Tripots et tripaille

Connu à l’état civil de sa ville de Gand sous le nom de Raymond de Kremer, Jean Ray fait l’objet, jusqu’en 2018, d’une réédition complète : salutaire résurrection.

« Aujourd’hui, même des jeunes de 35 ans ou moins très portés sur le roman SF ignorent tout de Jean Ray. Comme si un spécialiste du XIXe siècle avouait n’avoir jamais entendu parler de Flaubert. « Intarissable et exalté, le journaliste François Angelier, désormais conseiller littéraire chez Alma, ne mâche pas ses mots quand on l’interroge sur l’entreprise de dépoussiérage dans laquelle il vient d’engager cette jeune maison :  » Plus qu’un acte éditorial, une réelle profession de foi.  » Publié à partir de l’âge de 38 ans, en 1925, avec ses Contes du whisky qui inaugurent d’ailleurs cette réédition, le prolifique chroniqueur et romancier Jean Ray (1887-1964) aura joué toute sa vie à brouiller les cartes… au point de se faire passer pour un bourlingueur de compétition, jeune loup castagneur des sept mers, sans jamais quitter réellement ses charentaises flamandes, même en prison (de 1926 à 1929, Ray passera trois ans sous les verrous pour fraude) – pas besoin d’être écrivain voyageur pour vivre des aventures.

 » Coup de foudre précoce « de notre interlocuteur, qui découvrit minot son  » style précieux et boulevardier, incantatoire « via les présentoirs Marabout Fantastique, l’auteur de Malpertuis (1943) ou de La Cité de l’indicible peur (deuxième titre à resurgir aujourd’hui) avait visiblement besoin d’être  » réinitialisé éditorialement  » : Alma prévoit de rendre les textes dans leur version intégrale, contrairement à la version copieusement caviardée en 1964 du fait d’un cocktail de propos politiquement incorrects (dans la bouche de certains personnages) et d’attaques ad hominem envers quelques partisans français du roman psychologique. Les nouvelles couvertures sont signées Philippe Foerster, dans la lignée du travail d’Henri Lievens pourMarabout, puis Tibor Csernus, et Jean-Michel Nicollet pour NéO ( » un autre virtuose et visionnaire « ).

Enrichis de postfaces érudites mais détendues de l’universitaire Arnaud Huftier, auteur de Jean Ray. L’alchimie du mystère (Encrages, 2010), les deux premiers ouvrages proposent de redécouvrir deux » pôles du fantastique rayen : d’un côté, la mer, les ports, des lieux marginaux, mal famés, extrêmement glauques y compris dans les têtes  » ;  » de l’autre, un roman ancré dans la province anglaise, une vie faussement paisible, le conservatisme d’une bourgeoisie routinière, avec des monstres qui s’invitent aux repas du dimanche « .

Pouffer sous cape

Avec ses  » proses courtes  » fidèles à la tradition orale, Les Contes du whisky ressortissent au premier type,  » coup d’envoi, de semonce, premier coup d’éclat  » toujours un verre de gnôle ( » objet de miroitement « et donc de déformations et délires) à la main. Adapté par Jean-Pierre Mocky en 1964 sous le titre La Grande Frousse, LaCité de l’indicible peur joue, de son côté, avec les codes du polar fantastique pour les laminer l’un après l’autre dans un pouffement sous cape. Celui qui reprit à son compte le personnage de Harry Dickson pour l’élever au-dessus de la fadasse soupe germanique originelle y décrit un inspecteur perdu dans une triste bourgade, bientôt rattrapé par une série de morts énigmatiques au sein de la population locale. Son ami sur place ? Un gratte-papier et conteur hors pair, partageant avec lui  » un même amour de la belle forme écrite « , mais aussi pour  » le grog au citron et le toddy à la bière « . Comme quoi, de la campagne anglaise aux tavernes portuaires, les héros de Jean Ray n’attendaient plus que l’opiniâtreté d’un idolâtre sensé pour remettre leur tournée et jouer à ficher la frousse.

Les Contes du whisky (1925), par Jean Ray, Alma, 284 p.

La Cité de l’indicible peur (1943), par Jean Ray, Alma, 254 p.

PAR FRANÇOIS PERRIN

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