La bataille perdue du veston

En imposant le costume-cravate, plusieurs grands restaurants ont tenté d’endiguer le déclin des bonnes manières. Peine perdue : même débraillé, chapardeur ou grossier, le client reste (presque toujours) roi.

On ne lui a jamais appris, sans doute, qu’il fallait se tenir bien droit, face à la table, et laisser une  » place pour le chat  » (ne pas s’appuyer contre le dossier de la chaise ; c’est aussi mal élevé qu’amener ses fesses au bord du siège). Dans un grand restaurant de la capitale, ce dîneur-là est assis de profil, jambes croisées ; un coude posé sur la nappe, il boulotte d’une seule main. Trônant à côté de l’assiette, tel une bombe à retardement, son GSM s’est mis à retentir, de cette sonnerie sadique qu’est l’option  » de plus en plus fort « . Pas gêné, l’homme s’est saisi du mobile, pour pianoter un SMS en marmonnant à son convive un piètre  » ‘Scuse, j’en ai pour deux minutes « …

Une faute de garde-robe, l’irrépressible envie d’emporter,  » en souvenir « , une poignée de boîtes d’allumettes, le rire strident ou le postillon qui s’échappent au plus mauvais moment… Chacun de nous est susceptible de commettre, un jour, des  » bugs de comportement « , même en des lieux huppés. Mais les exploitants des tables  » haut de gamme  » ont d’autres doléances : voilà une décennie que le savoir-vivre de leurs clients fond comme une boule de sorbet. Ce que les professionnels déplorent, c’est cette évolution, insidieuse, vers un relâchement très net des bonnes manières, qui se marque autant dans la tenue vestimentaire que dans la tenue à table.

En général, d’ailleurs, ça commence au téléphone. Ton rustre, mal embouché :  » J’ai dit je veux manger un ortolan !  » ordonnait récemment un client, mécontent de s’entendre expliquer que le volatile, devenu rarissime, ne pouvait plus, légalement, être servi comme mets. Un autre client aurait bien voulu que le chef vienne le saluer, et l’appelle familièrement par son prénom devant son invité – pour montrer qu’il était un habitué…  » On n’est quand même pas au théâtre, ici !  » s’offusque Marie-Thérèse Wynants, depuis trente-neuf ans à la barre du Comme chez soi (Bruxelles). Pour elle, le pis, ce sont sans doute ces gens qui réservent, se donnent la peine de confirmer et… ne viennent quand même pas.  » Quand nous tentons de les appeler, pfft… nous réalisons qu’ils ont donné un faux numéro.  » Apparemment fréquente, cette pratique malotrue laisse la profession totalement impuissante.  » Les hôteliers, eux, ont le droit d’exiger un numéro de carte de crédit, qui sert à débiter un montant en cas de désistement. A nous, restaurateurs, ça nous est interdit. « 

Rien, toutefois, ne la met plus en rogne que l’accoutrement de ses hôtes. Il y a cinq ou six ans, un évident relâchement s’est progressivement imposé.  » Vu la superficie limitée de l’établissement, je ne savais pas comment placer les « mal sapés », raconte Marie-Thérèse Wynants. J’arrivais parfois à les caser dans un salon à part, mais c’était délicat… Puis on a commencé à faire des remarques aux clients.  » Oups ! Froissés, les uns répondent que,  » décidément, on ne se sent plus ici comme chez soi…  » D’autres n’hésitent pas à dénoncer la mesure au Michelin.  » On a fini par inscrire, sur la carte, la mention « cravate et veston obligatoires » « . En vain. Certains clients, en ouvrant le menu, s’excusaient de leur toilette non conforme ( » A ceux-là, on pardonnait volontiers « ). Mais le malaise grandissait. Des fidèles ne voulaient plus venir. D’autres se fâchaient d’avoir consenti des efforts vestimentaires, contrairement à leurs voisins de table… Après deux ans de résistance, Comme chez soi dépose les armes. La grande maison annule sa restriction : tous les messieurs y sont désormais les bienvenus, sans cravate ni veston, et même avec les cheveux longs.  » Mais il faut quand même que leur queue ( NDLR : de cheval) soit propre « , ajoute la patronne.

Des cravates très moches ou très fun

Giuliano Gianotti, responsable de La Maison du B£uf, le restaurant gastronomique du Hilton, à Bruxelles, a également mené un combat pour le costume-cravate.  » On en gardait quelques exemplaires de différentes tailles au vestiaire, et on invitait les clients à les revêtir. La plupart refusaient. Puis on a fait fabriquer des cravates au logo de l’hôtel, offertes à ceux qui en étaient dépourvus. Là, les gens étaient contents…  » La ruse n’a marché qu’un temps : il a fallu l’abandonner, simplement parce que les dîneurs ne portaient même plus systématiquement de chemise.  » Et une cravate sur un tee-shirt, je vous jure, c’est moche « , conclut Gianotti. La tolérance vis-à-vis du laxisme des clients n’est cependant pas sans limites :  » Pour les shorts, les jambes poilues et les baskets, c’est un non catégorique. Et même en été.  » Seule la Villa Lorraine, à Uccle, est parvenue à maintenir l’exigence du veston, en refoulant au besoin les convives qui feignent de l’avoir oubliée.  » Pour la cravate, Jan De Craemer, directeur du restaurant, a néanmoins renoncé à lutter. Tout compte fait, mieux vaut une belle chemise sans cravate qu’une vieille ficelle usée, tachée ou mal assortie.  » On a vu débarquer des clients avec des cravates très fun, genre Bart Simpson, uniquement pour nous narguer.  » Réunis cet été à Cannes, les patrons des grandes maisons de bouche européennes regroupées sous le label  » Traditions et qualité  » ont évoqué la possibilité d’une action commune, pour rendre le costard obligatoire.  » Un membre s’est levé de table, témoigne Marie-Thérèse Wynants, pour annoncer de but en blanc : « Si je dois imposer le costume-cravate, autant fermer boutique »… « 

Tout ne va pas si mal, quand même. D’une façon générale, les plus jeunes clients, jugés  » soignés, polis, reconnaissants « , recueillent les louanges unanimes des exploitants. Quant aux Américains, ils auraient sérieusement amélioré leur maintien. Eux qui, jadis, coupaient leurs aliments en petits morceaux cubiques, pour les picorer ensuite de la main droite, ont fait de grands progrès : désormais, la plupart savent tenir deux couverts à la fois.  » Il y en a même de très stylés, qui prennent le soin d’envoyer des lettres de réservation… manuscrites « , souligne De Craemer. Mauvais point, en revanche, pour les nouveaux riches d’Europe centrale. Pleins d’arrogance, rudes et extravagants, ces clients-là  » veulent être servis en premier, mangent n’importe quoi et tout en même temps, rapporte Gianotti, puis paient cash avec des liasses de billets de 500 euros  » qu’ils déroulent ostensiblement sous le nez de leurs voisins. A la Villa Lorraine, une dame russe a repoussé une adorable fille de salle africaine, qui venait de lui apporter son assiette, d’un insupportable  » No black servant, please « … Les clients à problème, les maîtres d’hôtel ont pourtant l’art de les tenir à l’£il.  » On remarque tout de suite ceux qui vont faire du grabuge « , affirme Gianotti. Le tricheur qui espère voir son addition rabotée, en déclarant le café froid ou la tranche de jambon  » trop épaisse « , le goujat qui se précipite sur la banquette, et laisse la chaise à sa partenaire ; l’agité qui risque à tout moment d’élever la voix… La recette pour dompter ces pignoufs ?  » Les mettre à l’aise, les chouchouter, être un peu enrobant…  » Et, au pis, prier les fauteurs de troubles de quitter les lieux – à temps, si possible : au Comme chez soi, la boiserie du mur d’un salon porte encore la trace d’un mémorable pugilat entre un père et son fils…

Irrépressibles voleurs de carrés éponges

Enfin, il y a cette manie lassante qu’ont les clients des grands restaurants d’emporter un  » petit quelque chose « . Cette kleptomanie rampante, qui concerne  » visiblement tous les milieux sociaux « , lâche une Marie-Thérèse Wynants excédée, prend pour cible un nombre effroyable de cendriers, de cuillères à café, de plateaux Art déco, d’essuie-mains, et même de jolis  » pousse-mousse  » des toilettes, tous frappés au logo du restaurant.  » Un jour, on a vu le sommet d’un grand moulin à sel Val Saint-Lambert pointer sous le veston d’un client « , se rappelle la patronne. Il n’y aurait aucune parade à ces larcins ?  » Ah ! soupire De Craemer. C’est une question de… subtilité. Parfois, il suffit de s’interroger tout haut devant le client : « Tiens, où est passée la petite cuillère ? L’aurais-je fait tomber, par hasard ? », pour que le couvert refasse miraculeusement surface…  » L’autre solution consiste à remplacer les objets  » siglés  » par des ustensiles ordinaires.

Avec persévérance, De Craemer continue néanmoins à distribuer à chaque membre de son personnel un exemplaire d’un guide de bonnes manières, qu’ils se doivent de potasser. L’outil sert encore, notamment dans des situations où la clientèle n’est plus d’aucun secours :  » Plus personne n’a la moindre idée de l’ordre dans lequel les convives doivent s’asseoir.  » Quand les clients disposaient encore de quelques notions de savoir-vivre, leur  » collaboration  » était précieuse. Il y a quelques années, un homme qui passait commande n’ignorait pas qu’il avait à annoncer d’abord le plat choisi par sa compagne, puis le sien :  » Pour nous, c’était une indication, au moment d’apporter les assiettes.  » Mais quels bâfreurs s’en soucient encore ? Ils se comptent sur les doigts, ceux qui savent qu’il convient, lorsqu’on a fini, de croiser ses couverts comme s’ils indiquaient dix heures. Et que le passage entre les tables d’un serveur agitant une clochette annonce que toute la salle (trop bruyante) doit baisser le ton – et jamais, jamais, l’arrivée du Père Noël…

Valérie Colin

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