Aux portes des Palais

Pénétrer dans les résidences royales, sans violence, c’est un petit tour de force, quand même ! Le Vif/L’Express l’a réalisé, à Laeken comme à Bruxelles, afin de témoigner, durant huit semaines d’été, de la magie des lieux. Que leur intrigante solitude et leur passé chargé d’anecdotes dépaysent l’amateur de belles pierres, d’antiquités, de jardins, de potins, de mystères… Mesdames et messieurs, la Cour ! l

Accoutumé aux déplacements du souverain entre Bruxelles et Laeken, qu’il aperçoit furtivement dans un convoi de Mercedes noires, le Belge pense souvent que son roi occupe deux palais. C’est faux : Albert II a un palais, et un château – et même deux châteaux, disons, puisque, depuis presque quarante ans, il vit (mange, vaque et dort) au Belvédère, inaccessible élégant castel intégré au domaine de Laeken. Ces deux résidences royales, faisons le pari de les découvrir autrement tout l’été. Le château, d’abord : avec ses annexes de verre, ses camélias centenaires, l’étendue magnifique des vallées boisées qui glissent lentement vers la ville, le château de Laeken sert, si l’on veut, d’écrin aux mondanités – des réceptions en tout genre s’y déroulent, à rythme mesuré, mais à longueur d’année. Plus sobre, le palais de Bruxelles n’abrite, lui, que des activités officielles. Les passants l’expliquent subtilement aux touristes qui cherchent à savoir quelles intrigues s’ourdissent derrière cette façade sable, flanquée de jardinets où aucun enfant ne joue jamais :  » Là ? C’est le bureau du roi.  » C’est donc là qu’il travaille. Et pas que lui, en vérité : les reines, les princes, les princesses y ont tous leur  » maison « , dotée d’un secrétariat. Entre le château et le palais, l’affaire est ainsi entendue : l’un convient au tralala, l’autre, au business du roi. Mais pas tout à fait. Ils nous l’ont répété sans relâche, nos guides guindés, inflexibles et charmants de la cour : ici, tout est polyvalent. Les hommes, comme les lieux. Une tenue ad hoc suffit à transformer, le temps d’un gala, un portier du palais en garçon de salle laekenois. D’ailleurs, rien n’empêche, finalement, que le dîner d’apparat soit tenu, tout comme le colloque singulier du roi, dans l’une ou l’autre résidence. Un peu de ville, un peu de verdure, c’est selon. Damien, la quarantaine, illustre à lui seul la coutume : ébéniste en journée au palais, le jeune homme assume, le soir venu, son métier de concierge, avalant, de salle du trône en escalier dérobé, des kilomètres de ronde nocturne. La vaisselle, les pièces d’argenterie  » bougent « , elles aussi, d’un site à l’autre : qui peut imaginer, entre Bruxelles et Laeken, un trafic régulier de royales soucoupes ? De cristal aux monogrammes L ou A et P enlacé, de plats gargantuesques, calibrés pour transporter un chevreuil entier rôti ?

Alors, le goût nous est venu : y a-t-il beaucoup de secrets, ici ? De souvenirs, d’anecdotes jamais partagés ? De coulisses, de portes fermées qu’on rêverait d’entrebâiller, pourvu qu’on nous en procurât les clés ? Pour obtenir les autorisations, il a fallu gentiment batailler. Ce fut OK pour arpenter les serres de culture, les caves et les greniers, mais une inconnue persistante pour l’écurie. D’accord encore pour la bibliothèque allongée, mais pas question de mettre le nez dans l' » octogonale « , autre repaire de livres précieux. Et un niet sans appel pour approcher des étangs, ou du pavillon des princes, jolie bâtisse restaurée du parc de Laeken – simplement parce qu’Elisabeth, ses frères et sa s£ur l’emplissent, parfois, de leurs importantes petites personnes. La discussion fut serrée, négociée. Finalement, il nous fut permis d’accéder à  » tout ce qui n’est pas privé « . Aux parties  » publiques « , donc… qui portent cependant mal ce qualificatif : à moins d’y être expressément invité, aucun quidam n’assiste  » comme ça « , dans la rotonde de Laeken, à une remise de lettres de créance. Personne ne se promène, non plus, à Bruxelles, dans les cuisines (à l’arrêt) du palais. Et rares sont les citoyens à avoir pataugé, au deuxième sous-sol du château, dans la boue d’une gare véritable jamais achevée…

Certes, nous n’avons pas exploré le moindre recoin des deux résidences royales. Mais beaucoup de pièces inconnues du grand public, traversées au pas de charge, dévoilées à la sauvette ou admirées plus en profondeur, quelquefois, nous les ont rendues, par là même, exceptionnelles. Des meubles rares, ou au rebut (comme en attente d’une nouvelle jeunesse), par dizaines. Des couloirs, des parquets à perte de vue. Des appartements saturés d’antiquités du xixe siècle – ceux que l’on continue à prêter aux chefs d’Etat étrangers, quand ils ne leur préfèrent pas, les sots, le confort moderne des hôtels étoilés de la capitale. Un théâtre oublié, bonbonnière poussiéreuse, mais si belle, dans ses tissus usés, qu’elle fait venir les larmes aux yeux. Un tennis silencieux, bâti dans l’ancien manège couvert : bordé de vitres hautes et de miroirs, où les cavaliers admiraient leurs montures autant qu’eux-mêmes – une hérésie. Un parc, enfin, grand comme Monaco, où des brigades de jardiniers, en toute discrétion, poussent l’art topiaire au sommet, en préférant ignorer combien de fois ils réitèrent les mêmes gestes – la taille d’un seul oranger occupe deux hommes toute une journée. Divers corps de métier £uvrent également incognito, dans le dédale des caves du palais : bienvenue chez Ronny, désosseur de chaises brisées. Ou dans l’atelier de Francis, doreur restaurateur  » qui a du travail jusqu’à la mort « . Et chapeau bas à Alfreda, l’argentière, qui frotte, astique et dispose sur les nappes des centaines de couverts à intervalles mesurés – 35 centimètres, pas un de plus, pas un de moins.

Et pourtant la solitude règne, en ces lieux. Un calme magistral, inattendu, sidérant, plonge le visiteur occasionnel dans une sorte d’incompréhension totale. Mais où sont les gens, bon sang ? Ce n’est pas du tout le froufrou des palais, comme dans les films historiques, avec comploteurs et favorites qui cancanent et s’épient. Pas de belles dames poudrées qui gloussent en aparté. Personne. Les pas résonnent dans des pièces vides. Les voix portent si loin qu’il vaut mieux qu’on les étouffe, volontairement, de peur de crier. Même dans les serres, on parle bas, pour ne pas troubler le silence – leur acoustique, d’ailleurs, n’incite pas aux conversations confidentielles. Alors on sort : la pelouse est infinie, survolée seulement par des bandes de hérons et d’oies cendrées – et par des avions de ligne, traçant si bas qu’on lit le nom de leur compagnie.  » Un drame, regrette le commandant des palais. Il fut un temps où l’on nous demandait l’autorisation de passer sur nos têtes…  » La reine en ses jardins n’apparaît pas. Pas davantage de petite Eléonore gazouillante qu’une nurse anglaise (flamande ?) pousserait dans son landau. Dehors, seule âme humaine à l’horizon, un policier en faction écrase un mégot, à la dérobée. Dedans, une employée époussette, un collaborateur mutique traverse un hall en vitesse. Le château, le palais sont des musées vivants. Allons-y. Franchissons hardiment le seuil de ces palais, comme tant d’hôtes illustres. Napoléon, Rodolphe (bien avant de mourir d’amour à Mayerling), Horta, de Gaulle, Clinton, les rois. Et vous, maintenant.

A suivre : Paola, maîtresse des lieux (2)

Valérie Colin. Reportage photo : Olivier Polet

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