Sylvie Lausberg

Sylvie Lausberg (46 ans) est une historienne – francophone – formée à la psychanalyse. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’elle se réfère souvent au passé pour expliquer la crise actuelle. N’est-ce pas là, du reste, que s’inscrit le refoulé générateur de symptômes ?

Conflit linguistique et identitaire

« La langue est constitu-tive de la personnalité. C’est l’origine de la vie : le petit bébé est bercé aux sons de sa langue maternelle. Vouloir im- poser l’usage d’une langue à quelqu’un, c’est vouloir le nier, le détruire. Impossible de l’enfermer dans un périmètre précis. On ne peut imposer une langue, une identité, ni la faire coller à la loi. On ne peut pas non plus la figer, la fixer. L’identité est toujours mouvante. Il faut donc aussi se demander pourquoi il semble si difficile, pour un francophone, d’ap-prendre le néerlandais. Ce qui fait barrage, c’est le manque d’intérêt pour l’identité de l’autre, l’absence de curiosité, la difficulté de s’identifier à l’autre.  »

Yves Leterme, mauvais casting

 » La machine à fabriquer ce légendaire compromis, notre grigri à nous, est tombée en panne. En partie à cause de la personnalité d’Yves Leterme (CD&V), le probable futur Premier ministre. Il se dit clairement davantage flamand que belge. Cette recherche de l’identique, du même, est un réflexe de protection face à la difficulté d’accepter l’autre dans sa différence. Souvenez-vous de son interview au quotidien Libération et de ses propos méprisants sur les francophones  » intellectuellement incapables d’apprendre le néer- landais « . Derrière le sentiment de puissance généré par ce coup porté à l' » ennemi  » se cachent une grande fragilité, une humiliation et des frustrations héritées des générations précédentes. Et puis, il y a eu la Marseillaise, entonnée en lieu et place de la Brabançonne. Quel superbe lapsus ! Vous voyez, tout ce qu’on cache, tout ce qu’on accumule finit toujours par resurgir, et souvent dans les pires moments. Leterme en a pris trop sur ses épaules. Devoir être le Premier ministre de tous les Belges, alors qu’il se sent d’abord flamand et méprise les Wallons, est un pari quasi impossible à tenir. « 

Le poids de l’histoire

 » Si l’histoire d’une société tourne autour des non-dits sans en tenir compte, elle évolue sur un terreau conflictuel, développe des maladies, des crises graves comme celle que nous vivons en ce moment. Car le refoulé revient immanquablement, un jour ou l’autre. Ainsi en va-t-il du lien entre le nationalisme flamand et le séparatisme, d’une part, et la collaboration, de l’autre. Certains Flamands ont cru voir dans l’occupant allemand celui qui allait les affranchir du joug franco- phone et leur permettre de vivre mieux. Voyez les récentes déclarations révisionnistes de Bart De Wever, président de la N-VA : même si elle est rarement aussi ouvertement énoncée, l’idée reste vivace, au Nord, que les bourreaux, à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, étaient aussi des victimes. L’Etat belge n’a pas travaillé à fond cette question de la collaboration et de la déportation des juifs. C’est dommage, parce que cela explique en partie l’ambi-guïté du nationalisme flamand, qui n’arrive pas à décoller cette étiquette. La petite phrase d’Elio Di Rupo (PS) sur le plateau de RTL-TVI – passée inaperçue dans la presse – en témoigne : « Ce sont les Wallons et les francophones les vrais résistants. » Un cliché de plus qui vient faire barrage à une réconciliation qui semble dès lors impossible. « 

Gifle, viol et éjaculation

 » Lorsqu’ils ont voté, en commission de l’Intérieur de la Chambre, la scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde, les Flamands ont asséné une « gifle » aux franco-phones, s’est-on indigné au Sud. Pis : les francophones se sont sentis  » violés  » – le mot a été prononcé. La composante sexuelle est bien présente, dans la violence de cette crise. Violer, c’est transgresser l’interdit. Gérard Deprez (MR) a dit, aussi, que les députés flamands avaient eu une « éjaculation précoce ». L’expression dit bien ce qu’elle veut dire : elle traduit une pulsion, mais aussi une défaillance de la puissance. La charge affective, émotionnelle est donc très forte. C’est normal, puisque le vote sur la scission de BHV touche à la langue, donc à l’identité et à l’intégrité des personnes. « 

La monarchie qui n’unit plus

 » Pour se rassurer, on se nourrit de contes, pleins de rois, de princes et de princesses. La famille royale est soi-disant composée de représentants aimés de leurs sujets et garants de l’unité nationale. Au milieu du siècle passé, pourtant, la question royale a violemment divisé les Belges. Qu’on se rappelle, aussi, le risque énorme pris par Baudouin, qui a fait intervenir ses convictions religieuses dans la sphère publique, en refusant de signer la loi sur la dépénalisation partielle de l’avortement. Le geste de Baudouin a introduit le ver dans le fruit de la monarchie. A l’époque, on aurait dû crever l’abcès, mettre la fonction royale à plat et en retravailler les contours, repréciser la fonction monarchique. On a préféré jeter un voile pudique sur la question, qui s’en est allée grossir le paquet de nos sujets tabous. « 

La belle histoire qu’on oublie

Un pays, comme l’être humain, se construit dans la frustration qui permet de vivre avec les autres. Ces frustrations constructives sont non seulement indispensables, elles sont aussi belles, à condition d’être contrebalancées par le souvenir d’heureux moments passés ensemble. Aujourd’hui, certains semblent avoir tout oublié : la richesse du métissage, la force de la solidarité, la lutte pour le suffrage universel, la construction d’un modèle économique et social performant, conquis par les ouvriers wallons, flamands et bruxellois, contre les bourgeois du Nord et du Sud. Tout cela ne fait plus le poids, parce que le refoulé prend trop de place et déborde quand la situation est difficile. La Belgique est malade, mais la maladie est toujours une manifestation de survie : elle signale qu’il faut du changement. Le changement, c’est le chemin de la psychanalyse… qui travaille les non-dits, leurs effets, et ouvre de nouvelles voies, hors des croyances et des clichés réducteurs. Une méthode qui pourrait être utile aux responsables politiques et aux journalistes… ? « 

Entretien : I. Ph.

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