Spiritus sanctus ?

Ambitieuse, atypique, incisive, la présidente du tribunal de commerce de Bruxelles est une femme de pouvoir. Appréciée pour son indépendance, détestée pour son despotisme, elle ne laisse personne indifférent

Sa stature imposante et sa chevelure épaisse crèvent l’écran lorsqu’elle apparaît derrière une horde de micros pour prononcer la faillite de la Sabena SA, le 7 novembre dernier. Le personnage est entier et direct. Dans ses attendus, Anne Spiritus-Dassesse ne mâche pas ses mots pour reprocher à l’entreprise aéronautique d’avoir organisé sa faillite en profitant du concordat, qui la mettait à l’abri des créanciers. Du haut de son siège de présidente, le regard un peu condescendant et la voix perçante, la juge bruxelloise a l’art de déconcerter par son franc-parler, mais aussi par ses décisions souvent imprévisibles, voire originales. Ce qui a le don d’irriter quelques avocats.

Ainsi, durant l’été 1998, elle avait suspendu provisoirement la fusion des banques KB et Cera, donnant raison, au grand dam de la première banque flamande, aux coopérateurs minoritaires de la Cera, qui s’estimaient lésés. En octobre 1999, dans le cadre de l’OPE (offre publique d’échange) lancée par le groupe français Suez-Lyonnaise des Eaux sur sa filiale belge Tractebel, elle avait également penché pour les actionnaires minoritaires en ordonnant que l’offre soit prolongée de plusieurs jours. En cause: des irrégularités dans l’avis que les administrateurs de la société énergétique avaient rendu sur l’opération. Dans les deux cas, toutefois, les décisions du tribunal ont été réformées par la cour d’appel.

Il n’empêche, Spiritus-Dassesse est une femme de poigne, sans complaisance et intransigeante lorsqu’elle constate des abus. Surtout, elle n’hésite pas à rappeler à l’ordre, sans complexe ni ronds de jambe, l’establishment financier.

« Couillue », Madame le juge ? Ceux qui la côtoient – hommes ou femmes – le prétendent. « Elle a une très forte personnalité, assure l’une de ses collègues. Dans ses décisions, elle se base davantage sur les faits que sur le droit, faisant preuve d’un grand sens pragmatique. » « Elle se montre imperméable à toutes les pressions, commente un avocat. De plus, elle n’est pas tenue par la doctrine ni par les décisions de la cour d’appel. Ses jugements sont parfois inattendus, insolites, mais toujours bien motivés. Elle maîtrise ses dossiers. » Et affiche une farouche indépendance: elle-même affirme que le juge n’a de compte à rendre qu’au justiciable.

Chez elle, pas d’arriérés judiciaires

Evidemment, un tel tempérament ne plaît pas à tout le monde. D’aucuns murmurent d’ailleurs que, dans le milieu de la justice, la présidente Spiritus ne compte que… des ennemis. On lui reproche aussi son autoritarisme. Il est vrai qu’elle dirige les 25 magistrats de son tribunal avec une main de fer et qu’elle se réserve les affaires les plus médiatiques. Mais elle peut, par ailleurs, se targuer d’une absence quasi totale d’arriérés judiciaires. Arriviste, ne souffrant ni la contradiction ni la concurrence, elle se serait arrangée, dit-on, pour s’entourer d’une cour de sujets dociles et acquis à sa cause. Ceux qui lui résistent ? « Elle les écrase ! » On raconte aussi, dans les couloirs du palais de justice, qu’elle peut devenir « carrément odieuse » avec les personnes qui contrarient ses plans.

Ses inimitiés ont déjà fait couler beaucoup d’encre, notamment celles bien connues envers son prédécesseur au tribunal de commerce, Jean-Louis Duplat, qui a longtemps présidé la Commission bancaire et financière. Entre les deux, les relations ont toujours été à couteaux tirés, pour des raisons qualifiées d’irrationnelles par plusieurs de nos interlocuteurs. « C’est une lutte d’ego… » expliquent certains d’entre eux qui vont jusqu’à se demander si Anne Spiritus ne s’amusait pas à prendre le contre-pied des avis exprimés par la CBF, au temps de la présidence de Duplat, juste pour l’embêter…

« Elle est au-dessus de ça ! rétorquent ses « partisans ». Mais l’establishment n’aime pas son caractère indépendant et préfère mettre ses décisions dérangeantes sur le compte de ces problèmes personnels. » Il est tout de même piquant de souligner qu’après avoir succédé à Jean-Louis Duplat à la tête du tribunal de commerce de Bruxelles, la juge impulsive a brigué la présidence de la CBF, au mois de février dernier, lors du départ de son rival. Simple ambition ?

Hermès et Club L

Native de Tirlemont, issue d’un milieu catholique, proche du monde des affaires, Anne Spiritus-Dassesse a suivi un parcours plutôt foisonnant. Elle a étudié à l’institut des Dames de Marie, à Bruxelles, avant de devenir docteur en droit de la KULeuven et licenciée en droit européen, au début des années 70. A l’issue d’un stage dans un cabinet américain de la capitale – elle apprécie particulièrement la culture et la mentalité « entrepreneuriale » d’outre-Atlantique -, elle a débuté sa carrière de juriste comme avocate d’affaires, durant cinq années, plaidant pour le barreau de Louvain, puis pour celui de Bruxelles. Elle s’est ensuite tournée vers la magistrature assise, dont elle a éprouvé presque tous les tribunaux – civil, correctionnel, jeunesse – et s’est finalement ancrée au tribunal de commerce de Bruxelles, qu’elle préside depuis 1993.

Elle n’a, en revanche, presque rien publié dans la littérature juridique, contrairement à son mari, dont elle tient la moitié de son nom: l’éminent fiscaliste, ancien avocat, et professeur à l’ULB, Marc Dassesse. Sans enfant, Anne Spiritus s’est consacrée tout entière à sa carrière. Fortunée (elle s’habille chez Hermès), elle cultive également un certain élitisme. Le Club L, le cercle féminin dont elle est membre, fait de l’activité professionnelle des femmes son seul critère d’admission. On y trouve des dirigeantes d’entreprises, des avocates, des magistrates, des médecins… Bref, des femmes qui sont « arrivées » et qui, pour cela, ont parfois dû montrer les dents. Anne Spiritus, elle, sait mordre fort. Finalement, le machiavélisme n’a pas de sexe. C’est plutôt rassurant.

Anne Spiritus-Dassesse,Thierry Denoël

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