrandt. Depuis, l’Etat a acquis ce lieu pour en faire une dépendance de l’Elysée, en 1972. Lorsque, à la suite de cette vente, la famille déménage dans une maison attenante au parc de Marigny, les deux Rembrandt suivent. Autant dire qu’Eric de Rothschild a vécu son enfance avec ces portraits sous les yeux. A la suite de son héritage, le baron décide donc de se séparer de ces peintures et en fixe le prix à 160 millions d’euros (les spécialistes les estiment plutôt à 100 millions). Il demande alors un certificat de libre exportation l’autorisant à vendre ces toiles à l’étranger.

Avant une loi votée en 2002, l’Etat pouvait interdire une fois pour toutes la sortie du territoire d’un trésor national. Ce qui est encore le cas, d’ailleurs, dans plusieurs grands pays, comme l’Italie ou l’Espagne. Mais le plus souvent, il négociait, au moment d’une succession, et pouvait laisser sortir plusieurs oeuvres pour ne retenir que celles, majeures, qu’il souhaitait absolument conserver en France. Ce fut le cas, en 1989, lorsque le ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, obtint du propriétaire des Noces de Pierrette, de Picasso – en échange d’une autorisation de sortie de ce tableau -, que soit offerte à la France, par ce même propriétaire, une autre oeuvre exceptionnelle de Picasso : La Célestine. Bref, il y avait toujours moyen de s’arranger. Surtout grâce à la loi Malraux sur les dations, toujours en vigueur, qui a permis de faire entrer au Louvre le mythique Astronome, de Vermeer… issu des collections Rothschild.

Mais la loi de 2002, destinée à mieux protéger les propriétaires, a chamboulé ce fragile édifice. Désormais, le ministre de la Culture, après avis du directeur des Peintures du Louvre, est seul habilité à proclamer si une oeuvre qu’un propriétaire privé désire vendre doit être considérée ou non comme un  » trésor national « . Si c’est le cas, celle-ci peut être retenue durant trente mois, le temps d’essayer de trouver un accord financier pour que le tableau reste en France. Passé ce délai, si aucune solution n’a été trouvée, l’oeuvre peut être vendue à l’étranger.

Or, dans le cas de ces deux Rembrandt, l’Etat ne s’est même pas offert cette possibilité. Cela alors qu’il semble inimaginable que l’actuel directeur des Peintures du Louvre – Sébastien Allard – ait pu donner son assentiment. Le ministère conteste-t-il que ces portraits sont des trésors nationaux ? Officiellement oui, car c’est la seule solution pour laisser partir les tableaux. Officieusement non. Pour Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé dans la propriété intellectuelle et les oeuvres d’art,  » cette décision est attaquable puisque des oeuvres de bien moindre importance ont été classées trésor national. Qui oserait expliquer devant un tribunal que ces tableaux ne sont pas, pour reprendre la définition du Code du patrimoine, des biens culturels présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’Histoire, de l’art ou de l’archéologie ? « .

On l’a compris, cette hypocrisie législative est d’abord affaire de gros sous. Mais aussi de politique. Difficile, en effet, d’assumer de dépenser de l’argent public pour des oeuvres d’art en temps de crise. Surtout en période électorale.  » Fleur Pellerin a parlé avec Eric de Rothschild. Et c’est avec une très grande tristesse qu’elle s’est résignée à délivrer les certificats pour ces tableaux exceptionnels, explique son cabinet. Mais ralentir leur sortie ne nous donnerait pas pour autant les moyens de les acheter, sauf à nous interdire d’autres acquisitions durant des années. Or nous entendons mener une politique ambitieuse sur le patrimoine.  » Si effectivement les caisses sont vides,  » la France va-t-elle, s’insurge Didier Rykner, devenir le seul pays à laisser filer son patrimoine sans sourciller ? Il n’y aurait rien de honteux à ne pas réussir à acheter ces toiles si tout avait été tenté pour le faire, mais cette reddition en rase campagne, sans même livrer combat, est indigne d’un grand pays comme le nôtre « . Surtout quand de multiples solutions existent pour conserver des oeuvres majeures.

Jack Lang, joint par Le Vif/L’Express, est en effet  » très surpris  » de la décision de la Rue de Valois.  » Le clavier des possibilités juridiques, fiscales et financières est large, insiste l’ancien ministre de la Culture, et l’on doit recourir à tout cet arsenal.  » Selon lui,  » il faut toujours négocier pour sauver notre patrimoine, sans, bien sûr, décourager le marché de l’art. C’est ainsi que l’Etat a pu obtenir La Célestine pour zéro centime « . Et Jack Lang d’enfoncer le clou :  » Dans les cas extrêmes, lorsque aucun accord n’a été trouvé, il faut accepter, pour une oeuvre exceptionnelle, de recourir à des solutions exceptionnelles et envisager éventuellement le classement au titre des monuments historiques.  »

Jean-Jacques Aillagon, également ancien ministre de la Culture, pondère :  » Tout propriétaire d’une oeuvre d’art importante n’est pas contraint de l’offrir aux collections publiques. D’autant que la famille Rothschild a souvent été très généreuse. Mais, comme ces deux tableaux ont un intérêt majeur, la ministre de la Culture devrait s’exprimer directement afin de dissiper tout soupçon de négligence à l’égard du patrimoine national. Reste cette question : en temps de crise, ne vaut-il pas mieux consacrer les moyens publics à la conservation du patrimoine de l’Etat qu’à de nouvelles acquisitions ?  »

 » Trouver des clients ne sera pas un problème  »

Mettre clairement le sujet sur la table, c’est justement ce que réclame Jean-Pierre Changeux :  » Plutôt que d’accorder cette autorisation sans bruit, il aurait fallu au contraire faire connaître la mise sur le marché des deux Rembrandt afin de mobiliser les mécènes, ou bien organiser une souscription publique. En France, la loi sur le mécénat permet de déduire de ses impôts jusqu’à 90 % du prix d’achat d’une oeuvre. Elle a été créée pour être utilisée. 10 millions, si l’on tient compte de cet avantage fiscal, ne sont pas simples à réunir, mais ce n’est pas impossible. Ce renoncement des pouvoirs publics est incompréhensible. Je ne peux pas croire que l’affaire soit perdue !  »

Le silence des Amis du Louvre n’est pas moins assourdissant. Cette association reconnue d’utilité publique compte à son bureau parmi les plus fameux collectionneurs d’art et mécènes de France, ainsi que de très influentes personnalités : le prince Amyn Aga Khan, Laurent Fabius, Patrick Devedjian, Henri de Castries, Michel Laclotte, Maryvonne Pinault… et un certain baron Eric de Rothschild. Les statuts de l’association sont clairs :  » D’esprit libéral et patriote, ses membres ont la conviction que l’appel à l’initiative privée peut remédier à l’insuffisance des moyens financiers de l’Etat face à la concurrence étrangère.  » Marc Fumaroli, président des Amis du Louvre, n’a étrangement pas souhaité répondre aux questions du Vif/L’Express. Un silence qui ne fait qu’encourager d’invérifiables rumeurs. Selon les uns, les deux tableaux, dont personne ne sait où ils se trouvent, seraient sur le point d’être vendus par Christie’s. Pour d’autres, au contraire, Eric de Rothschild aurait été le premier surpris de la délivrance du certificat d’exportation et, attaché à ce que ces tableaux restent en France, serait, avec l’aide de son beau-frère Pierre Rosenberg, académicien et ancien patron du Louvre, en train de chercher une solution négociée plus conforme à la tradition de mécénat de sa famille.

Une chose est sûre : si la presse et les responsables français ignorent souverainement cette affaire, d’autres, à l’étranger, la suivent de près. Dans un article publié le 17 mars dans El Pais, Gregor Weber, du Rijksmuseum d’Amsterdam, explique :  » Si ces tableaux arrivent sur le marché, ce sera intéressant, car Rembrandt a peint très peu de portraits en pied.  » Autant dire, conclut le chroniqueur d’El Pais, que  » trouver des clients pour ces tableaux ne sera pas un problème « . Aux Etats-Unis et aux Pays-Bas, les  » papiers  » commencent à sortir et les commentaires, à fleurir. Sur le site Artnet News, on prédit même  » une vente qui pourrait être sensationnelle « .

La France se réveillera-t-elle trop tard ? Lorsqu’en 1960 le chef des Peintures du Louvre accepta la sortie d’une oeuvre majeure de Georges de La Tour – La Diseuse de bonne aventure -, la polémique fut telle qu’André Malraux, alors ministre de la Culture, dut s’expliquer, face aux parlementaires outrés, sur les raisons de cet incroyable raté. Et le conservateur en chef n’avait pas été reconduit dans ses fonctions. Qui sont aujourd’hui les vrais responsables ? Un Louvre défaitiste ? Un ministère sans politique patrimoniale claire ? Une loi inadaptée ? Sans doute les trois.

Par Olivier Le Naire

 » Si on laisse faire cela, alors d’autres tableaux partiront. Il faut réagir !  »

Jean-Pierre Changeux, donateur des musées français

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