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Le procès qui fait trembler Namur

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Une corruption gigantesque impliquant anciens patrons de casino, parrains de la pègre française, directeur du fisc, responsables du club de foot local… L’affaire du casino de Namur ressemble à un roman noir, hanté par le fantôme de l’intraitable Jozef Khaïda. On y décèle l’ombre de politiques, jamais inquiétés. Avec Alain Delon en guest-star, la cité mosane pour décor improbable et la cupidité comme personnage principal.

Le procès du casino, en cours, a l’effet d’un tsunami sur Namur, éclaboussant tout ce que la capitale wallonne compte de notables depuis les années 1980. La salle d’audience du tribunal correctionnel est d’ailleurs à peine assez large pour contenir les 49 prévenus et leurs avocats. Tous sont impliqués dans la gigantesque fraude qui, de 1983 à 2004, a permis de détourner entre 49 et 75 millions d’euros. Une fraude de plus de vingt ans, que personne ne semblait ignorer à Namur.

Pour bien comprendre ce qui se trame depuis quatre mois devant la présidente du tribunal, Manuella Cadelli, il faut remonter à 1980. A l’époque, le casino s’inscrit dans un vaste projet de reconversion de la Citadelle et ses alentours. La cité du Grognon veut tourner la page de son passé militaire pour s’ouvrir au tourisme et aux loisirs. A 87 ans, le major Engelmann se décide à vendre la concession du casino, qui bat de l’aile. Le repreneur est un groupe franco-belge. A sa tête officielle, Michel Gonzalès, ancien contrôleur de la police nationale française, qui avait officié au département « courses et jeux » du ministère de l’Intérieur. A ses côtés : Youssef (Jozef) Khaïda qui deviendra directeur de l’établissement.

Khaïda a déjà exploité de nombreuses salles en France et à Londres, ainsi que l’hôtel-casino Aletti d’Alger d’où il est originaire. Dans son ombre, officie Gilbert Zemour, dit le « p’tit Gilbert », célèbre figure du grand banditisme français. Avec ses quatre frères (qu’on surnommait les « Z »), il contrôlait le milieu du proxénétisme parisien. A cette époque d’ailleurs, les Z inspireront le film Le Grand pardon à Alexandre Arcady, avec Roger Hanin. Dans le PV de synthèse qu’ils rédigeront en 2007, les enquêteurs écriront que le parcours des frères Zemour « a été sillonné de 39 assassinats entre 1962 et 1983 ». Ils pointeront aussi, dans l’entourage de Khaïda, Jean-Dominique Fratoni, ex-directeur du célèbre casino Ruhl de Nice, suspecté d’avoir entretenu des liens avec la mafia sicilienne.

Avant que Jozef Khaïda n’obtienne la concession du casino, le 31 octobre 1980, la presse belge s’était émue du pedigree du repreneur. Surtout, la police judiciaire avait alerté les autorités namuroises, en pointant directement du doigt le milieu français. Mais cela n’empêchera pas la Ville de préférer l’équipe sulfureuse à trois autres candidats (dont deux Namurois) d’apparence pourtant plus propre. Au cours du procès, le prévenu Albert Ancion, ancien directeur général du casino pendant vingt ans, affirmera que Khaïda lui aurait dit : « Te tracasse pas, on a arrosé la Ville. » D’autres prévenus affirmeront également qu’il était protégé par les pouvoirs publics, que tout avait été organisé par Louis Namèche, bourgmestre socialiste de Namur jusqu’en 1982, et son premier échevin, l’ex-PSC Albert Servais. C’est invérifiable. Tous deux sont décédés.

Quatre jours après la cession, le casino est ravagé par un incendie. Le rapport de police conclura à un acte criminel. Mais, curieusement, la justice classera l’affaire. Détruit au deux tiers, le bâtiment sera reconstruit dans son architecture actuelle. Conséquence de l’arrivée du milieu français à Namur ? Quoiqu’il en soit, deux ans et demi plus tard, le « p’tit Gilbert » est abattu de trois balles, en pleine rue, à Paris, alors qu’il promenait ses caniches.

Les Trois Canards, à Pigalle

Jozef Khaïda est désormais seul maître à bord du paquebot namurois. Pour faire prospérer ses affaires, il invite son ami Alain Delon, amateur de jeux et proche de Fratoni, à rejoindre l’actionnariat du casino. Interrogé en 2005 en Suisse, où il réside, l’acteur français dira aux enquêteurs avoir payé 20 millions de francs belges pour l’achat de 1 750 actions. Dans les années 1980, ses visites régulières à Namur sont très médiatisées. Il est reçu en grandes pompes y compris par les autorités de la Ville. En 1991, il revendra ses parts – fictivement, selon le ministère public – à son ami Marius Bertella, également accusé, avec son fils Vincent, d’avoir touché de discrètes enveloppes de la part des Khaïda.

Agé aujourd’hui de 85 ans, Marius Bertella, qui a fait partie du conseil d’administration du casino, sera décrit par les enquêteurs, dans leur PV de synthèse de 2007, comme l’ancien chef de la bande des Trois Canards, du nom de l’illustre bar de Pigalle dont il était propriétaire. Un bar également fréquenté par les Zemour. La bande aurait racketté violemment les tenanciers de bordels parisiens dans les années 1960. « Un rapport basé sur des torchons pour lesquels des journalistes ont été condamnés », a soutenu l’avocat des Bertella, Me Olivier Martins, en soulignant que ses clients avaient un casier vierge.

En tout cas, Jozef Khaïda met très vite en place un système frauduleux qui arrange tout le monde. Le principe est simple : chaque jour, on siphonne une partie de la recette du casino, en éludant l’impôt (entre 30 et 40 % sur le produit brut des jeux), et on arrose croupiers, chefs de salle, administrateur délégué et agents du fisc chargés du comptage des billets à la fermeture des tables de jeux. Une quarantaine de personnes en profitent. En 2004, lorsque l’enquête a démarré, suite à une dénonciation, le prix du silence tournait autour de 500 à 1 500 euros par mois, selon la fonction du complice.

Au procès, un ancien employé du casino, qui se méfiait de la réputation de Khaïda, a affirmé avoir dénoncé la magouille auprès de la police judiciaire en 1983. « Le commissaire de police m’a demandé si je ne devais pas porter des lunettes », a raconté ce chef de salle. L’enquête sera classée sans suite par le procureur du roi d’alors. Après 2004, le juge d’instruction Philippe Olivier, en charge de l’enquête, tentera de retrouver des PV de l’époque. En vain.

« Monsieur Khaïda »

Albert Ancion prétend, de son côté, avoir tenté de convaincre son patron qu’on ne pouvait tricher comme en Algérie, que les contrôles du fisc étaient plus stricts en Belgique. Agacé, Jozef Khaïda lui aurait répondu : « Vous savez, Ancion, les accidents, ça arrive. Il y a des gens qui tombent dans les escaliers… » Vrai ou faux ? « Le petit homme aux cheveux blancs inspirait la crainte. Quand il parlait, on se taisait », a décrit Me Daniel Spreutels, l’avocat d’Ancion. Même son fils Armand l’a appelé « Monsieur Khaïda », tout au long du procès. L’ancien directeur général du casino a alors préféré se tenir à carreau, tout en profitant du système. La justice lui a confisqué 2,8 millions d’euros.

Quant au fisc, Khaïda aurait déclaré à Ancion : « C’est moi qui paye les études de la fille du directeur ! » En effet, Jean Aerens, l’ex-directeur de l’administration chargée de la surveillance des casinos recevait tous les deux mois une enveloppe de 100 000 francs, parfois accompagnée d’une bouteille de champagne Alain Delon. Jozef Khaïda s’arrangeait pour qu’il vienne toucher ses enveloppes dans son établissement à Namur, des mains d’une personne différente à chacun de ses passages, pour le mouiller plus sûrement. Aerens est en aveu, mais, raide comme un Sphinx pendant le procès, il a nié avoir eu connaissance de la fraude. Pour lui, les versements de Khaïda (qu’il n’a jamais déclarés) étaient destinés « à encourager les études qu’il menait sur les machines à sous » que les casinos voulaient se voir autorisés à exploiter. Le procureur du roi a tout de même requis quatre ans de prison à son encontre.

Dans la liste des « arrosés » qui comparaissent en justice, on ne trouve aucun nom de responsables de la Ville de Namur. Mais certains ont été cités par plusieurs prévenus, pendant le procès. Dans sa plaidoirie du 25 novembre, l’avocat des Bertella a évoqué les anciens bourgmestres socialistes Jean-Louis Close (de 1983 à 2000) et Bernard Anselme (de 2001 à 2006), ainsi que leurs échevins respectifs, Bernard Poncelet et Frédéric Laloux (qui fut un temps secrétaire d’Etat à la Lutte contre la pauvreté). Me Martins s’appuyait sur les déclarations faites, durant l’enquête, par l’ancienne secrétaire personnelle de Jozef puis d’Armand Khaïda qui a succédé à son père. Selon celle-ci, Fabienne Vandenhoutaer, ces politiques entretenaient des relations privilégiées avec ses patrons. Aussitôt interrogés par la presse, les quatre édiles concernés ont balayé d’un revers de main ces allusions jugées « risibles et absurdes ». Quoiqu’il en soit, Khaïda avait réussi à devenir une personnalité incontournable et très fréquentable de Namur. On le voyait à de nombreux dîners de gala.

Si l’avocat a allumé cette mèche durant les débats, c’est parce que la même secrétaire évoque aussi les Bertella qui, eux, se retrouvent au tribunal. « Pourquoi ne tient-on pas compte du reste de ses déclarations ? » s’est étonné Olivier Martins, avec son accent de Perpignan, en semant le trouble dans l’assistance.
Selon Fabienne Vandenhoutaer, dont nous avons lu l’audition du 13 septembre 2004 par le commissaire Eric Istat, « Armand Khaïda a été obligé de donner l’appartement de fonction du casino aux basketteuses de Saint-Servais dont le président était le chef de cabinet de Bernard Anselme, et ce en vue d’obtenir une nouvelle convention signée entre la Ville et le casino ». Hors audition, la secrétaire a ajouté qu’Armand avait dit à sa mère qu’il n’avait pas le choix… « C’est stupide, réagit Bernard Anselme que nous avons contacté. Il n’y a même pas eu de nouvelle convention avec Khaïda pendant mon mandat. Nous avons signé la reprise après que l’affaire éclate. » Quand à la justice, elle n’a pas jugé bon d’investiguer là-dessus.

De son côté, Armand Khaïda n’évoque jamais les politiques. Il a repris les rênes du casino à la mort de son père en 2000 et est devenu lui-même une personnalité namuroise, très sollicitée. Il ne nie pas la fraude fiscale (la justice lui a confisqué 6 millions d’euros), mais il soutient qu’il ne pouvait arrêter la machine infernale mise en place par Jozef, car le personnel impliqué ne voulait pas renoncer à son « salaire B ». Quant aux accusations de blanchiment de l’argent détourné via le club de football UR Namur dont il était le président depuis 1995, il affirme que les sommes investies dans l’équipe des « Merles » provenait de sa cassette personnelle : il pariait beaucoup aux courses hippiques (14 millions d’euros en tout, selon l’instruction) et il gagnait également beaucoup, assure-t-il. Mais les enquêteurs n’ont pas retrouvé trace de tous ses gains auprès des sociétés de paris.

Commencé début septembre, le procès touche à sa fin. Le verdict devrait tomber en janvier. Les peines demandées par le parquet sont lourdes. Mais, dix ans après les faits, le tribunal sera contraint à une certaine retenue. L’affaire du casino aura toutefois fait trembler la ville de Namur jusqu’au sommet de la Citadelle. In fine, on peut se demander comment un tel système d’arrosage général a pu persister pendant deux décennies, sans que personne ne soit inquiété. Aujourd’hui, à Namur, on dit qu’il s’agissait d’un secret de polichinelle, que tout le monde était au courant des méthodes Khaïda. Sauf peut-être les politiques…

Par Thierry Denoël

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