»Sans risque, il n’y a pas de politique »

A 50 ans, José Socrates est l’un des espoirs de l’Union européenne, dont le Portugal exerce la présidence jusqu’à la fin de l’année 2007. L’homme est moderne, populaire, souriant et a déjà à son actif des réformes structurelles importantes qu’il évoque fièrement avec Le Vif/L’Express. Socialiste à la Blair ou à la Zapatero, le Premier ministre portugais représente la nouvelle génération de la gauche pragmatique. Sur son sens des réalités comme sur la relance de l’Europe, il s’exprime avec conviction.

Le Portugal s’est engagé dans une série de réformes audacieuses, qui ont notamment réduit le poids du secteur public. Faut-il parler d’une révolution libérale ?

E Il faut savoir évoluer et accomplir certaines réformes de fond. Le Portugal avait fortement besoin de se moderniser pour affronter dans de meilleures conditions la compétition mondiale. Et il était logique de commencer par la réforme de l’Etat et des services publics. Cela dit, je ne suis pas un adepte de la révolution, qu’elle soit libérale ou autre. Je crois bien davantage à un processus de continuité et d’amélioration constante, à une amélioration graduelle. Nous avons réformé la sécurité sociale, l’administration publique, en prenant soin de respecter les droits de chacun et en veillant surtout à une meilleure efficacité. Résultat, les Portugais ont désormais une plus grande confiance dans leur système social. Mais on ne peut pas tout balayer d’un seul coup, sans tenir compte des différentes forces qui sous-tendent une société. Ce n’est pas la bonne méthode.

Quelle est la bonne méthode ?

E Il n’y a pas de recette universelle, seulement des leçons à tirer de différentes expériences. Par exemple, je me suis penché sur le cas des pays nordiques et j’en ai tiré des enseignements précieux. J’en ai notamment déduit qu’il fallait toujours s’assurer que les mesures et les changements se traduisent par un effet concret dans la vie quotidienne. La conclusion globale de tous les mouvements de réforme entrepris en Europe durant les vingt dernières années montrent que les pays qui n’ont pas obtenu d’améliorations concrètes se sont trouvés confrontés à d’énormes problèmes, qui ont eu en général des répercussions politiques assez lourdes. Toute réforme doit se traduire par un résultat clair et tangible. C’est la raison pour laquelle, dans nos démocraties, un gouvernement a tout intérêt à agir dès le début de son mandat, en profitant de sa fraîcheur.

De qui vous sentez-vous le plus proche : Tony Blair, Nicolas Sarkozy ou José Luis Zapatero ?

E José Luis Zapatero est mon meilleur ami, celui que je connais le mieux. L’action personnelle de Tony Blair a été une source d’inspiration pour toute l’Europe. Quant à Nicolas Sarkozy, il a le sens de l’urgence réformatrice, que je partage. Je me sens proche de tous ceux qui ressentent le besoin de réformer, et plus proche encore de ceux pour qui la réalité est plus pressante que l’idéologie. Le pragmatisme, dont je me réclame, signifie agir dans la culture du résultat. Que cela passe par une phase de réflexion et le maniement d’idées créatrices est une chose ; mais il ne faut jamais perdre de vue que, derrière toute réforme, il y a des gens, des visages, des noms, et que cela oblige à leur apporter des réponses concrètes.

Le Portugal préside l’Union européenne jusqu’à la fin de l’année. Quel changement majeur apporte le traité européen, que l’on appelle tantôt  » simplifié « , tantôt  » réformateur  » ?

E Nous ne pouvons pas donner de meilleur signe de confiance que de nous montrer capables de sortir de la crise ouverte en 2005 lors du rejet du projet de traité constitutionnel. C’est pourquoi le Portugal, qui exerce pour la troisième fois la présidence de l’Union, s’est si fortement impliqué dans la conclusion d’un accord grâce auquel l’Europe apparaîtra non plus comme un projet politique en panne, ou en crise, mais comme un continent en plein élan. L’Europe a montré qu’elle était capable de réaliser les compromis nécessaires pour faire passer au premier plan sa volonté de poursuivre une aventure commencée il y a cinquante ans.

N’est-ce pas une pure déclaration de bonnes intentions ?

E Non. En premier lieu, le nouveau traité offrira concrètement à tous les Européens les mêmes droits ; ensuite, les institutions fonctionneront mieux ; enfin, les décisions prises seront directement traduisibles en actes. C’est assez simple à comprendre : jusqu’à maintenant, on avait besoin d’un consensus entre Etats, ce qui est presque impossible à 27. Désormais, la règle de la majorité donne à l’Union la possibilité d’agir plus simplement, de manière plus opérationnelle.

Est-ce que le traité n’est pas néanmoins vidé de sa substance par rapport au projet initial ?

E Il est évident que la version actuelle du traité est le fruit d’un compromis qui sauvegarde les aspirations du projet antérieur, mais qui donne aussi la possibilité à certains pays d’exprimer des différences significatives, afin de respecter leur opinion publique. A titre personnel, j’aurais préféré un autre texte. Mais il faut voir la réalité en face : mieux vaut un compromis que rien. Car l’Europe ne peut pas se permettre de rester sur un échec. Pas seulement pour elle-même et les 27 nations qui la composent, mais aussi pour le monde entier, qui a besoin d’une Europe puissante, susceptible de répondre aux inquiétudes et aux impasses internationales. Il y a sur la planète des crises que seule l’Europe peut contribuer à résoudre. J’ai inscrit toute la présidence portugaise de l’Union sous ce slogan :  » Une Europe plus forte au service du monde « .

Faudra-t-il bientôt changer la définition de l’Europe ?

E Je ne crois pas, même s’il subsiste une difficulté : nous formons une union politique et non une fédération. Pour maintenir cette union, nous avons besoin de tous, ceux qui ont ratifié le projet initial comme ceux qui l’ont rejeté. La volonté politique est là, dans l’énergie nécessaire à la continuation du processus d’union.

Le nouveau traité supprime les symboles, tels que le drapeau ou l’hymne européens ? N’est-ce pas dommage ?

E Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je n’imagine pas une Europe sans ces symboles. C’est pourquoi ils vont probablement continuer d’exister dans les usages quotidiens, même s’ils ne figurent plus dans le traité.

Ne va-t-on pas clairement vers une Europe à deux vitesses, avec des pays qui appliqueront intégralement le traité et d’autres qui seront sur la réserve – on pense à la Pologne ?

E Nous avons déjà affaire à plusieurs situations qui marquent des différences d’approche entre les pays ; l’espace Schengen ou la zone euro ne concernent pas tous les membres de l’Union. Je ne pense pas qu’il y ait une spécificité culturelle de la Pologne, au contraire. Lorsque nous avons approuvé l’élargissement de l’Europe, nous l’avons fait pour qu’elle rencontre son histoire, pour que les Polonais, à l’instar des autres peuples, puissent se considérer comme des Européens à part entière. L’Europe a besoin de la Pologne et la Pologne a besoin de l’Europe. Mais, pour autant, il faut laisser à chaque nation la possibilité de prendre certaines décisions qu’elle juge bonnes pour elle, surtout en ce qui concerne des questions délicates comme l’avortement. Sur ce dernier sujet, c’est aux Polonais de décider de ce qu’ils veulent pour leur pays. La seule question sur lequel je resterai inflexible porte sur l’interdiction de la peine de mort. Là, je crois qu’il faut conserver un critère de civilisation commun à tous.

Face à tous ces particularismes, n’êtes-vous pas inquiet pour la ratification du traité par les Parlements nationaux ?

E Je suis certain que les Parlements nationaux le ratifieront.

Vous n’avez pas peur d’un échec ?

E Il y a toujours un risque d’échec. Toujours. S’il n’y avait pas de péril, nous ne serions pas des politiques, mais des bureaucrates. Sans risque, il n’y a pas de politique.

Nicolas Sarkozy a décidé de promouvoir une ambitieuse Union méditerranéenne. Qu’en pensez-vous ?

E Je suis d’accord avec le président Sarkozy pour dire que l’Europe doit absolument se tourner davantage vers le sud. Depuis 1989, l’Europe s’est surtout orientée vers l’est, ce qui est légitime et aisément compréhensible. Dix nouveaux membres ont ainsi rejoint l’Union. Mais l’un des grands problèmes actuels est le dialogue entre l’Occident et le monde islamique. Or le langage de l’Europe, en particulier le soft power, est à même d’apporter une véritable décrispation dont dépend tout l’avenir du monde. Plus l’Europe regardera vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, plus il y aura de chances pour la paix. Au mois de décembre, le Portugal organisera une réunion Union européenne-Afrique dont nous attendons tous beaucoup.

Depuis le début de votre présidence, vous n’avez cessé de plaider pour une meilleure relation entre l’Europe et l’Afrique. De quoi allez-vous concrètement discuter lors du sommet UE-Afrique, à Lisbonne ? E Il y a sept ans que nous n’avons eu aucun sommet important avec l’Afrique. C’est une grave erreur, qu’il faut corriger. J’attends de cette rencontre qu’elle soit une étape historique. Car ce ne sera pas l’Europe agissant pour l’Afrique, mais l’Europe et l’Afrique agissant ensemble face au réchauffement climatique, au défaut d’investissements, aux problèmes d’immigration, aux droits de l’homme… Nous allons institutionnaliser un instrument qui puisse aider à la réalisation d’objectifs concrets, afin que notre stratégie de dialogue produise des effets mesurables.

Une polémique a surgi en raison de la venue à Lisbonne du président du Zimbabwe, le dictateur Robert Mugabe. Les Britanniques menacent de boycotter le sommet si le tyran est effectivement présent…

E Il faut distinguer deux choses. La relation de l’Europe avec le Zimbabwe reste inchangée : les sanctions continuent évidemment d’être appliquées. Quant au sommet UE-Afrique, il est vital qu’il ait lieu et nous travaillons diplomatiquement afin que personne n’abandonne sa place. Même ceux qui expriment une légitime intransigeance sur la question des droits de l’homme peuvent comprendre que ce sommet est justement nécessaire à leur amélioration.

Est-ce que présider l’Europe rend quelque part heureux ?

E C’est une grande félicité quand on a l’impression de faire quelque chose d’utile. De ce point de vue, je suis comblé avec l’adoption du traité européen. Mais je serais encore plus heureux si le sommet UE-Afrique était un succès.

PROPOS RECUEILLIS PAR Christian Makarian et Ulysse Gosset

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