» Il faut reconstruire l’Etat libyen « 

Plus de 1 600 boat people décédés depuis le début de l’année… La grande majorité étaient partis de Libye. Ancien diplomate français à Tripoli, Patrick Haimzadeh (1) décrypte la situation de ce pays fracturé depuis la chute du régime Kadhafi, en 2011. Et met en garde contre la tentation d’une nouvelle intervention militaire.

L’Union européenne s’affirme comme une force au service du Bien, respectueuse de la dignité humaine et protectrice des plus vulnérables. Depuis le début de l’année, pourtant, plus de 1 600 boat people qui tentaient de gagner l’Europe se sont noyés en Méditerranée, contre 90 l’an dernier à la même période. Les images de malheureux, accrochés aux débris de leur embarcation, au large de la Sicile, ont secoué les consciences.

Lors d’un sommet extraordinaire, le 23 avril à Bruxelles, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE ont tenté d’élaborer une réponse, en triplant les moyens de l’opération de surveillance Triton. A défaut de pouvoir ramener la paix dans le monde arabe ou de développer à eux seuls l’économie en Afrique subsaharienne, les pays de l’UE sont condamnés, sans doute, à gérer la crise autant que faire se peut.

Cela nécessitera, d’abord, de reconnaître une évidence : l’écrasante majorité des victimes, ces dernières semaines, étaient parties de Libye, un pays déchiré par la guerre civile depuis 2011, quand une intervention militaire occidentale a précipité la chute du régime de Muammar Kadhafi – la France, sous Nicolas Sarkozy, a pris une part déterminante dans l’opération. Aujourd’hui, la dislocation de l’Etat a entraîné une partition de facto du territoire et l’émergence des djihadistes du groupe Etat islamique.

Le Vif/L’Express : Peut-on rester passif face à la crise libyenne ?

Patrick Haimzadeh : Politiques et journalistes s’intéressent à la Libye lors des crises. C’est normal, mais l’émotion l’emporte alors sur l’analyse. Les Italiens, par exemple, sont les plus touchés par le drame des migrants, alors Matteo Renzi, Premier ministre, brandit de temps à autre l’option militaire. Mais celle-ci mobiliserait au moins 250 000 hommes ! Les Libyens sont majoritairement hostiles à une intervention. Surtout, Américains et Européens n’ont pas l’intention de s’engager. On raisonne dans le temps court et dans l’émotion, car il faut répondre au choc provoqué par les images du drame.

Et l’option des bombardements ?

Comme on l’a vu en Irak, leur efficacité est faible. Quant à occuper les ports afin de lutter contre les passeurs, cela me semble irréaliste : les bateaux partent des plages. La seule solution est dans le temps long et la reconstruction d’un Etat : au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, les migrants sont peu nombreux à prendre la mer, car l’Etat surveille ses côtes…

Comment faire ?

La Libye est un Etat jeune, avec une identité nationale fragile, étroitement liée au régime autoritaire de Kadhafi, avec sa rhétorique anti-impérialiste et nationaliste, qui a contribué à forger l’unité dans un pays très jeune. Après l’écroulement de ce régime, au terme de huit mois de guerre civile et d’une intervention étrangère, il est apparu au grand jour que tous ne se battaient pas avec les mêmes objectifs. Les combattants se sont repliés en milices, autour de leur quartier, de leur village, de leur tribu : leurs identités primaires, en quelque sorte. A présent, les chefs de milice sont devenus des acteurs politiques et économiques : ils participent au trafic frontalier, au trafic d’armes et de migrants… Au clivage entre la périphérie et ce qui reste du pouvoir central s’ajoute celui entre révolutionnaires de la première heure, partisans de l’islam politique et très présents à Tripoli, et d’autres, plus opportunistes et souvent liés à l’ancien régime, regroupés àTobrouk. Ces derniers étaient les interlocuteurs de la France, du Royaume-Uni et des émirats, en 2011 : c’étaient ceux que l’on avait envie de voir ! Mais ils avaient très peu de légitimité en interne. Vu d’Europe, on a souvent tendance à estimer que les nationalistes, appuyés par l’Egypte, rétabliraient l’ordre, tandis que les islamistes, soutenus par le Qatar, entraîneraient l’obscurantisme. Mais c’est plus compliqué que ça. A y regarder de près, il n’y a pas de grande différence entre les deux projets de société. Le combat n’est pas idéologique. C’est une lutte de pouvoir, purement et simplement. Et il ne sera pas aisé de convaincre les acteurs locaux de déposer les armes et d’obéir à un éventuel gouvernement central : les logiques locales l’emportent souvent sur les enjeux nationaux, comme toujours dans les guerres civiles. Le risque est celui d’un scénario à la somalienne : au sein de l’Etat, des seigneurs de guerre locaux conservent leurs prérogatives.

Comment l’éviter ?

Difficile à dire. A priori, il est dans l’intérêt de tous les acteurs qu’un Etat gère la rente pétrolière. Mais la production est tombée à 250 000 barils par jour ; elle était de 1 million et demi de barils avant la guerre. C’est insuffisant pour payer, en particulier, les fonctionnaires du pays. Sous Kadhafi, malgré la corruption, deux institutions étaient à peu près bien gérées : la compagnie pétrolière nationale et la banque centrale. Dans cette dernière, il y a encore des ressources pour les deux ou trois ans à venir. Au-delà, que se passera-t-il ? Depuis trois ans, la logique de guerre prend le pas sur l’intérêt général. Les principaux acteurs des deux factions rivales préfèrent conserver le pouvoir sur une Libye divisée, plutôt que de perdre une partie de ce pouvoir dans une Libye réunifiée.

Une partition est-elle envisageable ?

C’est déjà le cas, de facto : la Libye est divisée en deux proto-Etats – la Cyrénaïque et la Tripolitaine. Chacun a sa structure politique et aucun n’est en mesure de vaincre militairement l’autre. Au bout d’un certain temps, les logiques locales dominent. Prenez Tripoli, par exemple : les ordures sont ramassées, les stations-service approvisionnées… Les habitants finissent par adhérer. A l’Est, c’est pareil. Plus le temps passe, plus il est difficile de voyager de part et d’autre. Aucune des factions n’a encore osé toucher à la compagnie pétrolière et à la banque centrale, mais on les sent tentées. A l’Est, où se trouvent 60 % des réserves pétrolières, le pouvoir tente de créer ses propres structures.

Le business des passeurs en Libye pèserait quelque 170 millions de dollars, selon l’ONU. Les djihadistes sont-ils impliqués dans le trafic humain ?

A mon avis, pas du tout. Les migrants partent plutôt des plages qui se trouvent à l’Ouest, entre la frontière tunisienne et Misrata. Dans le golfe de Syrte, où est implanté l’Etat islamique, a contrario, la côte est difficilement accessible et les courants, très dangereux. Sur ce sujet, il y a beaucoup de fantasmes, me semble-t-il. Le modus operandi des passeurs est toujours le même : ils s’échangent des migrants entre eux, les transportent en Zodiac jusqu’aux bateaux, qui sont souvent au large. Les mécanismes n’ont pas changé. La propagande des djihadistes est habile. Il s’agit de nous pousser à la faute. Ils veulent nous entraîner dans le piège des représailles, des bombardements, de l’opération militaire…

(1) Auteur d’Au coeur de la Libye de Kadhafi. JC Lattès, 2011.

Propos recueillis par Marc Epstein

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