»La créativité est toujours au bord du scandale »

Avec Reviens, Voltaire, ils sont devenus fous, Philippe Val, le directeur du journal satirique français Charlie Hebdo, a écrit trois livres en un. Le récit, d’abord, d’un procès emblématique, celui des caricatures de Mahomet, publiées par Charlie en février 2006. La narration, ensuite, de l’affaire Siné, dessinateur licencié après une chronique sur Jean Sarkozy, sa fiancée, le judaïsme et l’argent. Enfin, l’ouvrage tire d’édifiantes leçons sur l’antisémitisme, la démocratie et la gauche.

Charlie Hebdo était poursuivi par la mosquée de Paris pour avoir repris les caricatures de Mahomet parues dans le journal danois Jyllands-Posten. Il a finalement gagné son procès. L’issue de cette affaire n’est-elle pas rassurante sur la résistance de l’Etat de droit à l’intolérance ?

Ce n’est pas si simple. Il a fallu faire campagne pour être jugé en droit, et non selon des stratégies politiques. On nous disait qu’il ne fallait pas exciter les forces sombres travaillant la communauté musulmane, ni porter tort au commerce extérieur de la France. Mais, malgré les déclarations du président de la République d’alors, la justice a été rendue comme on le souhaitait.

Jacques Chirac a-t-il tout fait pour obtenir la condamnation de Charlie Hebdo ?

Oui. Il a un tropisme proarabe. D’ailleurs, il habite toujours dans l’appartement parisien de Rafic Hariri [ancien Premier ministre libanais assassiné en 2005], ce qui est un scandale. Il craignait aussi des attentats islamistes.

Argument recevable ? La démocratie doit-elle faire des concessions par prudence, condamner Charlie pour sauver des vies ?

Le terrorisme triomphe quand il crée chez nous de l’exception, quand nous suspendons les libertés fondamentales, quand la démocratie haïe se renie. Même pour ce qui semble anecdotique, comme la tenue des filles à l’école. Plus la démocratie recule, plus elle est victime du terrorisme. Elle doit donc préserver ses propres intérêts supérieurs, dont la liberté d’expression, au-delà des journaux. Ainsi, il y a la continuation de l’histoire de l’art, qui signe la vitalité d’une civilisation. La créativité est toujours au bord du scandale. Villon, Modiglianià La civilisation progresse par le commentaire scandaleux de ses propres canons classiques. Si cela s’arrête, elle se grippe, les libertés disparaissent. C’était l’enjeu des caricatures.

Notre démocratie n’est-elle pas fatiguée, trop vieille pour ces défis ?

 » Si on publie des caricatures de Mahomet, il y aura des bombes dans le métro. Voulez-vous des attentats ? Non ? Alors refusez les caricatures.  » Voilà qui est simple à comprendre, qui ne nécessite aucune médiation entre le locuteur et le citoyen. En revanche, il faut de la médiation pour expliquer que, en censurant les caricatures, la démocratie s’affaiblit. Or les médiateurs – politiques, intellectuels, élites, journalistes – ne sont plus entendus et le simplisme l’emporte. Ségolène Royal m’a envoyé un SMS –  » Bonne chance pour votre procès  » – et n’a pris aucune position publique, en pleine campagne présidentielle. Quelle déception ! Elle s’adresse aux gens avec des propos simples ; dès que c’est compliqué, elle préfère se taire. C’est de cela dont la démocratie est malade.

Nicolas Sarkozy vous a soutenu : par conviction ou par intérêt politique ?

Il tire peut-être un avantage politique de ce soutien, mais, sur un sujet difficile, alors qu’il y a plusieurs millions d’électeurs musulmans en jeu, il n’hésite pas. A mon sens, il n’a pas joué double jeu.

Pourquoi dites-vous que c’est  » au c£ur de la gauche  » que se joue l’affrontement décisif ?

Parce qu’il y a une gauche antieuropéenne, antidémocrate et surtout antiaméricaine qui prône les mauvais choix.

Cette gauche n’a-t-elle pas perdu le combat ?

En apparence, mais c’est peut-être parce qu’on a jeté un paillasson sur les querelles. Si elle ne les tranche pas vraiment, la gauche ne retrouvera pas le pouvoir, car elle s’épuisera toujours davantage à se combattre elle-même qu’à s’opposer à la droite. Un peu d’histoire. A partir de 1880 environ, une gauche apparaît, qui peut prétendre à un gouvernement démocratique, mais affronte une gauche proudhoniste, anarcho-syndicaliste, qui exprime en même temps sa doctrine sociale et son antisémitisme : l’anticapitalisme est aussi la dénonciation du juif, lié à l’argent. Cet affrontement perdure, par-delà l’affaire Dreyfus ou la Seconde Guerre mondiale. Dès la Libération, par son discours sur la France, de Gaulle ferme la porte à tout travail de mémoire ; la rupture de 1968 lance une période d’introspection : Paxton, Le Chagrin et la pitié, le procès Barbie, Shoah, etc. Les médiateurs font alors du bon travail, mais cette phase trop brève s’achève avec le procès Papon, utile mais insuffisant. La question antisémite n’est pas  » lavée  » à gauche. De plus, on passe d’une génération de journalistes dont le référent historique est Auschwitz et le modèle Albert Londres – on regarde, on raconte – à une génération dont la  » scène primitive  » est le conflit israélo-palestinien.

Peut-on, sur fond de ce conflit, être antisioniste sans être antisémite ?

C’est impossible. Israël est une démocratie et le sionisme est l’expression, partagée par la droite et la gauche, du patriotisme israélien.  » Sioniste « , c’est le mot pour dire patriote. Il n’y a qu’aux juifs qu’on refuse le droit au patriotisme. On peut légitimement se dire opposé à la politique du gouvernement israélien, mais se dire antisioniste, c’est se dire antijuifs.

République et nation, c’est la même chose, écrivez-vous. Est-ce si sûr ?

En France, oui : la République a accouché de la Nation.

Etes-vous républicain avant tout ?

Je suis avant tout démocrate.

Acceptez-vous qu’on soit républicain avant d’être démocrate ?

C’est un point de vue qui ne me gêne pas, sauf à gauche. Lorsque la souveraineté de la nation est considérée comme un absolu – la  » France éternelle  » – alors, elle devient une idée de droite. Etre de gauche, au contraire, c’est approuver la mutation, accepter de se fondre dans un idéal collectif plus grand que la nation, de perdre une dose de souveraineté, d’accroître le partage démocratique. Je me demande donc ce que Jean-Pierre Chevènement [ancien ministre socialiste français] ou Jean-Luc Mélenchon [sénateur socialiste français] font à gauche, alors qu’ils défendent ces thèses de droite. Tout à fait honorables, mais de droite.

Selon vous, une partie de l’anticolonialisme des années 1960 s’est muée en antisionisme. Effet de génération, qui s’éteindra ?

Olivier Besancenot [porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire] ne serait pas si  » tendance  » si cela s’éteignait. L’anticolonialisme était une lutte tout à fait noble. Mais, dix ans après la Seconde Guerre mondiale, pour une partie de la gauche qui avait raté le rendez-vous avec la Résistance, l’enthousiasme anticolonial tombait à pic. L’Algérie, ce fut une session de rattrapage confortable : plus facile de lutter contre l’Etat français colon que contre les Allemandsà Pour certains, il y a une revanche à prendre sur leur propre pays. Après 1967 et la guerre des Six Jours, ils trouvent un colon de substitution : Israël. Avec une confusion entre les colonies d’Israël – qui ne serait pas contre ces obstacles à la paix ? – et Israël considéré comme colonie dans son intégralité. Cela permet à cette gauche d’exprimer son antisémitisme sans risquer l’opprobre.

Ceux qui tolèrent l’antisémitisme des pays arabes les  » infantilisent  » : que voulez-vous dire ?

On accepte chez eux des comportements, des propos qu’on ne supporte pas, qu’on pénalise chez les Occidentaux. C’est un mépris. Il faut dire aux Arabes : faites un travail de mémoire sur les liens de certains mouvements nationalistes et religieux arabes avec le nazisme, sinon vous n’édifierez pas de démocratie et ne profiterez donc jamais des richesses que vous pouvez produire.

Quelle taille a aujourd’hui la  » nébuleuse rouge-brun  » ?

Elle est disparate. Je ne pense pas qu’aujourd’hui elle puisse faire bloc autour d’un leader, mais elle empoisonne notre démocratie. C’est un toxique qu’on refuse d’attaquer, car on craint qu’elle ait, comme un iceberg, une importance cachée. Les politiques sont timides, prisonniers de l’idéologie de l’AOC, l’appellation d’origine contrôlée. Cela donne aujourd’hui une paranoïa antiaméricaine de type chaveziste, ou cette ahurissante mode de Cuba. Cuba est une horrible dictature, mais elle est AOC ; le juif, lui, est nomade, pas AOC. Quand la droite dit qu’il y a des choses éternelles et que la gauche affirme qu’il faut des mutations, la démocratie fonctionne. Que la gauche célèbre à son tour l’immuable, c’est anormal.

Virer Siné, caricaturiste à Charlie Hebdo, pour avoir insinué que Jean Sarkozy, le fils du président, se convertirait au judaïsme par ambition sociale, n’est-ce pas oublier la leçon des caricatures ?

Ne pas voir la différence entre les deux affaires montre comme la médiation est difficile aujourd’hui. D’abord, Siné n’a pas dessiné une caricature, mais écrit un texte : c’est une différence importante. Ensuite, les caricatures de Mahomet tentaient de dénoncer l’instrumentalisation de la religion à des fins de crime de masse. Elles ne tombaient pas dans la vulgate raciste, comme, par exemple, établir un lien entre  » Arabe  » et  » voleur « . Siné, lui, relie  » juif  » et  » argent « .

Ne fallait-il pas attendre qu’un tribunal le condamne pour antisémitisme ?

Je ne l’ai pas viré pour antisémitisme et ne l’ai pas qualifié d’antisémite : je lui ai demandé de partir parce qu’il a refusé de lever l’ambiguïté de ses propos et de présenter des excuses.

Que répondez-vous à ceux qui disent que son propos a été sanctionné parce qu’il visait Jean Sarkozy ?

Pour n’importe qui, j’aurais agi de la même façon. En outre, quel directeur d’un journal indépendant virerait un de ses collaborateurs à la demande de Sarkozy ? Aucun, je pense. Etant donné les fâcheux précédents, il est probable que Sarkozy ne demanderait jamais ça. Par ailleurs, il y a le reste de la chronique de Siné : quand il dessine une juive rasée, c’est non pas la représentation d’une Loubavitch, mais d’une déportée qui vient immédiatement à l’esprit. Comment Siné pourrait-il l’ignorer, lui qui a passé cinquante ans à dessiner des juifs et des Arabes ?

L’antisarkozysme est-il un anti-sémitisme ?

Dans un édito, il y a quelques mois, sur la énième loi sur l’immigration, j’ai écrit qu’elle encourageait la xénophobie, et j’ai pronostiqué que cela se retournerait contre Sarkozy : ceux qui applaudissaient ces lois, déçus plus tard par le président, le traiteraient de petit juif hongrois, et nous serions bien peu nombreux, ce jour-là, pour le défendre contre une opinion raciste. L’affaire Siné et les réactions qu’elle a suscitées sont un avertissement. C’est tombé sur son fils.

L’affaire Siné a-t-elle dépassé les cercles intellectuels parisiens ?

Le plus gênant, c’est qu’elle soit possible, avec Marianne, Libé, Le Monde, L’Obs, L’Express et Télérama, qui, à un moment ou à un autre, publient des pages contre moi. Cela lève des tabous et les gens se lâchent. Jamais, pendant l’affaire des caricatures, je n’ai été aussi insulté que lors de l’affaire Siné. La première a révélé quelque chose de la société, la seconde a dit quelque chose de nous, les  » médiateurs « .

Si c’était à refaire ?

Je referais la même chose.

Reviens, Voltaire, ils sont devenus fous, par Philippe Val. Grasset, 295 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR Christophe Barbier

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