» L’ambiguïté est fondamentale « 

D’une curiosité suprême, l’auteure américaine Siri Hustvedt ne cesse d’explorer l’humanité. Cet ensemble d’essais nous offre sa vision sur l’art, le regard, les émotions, l’imagination et le savoir. Rencontre avec une fée de l’esprit.

Le Vif/L’Express : Vous écrivez que  » les humains sont les seuls de la planète à se raconter des histoires « . Pourquoi est-ce vital pour nous ?

Siri Hustvedt : Des primates aussi évolués que les chimpanzés utilisent des outils, se reconnaissent dans le miroir et vivent une réalité sociale complexe, mais ils ne se racontent pas d’histoires. Cela témoigne donc d’un saut vers une autre dimension. La narration est une représentation de la réalité. Elle permet d’organiser et de représenter le passé, voire un avenir imaginaire. Quant à l’art, il englobe une forme de projection de soi. Ecrire contribue à distancier les faits. Les neurobiologistes affirment que les émotions consolident les souvenirs. J’ignore d’où me vient ce désir, mais mon enfance a indéniablement façonné l’écrivain que je suis. Me sentant une outsider, j’avais besoin de trouver ma place.

L’écriture de fictions et d’essais vous permet-elle de mieux vous connaître ?

Elle équivaut à une articulation de la pensée. Une pensée ancrée dans le corps et les émotions. On perçoit la science comme étant abstraite et cérébrale, or elle correspond à un processus. Il en va de même avec la créativité. Il ne s’agit pas de magie, mais d’une matière subliminale. Tantôt elle nous guide, tantôt on doit lutter contre elle, quitte à ne pas toujours comprendre ce qu’on fait. Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes. Ce serait prétentieux de dire qu’on se connaît, mais la psychanalyse estime qu’il y a des moments de révélation, qui permettent de mieux saisir les choses. Chaque livre correspond à la prochaine question.

 » Voir c’est aussi créer « , dites-vous. En quoi l’art modifie-t-il votre regard ?

L’expression visuelle est différente de l’expression verbale. Les mots sont linéaires, pas les images. Elles reflètent quelque chose de plus ancien, qui précède la parole et l’écriture. Il s’agit là, pour moi, d’une part importante de l’expérience humaine. Ne lit-on pas en se faisant un film ? Le monde d’aujourd’hui produit une variété d’images mais on tombe souvent dans les clichés et le déjà-vu. Le rôle de l’artiste consiste à faire autre chose et à briser ces schémas qui se répètent. Les bonnes oeuvres sont toujours surprenantes, c’est pour cela que des peintres comme Vermeer et Goya perdurent. Il y a beaucoup d’inconnu dans la création, mais c’est en créant qu’on trouve ce qu’on cherchait.

Cherchez-vous à traverser les frontières ?

Les frontières sont dures à définir, le plus essentiel est de les franchir. Or il n’existe pas un seul modèle théorique, contenant toute la réalité humaine. Aussi a-t-on besoin de modèles multiples pour avoir diverses réponses à un même problème. L’ambiguïté est fondamentale. On est en quête perpétuelle de références, mais elles sont si statiques qu’elles s’opposent à une réalité dynamique. Bon nombre de grands penseurs ne vont pas se référer à la biologie, la philosophie analytique, les neurosciences ou la psychanalyse. Si je m’ouvre à tous ces champs, c’est parce qu’il faut s’efforcer de lire à l’encontre de soi. Découvrir d’autres traditions permet de penser de façon différente. J’apprends aussi beaucoup en donnant des cours d’écriture en hôpital psychiatrique. On a tous un monde intérieur. On dit que les intellectuels vivent plus dans leur esprit, mais qu’est-ce que  » la vraie vie  » ?

PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR KERENN ELKAÏM

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