Van Cau, meilleur ennemi de Magnette

Maître incontesté des bords de Sambre, Paul Magnette doit toujours composer avec la vieille garde du PS carolo. Si la querelle avec les ex-bourgmestres Van Cauwenberghe et Van Gompel s’est en apparence aplanie, les relations restent empreintes d’hostilité sourde.

C’est un Premier mai insolite qui se tiendra à Charleroi. Au moment où Paul Magnette, le grand timonier du PS carolo, montera à la tribune de  » l’UT « , l’Université du Travail, pour prendre la parole devant un parterre de camarades plus ou moins dégarnis, il aura face à lui quatre anciens bourgmestres socialistes de la ville. Par ordre d’ancienneté : Jean-Claude Van Cauwenberghe (1983-2000), Jacques Van Gompel (2000-2006), Léon Casaert (2006-2007) et Eric Massin (2012). Tous restent, à des degrés divers, impliqués dans la vie politique locale, ce qui constitue une situation unique en Wallonie… et un caillou dans la chaussure de Paul Magnette.

Député fédéral, président du CPAS de Charleroi, Eric Massin est réputé incontrôlable. Ses relations avec l’actuel bourgmestre ont connu des hauts et des bas, mais une amitié de trente ans lie les deux hommes : cela aide à oublier les rancoeurs passagères. Réduit au rang de simple conseiller communal, Léon Casaert continue d’entretenir son fonds de commerce – une popularité acquise lorsqu’il était échevin du Troisième âge. On le dit amer, désabusé, oscillant selon les saisons entre lassitude franche et velléités de come-back. Reste le plus épineux : la paire Van Gompel-Van Cau. Trois décennies durant, elle a incarné la vie politique carolorégienne, sa grandeur fanée et ses travers. Emportés par la vague de scandales qui ont secoué la ville au mitan des années 2000, les deux ex-maïeurs savent leur temps révolu. Mais ils refusent d’abdiquer toute influence.

Paul Magnette a pu le vérifier le 20 avril dernier. Ce lundi-là, les élus socialistes de Charleroi tiennent leur habituelle réunion mensuelle pour préparer le prochain conseil communal. Une petite trentaine de mandataires assistent à la discussion, au cours de laquelle le bourgmestre expose, propose et dispose tout à la fois. Un à un, les dossiers sont passés en revue. Le soliloque présidentiel n’est interrompu, de temps à autre, que par une intervention bien calibrée d’Eric Massin. Jusqu’au moment où Jacques Van Gompel prend la parole. Il veut savoir où en est la reconversion de la piscine de Gilly, fermée depuis plusieurs mois.  » Au risque de vous énerver, je ramènerai chaque fois le point à l’ordre du jour tant qu’une solution définitive ne sera pas présentée « , lance-t-il à Magnette, sans toutefois se départir de son air patelin. Le bourgmestre reste impassible, mais une légère crispation du visage trahit son agacement. Peu après, la réunion s’achève. Alors que les uns et les autres quittent la pièce, Van Gompel chuchote un mot à l’oreille de son vieux compère Van Cauwenberghe :  » Sur la piscine de Gilly, je ne le lâcherai pas.  » Au cours de la même réunion, Van Cau s’est plaint que les convocations ne lui arrivent que par e-mail, et non par voie postale.

Comment Van Gompel et Van Cauwenberghe, qui n’exercent plus de mandat politique, se sont invités à une réunion en principe réservée aux échevins et aux conseillers communaux, c’est en soi tout un poème. La pirouette s’est produite aux premiers jours de 2015. Le roué Van Cau a exhumé un article oublié des statuts de l’Union socialiste communale (USC). Celui-ci prévoit que trois délégués de l’USC assistent aux réunions de groupe des conseillers communaux, pour s’assurer que les positions prises correspondent bien à la ligne définie par les instances du parti. L’une des trois places revenait de droit au président de l’USC, le discret Xavier Evlard. Pour les deux autres, seuls Van Gompel et Van Cauwenberghe se sont portés candidats. Ils ont été élus à l’unanimité.  » Avec voix délibérative « , aiment-ils rappeler. Depuis lors, une fois par mois, qu’il s’agisse d’élaborer un plan de mobilité ou de moderniser le fonctionnement de l’administration, les deux vétérans dispensent au bourgmestre des conseils plus ou moins avisés, dont il se passerait bien. La scène, récurrente, prend un tour si caricatural que quelques facétieux l’ont baptisée  » le Muppet Show « .

C’est peu dire que Paul Magnette n’a pas été ravi de voir rappliquer les deux caïds de l’ancien régime.  » Je ne crois pas qu’il a apprécié notre désignation par l’USC, sourit Van Gompel. Mais, au fil du temps, il s’est fait une raison.  »  » Le Muppet Show « , il est vrai, prend parfois un tour inattendu. Exemple : quand un conseiller inexpérimenté pose une question relative aux hôpitaux publics, c’est Van Cau qui, plus vite que son ombre, vole au secours du bourgmestre, rappelant que ce type de sujet ne se discute pas en réunion de groupe, mais que le PS dispose d’administrateurs dans les institutions concernées. Peu à peu, entre Magnette, Van Cau et Van Gompel, un jeu ambigu s’est mis en place, entre pacte de non-agression, fausse bienveillance et souci sincère des intérêts supérieurs carolos. Philippe Van Cauwenberghe, échevin des Sports, fils de l’ancien ministre-président wallon, avoue son embarras :  » Moi, ça ne me réjouit pas spécialement que Jacques et mon père soient là en réunion de groupe. Un des deux, c’était bien, mais les deux, c’est exagéré. Il me semble qu’il aurait mieux valu laisser la place aux jeunes.  »

Van Cau, Van Gompel. Au printemps 2014, le même duo du temps jadis s’était déjà réservé une place au sein du  » comité des sages « , chargé d’élaborer la liste en vue des élections régionales. Là non plus, Magnette n’a pu leur barrer l’accès. En bords de Sambre, certains décrivent un leader politique brillant dans l’élaboration de grandes stratégies, mais moins à l’aise quand il s’agit d’exécuter des basses oeuvres. D’autres, au contraire, saluent l’habileté tactique de l’ancien professeur de l’ULB :  » S’agissant des listes électorales, Magnette avait bien préparé son coup. S’ils espéraient placer un de leurs poulains, Van Cau et Van Gompel ont échoué sur toute la ligne.  »

En offrant à des proches (Julie Patte, Hicham Imane) la troisième et la quatrième suppléances, des places en apparence anodines, Paul Magnette semble en tout cas avoir vu juste. Dans la foulée du scrutin régional, Julie Patte a été intronisée échevine, en remplacement d’Anthony Dufrane, élu député, tandis qu’Hicham Imane a gagné son ticket pour le parlement wallon.  » Van Gompel et Van Cau n’ont rien eu à dire, ni sur l’identité des nouveaux députés régionaux, ni sur la recomposition du collège « , glisse un insider. Ajoutons que Florence Demacq a été reléguée à une obscure huitième suppléance. Explication généalogique : elle est la fille de Jean-Pol Demacq, qui fut échevin de 1977 à 2007, et l’un des piliers du système Van Cau.

Plus récemment, un épisode a provoqué un brusque regain de tension entre l’équipe Magnette et le clan Van Cau. Alors que le bourgmestre a dans ses cartons un projet de skatepark (une piste destinée aux skateboards, rollers et BMX), Philippe Van Cauwenberghe a annoncé en solo, le 16 avril, son intention de créer une structure du même type sur le site de Charleroi Expo, toujours présidé par… Jean-Claude Van Cauwenberghe. La remise au pas a été brutale et foudroyante. Paul Magnette a appelé le fils d’abord, le père ensuite, pour leur dire tout le mépris que lui inspirait leur initiative intempestive. En réponse, Philippe Van Cau s’est fendu d’un commentaire courroucé sur Facebook.  » Avoir des idées et des projets pour notre ville est réservé à quelques personnes uniquement… dont je ne fais pas partie apparemment ! Moi aussi, je suis déçu de certaines personnes non élues.  » Deux semaines plus tard, l’échevin des Sports minimise l’incident, évoque un simple  » couac « , tout en confiant son  » agacement  » vis-à-vis de l’attachée de presse de Magnette, qui a reçu pour ordre de mission de verrouiller la communication des échevins.

Lambeaux de pouvoir

Dévastée par la tornade politico-judiciaire des  » affaires « , Charleroi a retrouvé une dignité aux yeux de ses propres habitants, et le respect du reste de la Wallonie. L’artisan de ce renouveau, Paul Magnette, maîtrise aujourd’hui tous les leviers de décision. La puissance électorale lui est acquise. Il n’a rien à craindre du conseil communal, hormis parfois une escarmouche avec l’élue du PTB, Sofie Merckx. Les leaders des factions politiques adverses (le libéral Olivier Chastel, la centriste Véronique Salvi, l’écologiste Jean-Marc Nollet) ne l’effraient guère. Et, en prime, il peut compter sur le soutien de son président de parti, Elio Di Rupo. Un seul rouage, à vrai dire, lui échappe : la maîtrise de sa propre base, c’est-à-dire l’USC de Charleroi.  » Magnette est ligoté « , avait diagnostiqué l’ex-échevin socialiste Paul Ficheroulle en février 2012, juste avant de se retirer de la vie politique. Façon de dire que l’envoyé spécial du boulevard de l’Empereur n’avait toujours pas réussi à s’imposer, face à une vieille garde hostile. L’affirmation, avec l’écoulement du temps, perd chaque jour de sa pertinence. N’empêche, l’ancienne génération garde de solides assises. Un socialiste du cru se hasarde à un calcul :  » L’USC compte environ 3 000 affiliés. Si on passe en revue les 400 militants qui comptent, on peut dire que 80 % d’entre eux restent liés à Van Cau.  »

Outre Léon Casaert, deux autres anciens échevins de l’ère Van Cau, Gérard Monseux et Bernard Van Dyck, siègent encore au conseil communal. Paul Magnette a appris à composer avec eux, conscient que le temps joue en sa faveur.  » Je ne dis pas que les débats sont toujours faciles au sein de l’USC, mais Paul n’a jamais été mis en échec sur ses choix politiques, notamment ses choix de coalition « , observe Eric Massin. Le député Hicham Imane pense toutefois que le moment est venu d’apporter du changement.  » La présidence de l’USC sera renouvelée en 2016, indique-t-il. Moi, je pense que c’est à Paul d’y aller. Il est le patron de la Wallonie, le patron de Charleroi, mais il doit aussi devenir le patron des militants. Cela mettra fin à une ambiguïté : est-ce qu’il contrôle vraiment le PS carolo ? Pour l’instant, Van Cau laisse planer le doute quant au fait qu’il pourrait revenir à la présidence de l’USC. Ce ne serait pas du tout une bonne idée de sa part.  »

Le plus étonnant reste la ténacité avec laquelle Van Cau s’accroche à des lambeaux de pouvoir. En novembre dernier, Van Gompel et lui n’ont pas ménagé leurs efforts pour qu’Eric Massin triomphe dans le combat qui l’opposait à l’ex-député Olivier Henry pour la présidence de la fédération socialiste de Charleroi. Sorti vainqueur du face-à-face, Massin a rapidement décidé de créer deux cercles de réflexion, l’un sur les valeurs du socialisme, cornaqué par Dominique Cabiaux, un ex-dirigeant syndical de la CSC, l’autre sur l’identité wallonne, confié à Jean-Claude Van Cauwenberghe, encore lui. Averti de la décision, Paul Magnette a exprimé ses doutes auprès d’Eric Massin. Fallait-il, à nouveau, ranimer la momie ? L’intéressé, en tout cas, prend sa mission à coeur.  » Je sens un vrai engouement, il y a déjà plus de cinquante inscrits « , s’enthousiasme-t-il. L’ancien roi du Pays noir a par ailleurs intégré le groupe de réflexion sur la réforme des statuts de la fédération.  » C’est un bon juriste et je préfère qu’il participe à la réfection des statuts plutôt qu’il prenne la parole en congrès pour les démolir, parce qu’il aura été tenu à l’écart du processus « , justifie Eric Massin.

Si un climat de méfiance et d’hostilité sourde continue d’opposer Van Cau et Magnette, ni l’un ni l’autre ne veulent déterrer la hache de guerre. Le premier sait que toute provocation de sa part nuirait à la carrière de son fils, tandis que le second n’a aucun intérêt à s’acharner contre un homme dont les résidus de pouvoir s’érodent inexorablement, sous l’effet du temps. Et puis, sur le fond, il n’est pas sûr qu’il existe d’immenses différences entre ces deux pragmatiques. Van Cau se plaît d’ailleurs à le répéter :  » Magnette et moi, on est pareils. Deux dictateurs ! La différence, c’est que moi, je le reconnais, alors que lui, il le camoufle sous un vernis participationniste.  »

Par François Brabant

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