Angelica et l’Etat de droit

Aux yeux de la loi, la jeune Equatorienne et sa mère auraient pu être expulsées. Mais leur incarcération au centre 127 bis est, elle, incompatible avec les droits de l’homme. Le cas emblématique d’Angelica doit servir de leçon : il faut trouver des dispositifs remplaçant la détention des mineurs clandestins.

Ce n’est pas le premier bras de fer médiatique entre les associations de défense des droits de l’homme et le ministère de l’Intérieur. Après Tabhita, une petite Congolaise de 5 ans, enfermée seule, en octobre 2002, alors que sa mère l’attendait au Canada, le combat contre la détention de mineurs en séjour irrégulier s’est incarné dans une nouvelle icône enfantine : Angelica, une Equatorienne de 11 ans, retenue, depuis le 30 juin, avec sa maman, Ana Cajamarca, derrière les barbelés du centre fermé 127 bis de Steenokkerzeel.

Cette fois, le cas a pris une tournure d’affaire d’Etat, avec l’implication du couple présidentiel équatorien. En visite privée en Belgique, alertés par la communauté équatorienne sur l’état psychologique de la fillette, Rafael Correa et son épouse belge, Anne Malherbe, se sont rendus au 127 bis, le 18 juillet. Leur appel à plus d’humanité et les déclarations, peu diplomatiques, de la première dame d’Equateur ( » Je suis gênée d’être belge « ) se sont heurtés à la détermination de Patrick Dewael (Open VLD), qui a préféré faire la sourde oreille et a maintenu la procédure d’expulsion des deux clandestines.

Lundi 30 juillet, rebondissement de dernière minute, digne d’un film à suspense. Alors que l’Office des étrangers emmène discrètement Ana et sa fille, par la route, vers Schiphol, l’aéroport d’Amsterdam, où les attend un avion pour Quito, la capitale équatorienne, le tribunal de première instance de Bruxelles, saisi en extrême urgence, décide leur libération. Motif : le caractère inhumain et dégradant de la détention d’Angelica et la procédure pendante devant la Cour de cassation, auprès de laquelle les avocats des deux sans-papiers ont introduit un pourvoi, le 27 juillet. Victoire pour les défenseurs des droits de l’homme. Camouflet pour Patrick Dewael et son administration.

Les avocats ont diabolisé davantage encore l’Office des étrangers en lançant des accusations de mauvais traitements à l’encontre d’Ana, lors de la procédure d’expulsion. L’intéressée a déclaré avoir tenté de s’enfuir en arrivant à l’aéroport de Zaventem, lundi matin, et a dû être menottée. Bref, une fois encore, le débat, par médias interposés, s’est construit de manière manichéenne, avec, dans le camp des gentils, les partisans de la libération d’Angelica et, dans celui des méchants, le ministre libéral flamand flanqué de son inébranlable cabinet. Petit-fils de déporté, partisan déterminé du cordon sanitaire autour du Vlaams Belang, Patrick Dewael n’est pas un homme sans c£ur. Mais le personnage est politiquement têtu. Quant à l’Office, il applique les règles imposées par le ministre. Pouvait-il agir autrement ?

Ses fonctionnaires ne sont pas réputés pour leurs états d’âme, certes. Mais ce n’est pas là leur rôle.  » Près de 6 000 Equatoriens vivent clandestinement sur le sol belge « , rappelle Dominique Ernould, porte-parole de l’Office. Arrêtées à la suite d’une détestable dénonciation d’un  » autochtone  » de Dilbeek, où elles se rendaient chez une amie, Ana et sa fille ne pouvaient avancer aucun argument en leur faveur. Originaires de Cuenca, dans le sud de l’Equateur, elles ne proviennent pas d’un pays où les droits de l’homme sont bafoués. Réfugiées économiques, clandestines depuis 2002, elles n’ont jamais introduit une demande de régularisation. Sans doute Ana attendait-elle que sa séparation d’avec son mari équatorien soit officialisée d’une manière ou d’une autre. Elle se serait alors mariée avec son actuel compagnon colombien, naturalisé belge. On n’aurait jamais plus entendu parler d’elle. La décision de son expulsion répondait donc aux critères de la loi, même si celle-ci est critiquable.

 » Le centre fermé 127 bis ressemble à une prison  »

Reste la question de l’enfermement. Chaque année, de plus en plus de mineurs sont détenus, avec leur famille, dans un centre fermé pour illégaux : plus de 500 en 2005, plus de 650 en 2006. Tous n’ont pas la  » chance  » de bénéficier d’une médiatisation salutaire comme les Cajamarca. Ils subissent pourtant les mêmes conditions de promiscuité et d’angoisse, au 127 bis ou à Merkplas (près de Turnhout).  » Cela ressemble à une prison, témoigne la sénatrice Anne Delvaux (CDH), qui, pressée par le délégué général aux droits de l’enfant, est allée voir Angelica à Steenokkerzeel, le 27 juillet. La petite et sa mère dormaient dans une chambre pour quatre personnes. Il n’y a quasi pas de verdure dans ce centre délabré. Juste une cour intérieure. L’ambiance est très glauque. J’ai même croisé des bébés.  »

Condamné pour son  » manque flagrant d’humanité  » par la Cour européenne des droits de l’homme, en octobre 2006, dans l’affaire Tabhita, l’Etat belge persiste dans sa politique d’enfermement, en violation des conventions internationales signées par la Belgique. A l’encontre également d’une étude menée, au début de l’année, pour le compte du ministère de l’Intérieur. Celle-ci concluait que, sous leur forme actuelle, les centres fermés ne devraient plus accueillir de familles avec enfants. Mais le 31 juillet, le tribunal des référés de Bruxelles, saisi par deux ASBL et par la Ligue des droits de l’homme demandant à l’Etat belge la libération des mineurs détenus, a déclaré leur action irrecevable. Le contraire eût été une gifle de plus…

 » On ne peut plus attendre que la solution vienne des tribunaux, analyse Edouard Delruelle, directeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (CECLR). D’autant que leurs décisions sont contradictoires, comme on l’a encore constaté dans le cas d’Angelica entre l’arrêt rendu en première instance et celui rendu en appel. Il est grand temps que les politiques prennent leur responsabilité et mettent en place d’autres dispositifs que l’enfermement des mineurs, comme les centres ouverts ou l’assignation à résidence.  »

Le CECLR, un service public autonome qui émet des recommandations destinées aux pouvoirs publics, réclame par ailleurs un débat sans tabou et réaliste sur l’enfermement des demandeurs d’asile. Ce débat n’aurait cependant de sens que s’il est étendu à l’échelle européenne. Car la détention des demandeurs d’asile, y compris les mineurs, est généralisée dans toute l’Union européenne. On peut difficilement imaginer un pays européen qui mène, en la matière, une politique radicalement différente de celle de ses voisins.

Mais le débat risque d’être ardu. On se souvient de l’idée des  » camps de réfugiés « , avancée par l’Allemagne et l’Italie, en octobre 2004, lors d’une réunion des ministres européens de l’Intérieur et de la Justice : il s’agissait de créer des centres de transit en dehors des frontières de l’Union européenne, notamment en Libye. Un pays qui n’a pas ratifié la convention de Genève sur les réfugiés et où la violation des droits humains est monnaie courante. Comme ses homologues français et espagnols, le ministre Dewael s’y était opposé. Le projet avait heureusement été enterré, après avoir soulevé un véritable tollé des associations de défense des droits de l’homme. On peut espérer que l’affaire Angelica incitera à une plus grande humanisation du traitement des illégaux, surtout à l’heure où les négociateurs de la probable future coalition sont réunis à Val Duchesse. l

Thierry Denoël

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