Un spot mi-ange, mi-démon
Une publicité dérangeante et décoiffante renouvelle le discours sur les handicapés. Salutaire ou inutilement polémique ? Novatrice ou provocatrice ? Elle a, au moins, un mérite : nous bouger de nos fauteuils. Roulants ou pas
(1) Lire également à ce propos l’article sur l’expérience bruxelloise de Cité Services, dans Le Vif/L’Express du 12 décembre dernier.
La scène se passe dans un restaurant. Autour d’une table ronde, plusieurs convives écoutent l’un d’entre eux. Il monopolise la parole avec des propos choisis, dont voici des extraits. » Si les femmes ne travaillaient pas, il y aurait pas de problème… Une bonne guerre, y’a que ça de vrai : je suis sûr que l’économie repartirait… Elle s’est plainte de harcèlement sexuel. Elle le cherche, oui ! » Autour de lui, on reste coi. Mais on voit, dans le regard d’un homme et d’une femme, qu’ils hésitent entre stupéfaction, consternation et effarement. A ce moment-là, la caméra, car tout ceci n’est qu’un film de 45 secondes, change de plan et montre û de dos û l’oracle qui a tenu ces discours : il est dans un fauteuil roulant. Une voix off dit alors : » Cet homme est une personne handicapée. Mais, avant tout, cette personne est un con. Les personnes handicapées sont des femmes et des hommes comme tous les autres. » Fin de la séquence.
Peut-on, en jouant ainsi du deuxième degré, dire que les handicapés peuvent aussi être des cons, tout comme les valides le sont parfois ? Le débat est désormais ouvert : RTL-TVI a accepté de diffuser gratuitement ce spot sur ses antennes, jusqu’à la fin de l’année.
Pour ajouter aux idées et discussions de l’Année européenne de la personne handicapée, plutôt ternes et consensuelles, les membres de deux associations de handicapés physiques avaient envie de » secouer le cocotier et de sortir des discours gnangnan « , expliquent Cléon Angelo et Jean-Marie Huet, respectivement vice-président de l’ANLH (Association nationale pour les logements des personnes handicapées ) et président de l’ABMM (Association belge contre les maladies neuro-musculaires). L’été dernier, ils sont contactés par l’agence de publicité Léo Burnett. Celle-ci leur propose de mettre son inventivité au service d’une cause non commerciale, avec la réalisation bénévole d’un spot sur le handicap. On n’y vendra rien, on n’y demandera ni pitié ni argent. On dira simplement au grand public : » Quittez la fibre de l’apitoiement, changez votre manière de regarder les handicapés physiques, c’est cela qu’ils vous demandent. »
Entre l’agence et les associations, qui est l’eau, qui est le feu ? Peu importe : l’alchimie prend. Toute une chaîne de production composée de volontaires réalise le film, avec la même énergie que pour un contrat payant. Ils savent, bien sûr, qu’il ne va pas plaire à tout le monde et qu’il se situe à la limite du débat politiquement correct. Mais, comme le souligne André Rysman, directeur de création de l’agence, » nous avons répondu à une demande des handicapés. Ils nous disaient que ce qu’ils voulaient faire passer, c’était leur droit à l’anonymat, celui d’être regardés exactement comme tout le monde. Quitte à revendiquer aussi, et pourquoi pas ? le droit à la connerie… exactement comme n’importe quel être humain. Quant au côté provocateur de ce film, il permet d’alimenter les discussions. »
Professeur au département de communication de l’UCL, Benoît Grevisse ne conteste pas le côté » un peu choquant du film « . Il rappelle cependant que, dans le cadre d’une campagne de sensibilisation, il est parfois utile de trouver un chemin nouveau, loin des pistes émoussées. Dans la culture belge, détaille-t-il, l’emploi du second degré, souvent utilisé dans des pays comme la Grande-Bretagne, est inhabituel. Mais ce spot renouvelle le discours, il interpelle et, surtout, il laisse la place au cheminement de la pensée, en usant de la tolérance et de l’humour. Si, dans un premier temps, ces images risquent donc de choquer, le sens du message apparaît ensuite, selon le Pr Grevisse, suffisamment clairement, sans ambiguïté. » En réalité, poursuit-il, je me demande si la question intéressante à se poser, ce n’est pas de savoir pour quelles raisons ces images émancipées nous offusquent ? Seraient-elles choquantes parce qu’elles ne présentent pas les handicapés selon les stéréotypes traditionnels, ce qui, d’ailleurs, décuple son message ? »
De fait, analyse le Pr Michel Mercier, professeur de psychologie et de psychologie médicale au département de la faculté de médecine de Namur, et professeur de psychologie de la personne handicapée à Louvain-la-Neuve, » ce film prend le contre-pied de toutes les représentations sociales de la personne handicapée. La littérature scientifique et nos propres recherches montrent que les images de base véhiculées à leur propos tournent, en tout premier lieu, autour de l’impuissance et de l’infantilisation. Or ce spot balaie ces deux figures porteuses : l’homme qui monopolise la parole à cette table sait s’imposer et ce n’est pas un enfant que l’on aurait envie de materner ! » Les autres images qui, aux yeux des valides, caractérisent la personne handicapée sont les techniques palliatives : la canne blanche, le chien, la chaise roulante. A nouveau, ici, ces outils n’arrivent qu’en tout dernier lieu, bousculant une fois encore les représentations sociales.
Vivre parmi les valides
Mais si le film choque, surprend et touche, c’est, aussi, parce qu’il aborde le malaise des » valides » dans leurs relations affectives avec les handicapés. » Les gens disent généralement qu’ils ne savent pas comment s’y prendre avec eux, qu’ils sont gênés face à eux, constate le Pr Mercier. Durant le spot, le malaise du spectateur ne vient pourtant pas du handicap : il est provoqué par l’attitude de la personne. Si ce handicapé se fait traiter de con, c’est pour ses propos et pour son comportement inacceptable : il n’est plus infantilisé. On ose s’opposer à lui parce qu’il est désagréable ou bête. Et cela n’a rien à voir avec son handicap ! »
Pour diffuser leur spot, l’ANLH et l’ABMM ne sont pas parvenues à bénéficier de fonds publics. Sans être fondamentalement hostiles à l’idée du message, les ministres concernés semblent avoir hésité à soutenir une telle initiative, en sachant qu’elle risquait de choquer, aussi, une partie de la communauté des handicapés, pas plus habituée que les autres à de tels modes de communication. Le mot » con » a sans doute fait peur également. Le Pr Mercier remarque cependant que cette injure contribue, à sa façon, à faire tomber les tabous : sa connotation sexuelle renvoie à une autre série d’idées préconçues à propos des handicapés…
Projeté lors de la clôture officielle de l’Année européenne des personnes handicapées, en Italie, le film a frappé et a suscité beaucoup de discussions, » sans que j’ai personnellement entendu de rejets, précise le Pr Mercier. Il ne faudrait cependant pas croire que ce spot changera la face du monde ni qu’il dispense de rappeler les autres actions indispensables pour l’accompagnement et l’intégration sociale des handicapés « .
C’est, exactement, le sens du discours de Cléon Angelo, de l’ANLH. » Nous voulons faire passer l’idée qu’être en fauteuil roulant ne nous dispense pas de dire des bêtises, que nous ne sommes ni des héros ni des demandeurs perpétuels, mais des citoyens à part entière. A partir du moment où on nous acceptera comme cela, peut-être entendra-t-on aussi nos demandes de travailler, de s’amuser, de participer à la vie, sans être parqués dans des institutions, sous prétexte qu’on y trouve l’aide technique dont nous avons besoin. La formule des assistants personnels, qui se développe rapidement dans le nord de l’Europe mais, également, en Flandre (1), montre bien qu’on peut nous aider à être autonomes et à vivre avec les autres. » Au risque, alors, pour les handicapés physiques, de se faire, ou pas, injurier et donc traiter de con. Pour ce qu’ils disent. Exactement comme tout le monde…
Pascale Gruber
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