La main de Moscou

Les émeutes qui ont secoué Tallinn semblent bien avoir reçu un soutien venu de Russie. Et c’est de là aussi que sont parties les attaques contre les sites Internet de l’Etat balte.

De notre envoyée spéciale

Ombragé de hauts cèdres blancs que l’on surnomme ici  » arbres de vie « , le cimetière militaire de Siselinna, dans les faubourgs de Tallinn, capitale de l’Estonie, n’a jamais attiré autant de visiteurs. Non loin de l’entrée, environné de fleurs, se dresse désormais le Soldat de bronze, incarnant le triomphe de l’Armée rouge, dont le déplacement, à la fin du mois d’avril, après trois nuits d’émeutes, a provoqué une vague d’hystérie en Russie. Erigée en 1947 sur la colline de Tonismagi, au centre-ville, cette statue était censée célébrer la  » libération  » de la cité en septembre 1944 – alors que les troupes soviétiques étaient entrées dans une ville désertée depuis trois jours par la Wehrmacht. La nuque courbée, les traits empreints de tristesse, le héros du sculpteur estonien Enn Roos ne présente guère l’aspect glorieux usuel de la statuaire stalinienne. La légende veut que l’artiste se soit en partie inspiré d’un célèbre champion de lutte de l’Estonie indépendante, médaille d’or olympique en 1936. La ressemblance des visages est frappante.

En déplaçant le Soldat,  » on a craché dans l’âme des Russes !  » s’exclame Dmitri Klenski, la cinquantaine, l’un des fondateurs, en 2006, de Notchnoï Dozor (Veille de nuit), un groupe autoproclamé  » antifasciste  » qui patrouillait autour du monument – dont nombre d’Estoniens réclamaient le démontage – pour le  » protéger  » des iconoclastes. Ancien correspondant de la Pravda à Tallinn au temps de l’URSS, Klenski vitupère le pouvoir  » totalitaire  » qui dirige à présent le pays.  » Rien d’étonnant, ajoute-t-il. Pendant sept cents ans, il n’y a pas eu d’Etat estonien, pas de roi, pas de culture  » – par opposition, bien entendu, à la grande Russie. Comme le souligne Eva Toulouze, enseignante et chercheuse à l’université de Tartu,  » les Soviétiques, Russes et autres, qui, entre 1948 et 1990, sont venus s’installer dans le pays […] ont été trompés. Ces populations étaient convaincues qu’elles venaient apporter la civilisation chez des barbares « . Dès que les Estoniens ont recouvré leur indépendance, en 1991, ils se sont dégagés avec énergie du passé soviétique. Pour les russophones, le réveil a été brutal. Depuis les émeutes de Tallinn du mois dernier, la défiance mutuelle est remontée en flèche.

Dès lors que Vladimir Poutine s’est donné pour tâche de restaurer le statut international de la Russie, héritière de l’URSS, toute atteinte à la version soviétique de la Seconde Guerre mondiale, baptisée depuis Staline la  » Grande Guerre patriotique « , est intolérable. Commémorant le 9 mai la victoire de 1945 sur le nazisme, le chef de l’Etat russe a fustigé  » ceux qui essaient de rabaisser cet événement inestimable  » et qui  » profanent des monuments dédiés à [ses] héros « . Son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, tonne contre les  » blasphèmes  » de l’Estonie – que l’Union européenne (UE) et l’Otan cautionneraient, paraît-il, puisqu’elles ont apporté leur soutien à Tallinn.

A défaut d’engager ouvertement des représailles contre cet Etat membre de l’Union européenne, la Russie les déguise sous des initiatives privées ou des prétextes techniques visant les produits estoniens.  » Des sanctions officielles contre un Etat membre de l’UE sont des sanctions contre tous « , rappelle Urmas Paet, chef de la diplomatie estonienne. S’ajoutant aux appels de parlementaires russes à renverser le gouvernement de la république balte, le siège de l’ambassade d’Estonie à Moscou durant une semaine par des activistes de mouvements de jeunesse pro-Kremlin a avivé les tensions au point que le sommet UE-Russie à Samara, les 17 et 18 mai, se présente plutôt mal.

Cela étant, l’ampleur des émeutes – les pires que Tallinn ait connues depuis l’indépendance – tend à prouver qu’elles auraient reçu un soutien extérieur. Durant les semaines précédentes, l’un des conseillers de l’ambassade russe, Sergueï Overtchenko, aurait rencontré à plusieurs reprises Dmitri Linter, dirigeant de Notchnoï Dozor, aujourd’hui en garde à vue et inculpé pour  » organisation de désordres de masse « . Deux de ses pairs, Maxime Reva et Mark Sirok – un étudiant qui servirait d’interface avec les Nachi, mouvement de jeunesse financé en Russie par le Kremlin – sont dans le même cas.  » Il est trop risqué pour les Nachi de s’impliquer directement ici, avance Jevgeni Kristafovits, un jeune Estonien d’origine russe, à la tête de l’association République ouverte, plusieurs fois menacé de mort. Ils sont venus un à un nouer des contacts.  » Leurs affiliés russophones de Lettonie n’ayant pas besoin de visa pour entrer en Estonie, les Nachi et autres groupes du même acabit les ont appelés en renfort.

L’enquête en cours sur les cyberattaques menées contre les sites Web de l’Etat estonien, fin avril et début mai, a révélé des adresses IP qui renvoient à des ordinateurs situés en Russie, y compris  » dans des administrations « , assure Urmas Paet. La police criminelle a trouvé des preuves en consultant des forums Internet, en langue russe, où se préparait cette vague de terrorisme informatique. Chaotique au début, elle aurait été orchestrée par des hackers russophones estoniens qui ont fourni adresses et méthodes. L’un d’eux, Dmitry, 19 ans, est désormais sous les verrous. Mais comment remonter aux cybercriminels russes qui ont tenté d’abattre l’Etat high-tech estonien, pionnier de l’e-gouvernance ?à  » Tout ce qu’on peut faire, soupire le procureur Margus Kurm, c’est envoyer des commissions rogatoires à Moscouà  »

Sylvaine Pasquier

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