Et si les clés de la voiture restaient dans la poche ?

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour Mark Keppens, consultant en transport, la voiture n’est plus, d’office, le mode de transport le plus efficace. Il faudra, à l’avenir, réfléchir à tous nos déplacements. Par la contrainte, au besoin. Interview.

Le Vif/L’Express : Quel est le constat brut que vous posez sur l’état de la mobilité en Belgique ?

Mark Keppens : C’est le constat d’un double malentendu, qui repose sur un état d’esprit plutôt conservateur. Les propriétaires de voitures sont persuadés que tout le monde en possède une, ce qui n’est pas le cas. Et ils considèrent qu’elle constitue toujours le meilleur moyen de transport. Ces deux convictions ne sont pas correctes. En Belgique, une famille sur 5 vit sans automobile : de nombreux Belges se déplacent donc d’une autre manière. Selon une enquête effectuée auprès de 2 000 familles en Flandre, 80 % des personnes qui vivent avec des revenus de moins de 10 000 euros par an n’ont pas de voiture, un moyen de transport qui coûte, au moins, 3 400 euros par an, soit le tiers de leurs revenus annuels.

Contrairement aux années 1960, où la voiture ne présentait que des avantages, impact environnemental mis à part, l’automobile n’est plus non plus, dites-vous, le meilleur moyen de transport…

Non. Or très peu de gens réfléchissent à leur mode de déplacement avant de se mettre en route. La voiture est, pour la majorité, une évidence. Je pense que c’est précisément parce que l’on n’y réfléchit pas que ce réflexe de l’automobile est confortable. Dans nos vies trépidantes, il faut prendre 1 000 décisions par jour, chez soi, au travail, vis-à-vis de ses enfants… Même pour acheter un paquet de farine, il faut trancher ! Dans un tel contexte, s’asseoir dans une voiture est devenu un moment de non-décision, qui repose.

Pensez-vous que ce réflexe pourrait être cassé si les autorités politiques prenaient des mesures qui rendent l’usage de la voiture plus coûteux ?

Si l’on augmente les frais fixes de la voiture, par exemple en relevant le montant de la taxe de circulation, les gens auront tendance à l’utiliser plus encore, pour amortir ce coût. Ce n’est donc pas ce genre de mesure que le gouvernement doit prendre s’il veut décourager les automobilistes. Il faut en revanche qu’il joue sur le coût variable de l’automobile, par exemple sur le prix de l’essence.

Que proposez-vous, dès lors, pour remplacer l’omniprésente automobile ?

Dans tous les lieux où il y a une forte affluence, comme à la côte belge pendant l’été, mais aussi dans les centres-villes, ou les environs de gares ou d’écoles, je préconise l’application du modèle appelé Stop (1). Ce dernier part du principe que plus il y a de gens qui circulent quelque part, moins ils doivent prendre de place. Un exemple : il n’est pas possible d’aller tous en voiture sur la plage. Cet espace doit donc être réservé aux piétons. Dans le deuxième cercle d’accessibilité, on trouve les cyclistes, qui circulent sur la digue. Dans le troisième cercle, en l’occurrence la grande artère commerciale parallèle à la digue, il faut privilégier les transports publics. Les voitures peuvent y être autorisées, mais pour une très courte durée et moyennant paiement. Dans le quatrième cercle, enfin, le plus éloigné de la plage, on retrouve les voitures, en transit ou dans de grands parkings. Si on veut organiser un système de transport efficace dans des lieux à forte concentration de trafic, il faut appliquer ce modèle. C’est le cas en Flandre et cela le sera dans le plan de mobilité de Bruxelles. A la campagne, en revanche, la voiture reste le moyen de transport le plus efficace parce qu’elle permet de rouler sur de plus grandes distances et parce que les transports publics font souvent défaut.

Indépendamment d’un éventuel plan de mobilité efficace, ne serons-nous pas amenés, à très court terme, à penser davantage nos déplacements ? Voire même à remettre en question certaines activités, trop éloignées de nos lieux de vie ?

A terme, nous devrons absolument réfléchir à nos choix de mobilité, pour tous nos trajets. Dans de nombreux cas, se déplacer à pied ne prend pas plus de temps qu’en voiture, si l’on tient compte de la recherche d’une place de parking, des éventuels embouteillages, des déviations… Contrairement à la voiture, la marche à pied présente un degré de fiabilité très élevé car la durée nécessaire pour accomplir un trajet sera toujours la même. Le constat est le même pour le vélo. Plus encore avec le vélo électrique, qui permet de rouler plus vite sur de plus longues distances en faisant un peu moins d’efforts. Pour revenir à la question, a priori, un bon plan de mobilité doit permettre aux gens de se déplacer sans difficultés. Ils ne devraient donc pas être contraints de ne choisir que des activités qui se déroulent dans les environs immédiats de leur domicile. Mais cela vaut la peine de se questionner si l’on doit passer cinq heures, aller-retour, en voiture ou même en train, pour une prestation professionnelle de 30 minutes dans un pays voisin…

Pour quelles raisons les automobilistes pourraient-ils décider de revoir leur mode de déplacement ? Quand ils en auront assez des embouteillages ? Quand l’accès au centre-ville sera payant, comme à Londres ?

Je pense qu’il faut interdire l’accès des centres-villes aux voitures. Sans une mesure aussi radicale, on le voit bien, les gens roulent jusqu’où ils le peuvent. Ils rentreraient bien en voiture dans la cour de l’école de leurs enfants, si c’était possible. A Bruxelles, on peut traverser tout le centre en voiture, via les boulevards. C’est un non-sens. Mais interdire certains lieux à la voiture nécessite la mise en place d’alternatives fiables et performantes. Les trains doivent être à l’heure. Les pistes cyclables doivent être améliorées. L’espace public doit être repensé en accordant davantage de place aux piétons. Les jeunes qui apprennent à conduire devraient aussi être sensibilisés à la diversité des transports possibles : il n’y a pas que la voiture. Ils pourraient aussi savoir qu’il est possible de rouler vite sur une autoroute, la nuit, mais qu’il est impératif de rouler lentement en ville, près des écoles par exemple. En ce sens, les radars ratent leur objectif car les automobilistes freinent à cause d’eux et non pas par prudence.

Vous évoquez la nécessité d’acquérir une certaine hygiène de la mobilité. Que voulez-vous dire ?

C’est une manière de prendre soin de sa mobilité, comme on prend soin de son dos en évitant de porter mal des poids trop lourds. Nous n’en avons guère, pour l’instant. C’est un réflexe de questionnement à acquérir, qui se base sur quatre questions principales.

1. Où vais-je habiter et où vais-je travailler ? Si un couple achète un terrain à bâtir dans un village, il lui faudra d’office deux voitures. S’il achète un terrain, certes plus petit et plus cher, au centre-ville, il pourra peut-être se passer d’automobile. Actuellement, la question de la mobilité n’arrive qu’entre le 5e et le 10e critère pris en compte dans la décision d’acheter un logement !

2. Dois-je vraiment me déplacer ou puis-je renoncer à ce déplacement/à cette activité ?

3. Comment me déplacer ? 4. Comment vais-je me comporter pendant ce déplacement ? En bonne entente avec les autres usagers ? Agressivement ? Les gens ne se posent même pas cette question alors qu’il le faudrait, même si les trois premières sont plus importantes.

Quelle recommandation feriez-vous aux pouvoirs publics, en matière de mobilité ?

Qu’ils lancent des projets pilotes et qu’ils voient s’ils induisent des changements de comportement. Dans l’affirmative, qu’ils implantent le projet, sinon, qu’ils y renoncent. Si l’on fermait le boulevard Anspach, par exemple, en plein centre de Bruxelles, que se passerait-il en termes de mobilité ? Personne ne le sait. On manque de données chiffrées sur le trafic qui y passe, on ignore donc dans quel contexte on travaille. Ce manque d’informations vaut aussi pour les automobilistes bloqués sur une autoroute. Pour en sortir, ils empruntent le réseau secondaire qui sera vite saturé lui aussi. Il serait peut-être plus judicieux, alors, de rester sur l’autoroute, ce qui nécessite une vraie gestion du trafic, avec transmission d’informations en temps réel. Mais le secteur de la mobilité est encore jeune. Il doit mûrir. Le foisonnement des acteurs concernés ne facilite non plus les choses…

(1) Stop = Strolling (piéton), Trading (cycliste), Organised transport, Private transport (métro).

LAURENCE VAN RUYMBEKE

 » S’ÉTABLIR EN VILLE PEUT RENDRE LA VOITURE SUPERFLUE « 

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