WILLIAMSBURG

Sur la rive orientale de l’East River, lieux tendance et résidences ont remplacé les usines à l’abandon. Et les yuppies investissent cette aire incontournable du New York branché.

REPORTAGE PHOTO : SCOTT HOUSTON/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Lorsque Andrew Tarlow inaugura son restaurant le Diner dans l’ombre du pont de Williamsburg, en 1998, le quartier était encore un inquiétant no man’s land.  » Nous étions à un quart d’heure de marche de la station de métro la plus proche, raconte-t-il. Je me disais que personne ne viendrait jamais.  » Heureusement pour lui, l’immeuble d’en face, une ancienne manufacture, venait d’être investi par des artistes. La plupart n’avaient pas de cuisine ; le restaurant devint leur cantine. Entrepreneur intuitif, Andrew Tarlow était arrivé au bon moment, au début de la vague d’embourgeoisement qui devait métamorphoser ce quartier de Brooklyn. Quand la vague se mit à enfler, son empire grossit aussi. Au fil des ans, il ouvrit un deuxième restaurant, puis une boucherie artisanale, la seule de la ville à ne proposer que de la viande locale.

Début mai, l’inauguration du premier hôtel bobo chic de Brooklyn (à partir de 179 dollars la nuit), dans une ancienne usine textile de Wythe Avenue, a marqué à la fois son couronnement et celui du quartier. Créé en partenariat avec le jeune promoteur Jed Walentas, le Wythe Hotel attire, selon le New York Times,  » des hordes venues de Manhattan, d’Asie ou d’Europe à la recherche d’une aventure à Brook-lyn « .

Immeubles de luxe, bars et marinas…

La créatrice de mode Alice Ritter, qui réside sur le trottoir d’en face depuis onze ans, confirme l’ampleur de l’impact :  » Le soir et le week-end, il y a du monde partout. C’est arrivé d’un coup. Du jour au lendemain, j’ai commencé à voir des taxis dans ma rue.  »

Dans les années 1990, on ne croisait jamais de taxi et rarement âme qui vive sur Wythe Avenue. Au terme d’une désindustrialisation amorcée trente ans plus tôt, la rive orientale de l’East River déroulait un paysage désolé d’usines désaffectées, de terrains vagues semés d’ordures et de parkings grillagés. Le quartier était pauvre. Les maisons ouvrières des rues résidentielles hébergeaient pour l’essentiel des immigrants polonais (au nord), des Dominicains et des Portoricains (au sud), et des juifs orthodoxes (à l’est). C’est à ce moment-là que la  » classe créative « , pour emprunter l’expression du sociologue américain Richard Florida, entama son exode vers Brook-lyn, chassée de Manhattan par l’inflation des loyers. Premier arrêt sur la ligne de métro en provenance de l’East Village, Williamsburg avait de l’espace à revendre, et une belle lumière rasante en fin de journée.

Toutes les histoires de renouveau urbain se ressemblent. D’abord, les indigènes et les envahisseurs coexistent, plus ou moins pacifiquement.  » La semaine où j’ai emménagé, je me suis fait insulter dans la rue par une vieille Polonaise, raconte Alice Ritter. Pour eux, nous étions le début des mauvaises nouvelles.  » Puis le remodelage du quartier commence. A Williamsburg, les boucheries polonaises furent remplacées par des épiceries fines et des cavistes bio. En 2005, plusieurs promoteurs demandèrent à la ville un vaste changement du plan local d’urbanisme pour permettre la construction d’immeubles résidentiels au bord de l’eau. D’étincelants grands ensembles furent érigés sur les berges, désormais à portée de Wall Street grâce à une nouvelle liaison en ferry, et on vit apparaître des poussettes de marque sur les trottoirs du quartier. Les artistes avaient pavé le chemin pour les yuppies.

Le dernier recensement confirme ces changements visibles à l’oeil nu. La partie littorale de Williamsburg a vu sa population augmenter de 125 % entre 2000 et 2010. Dans le même temps, l’ensemble du quartier a perdu 25 % de ses résidents hispaniques. Les loyers ont augmenté de 30 % par endroits, et le revenu médian, de 22 %. Et ce boom ne fait peut-être que commencer. Cet été, Jed Walentas a racheté la célèbre usine Domino, une raffinerie de sucre dont la haute cheminée est emblématique de la berge, pour la transformer en immense complexe résidentiel. En matière de  » gentrification « , ce promoteur en connaît un rayon. Son père, David Walentas, a fait fortune en transformant le berceau de l’industrie du carton, Dumbo, en quartier résidentiel, aujourd’hui le plus cher de la circonscription.

Jusqu’où le développement économique peut-il aller ? Selon Andrew Tarlow, tout dépendra des acteurs immobiliers.  » Si l’approche des promoteurs est respectueuse des équilibres, le quartier ne perdra pas son âme « , dit-il. S’ils sont moins scrupuleux, il pourrait connaître un sort comparable à celui du MeatMarket de Manhattan, ancien district des grossistes en viande devenu night-club à ciel ouvert. La pression est bien là : lors de sa dernière assemblée, le community board de Williamsburg (sorte de conseil d’administration communautaire, formé de résidents élus) a dû examiner 99 demandes d’autorisation administrative à servir de l’alcool, un record. Depuis deux ans, il se bat en vain pour obtenir de la ville un moratoire sur ces permis.

 » Il serait dommage que la rive ne soit plus qu’immeubles de luxe, bars et marinas, estime pour sa part l’écrivain Phillip Lopate, auteur d’un livre sur les berges de Brooklyn. New York n’est pas juste une ville de loisirs et de consommation. C’est un lieu où se fabriquent et se transportent des biens manufacturés, et c’est une ville d’immigration, qui a besoin d’emplois non qualifiés.  » Les artistes, eux, ne sont plus là pour déplorer les changements. Ils ont décampé depuis longtemps vers d’autres horizons.

STÉPHANIE CHAYET

Les loyers ont augmenté de 30 % par endroits, et le revenu médian, de 22 %. Ce boom ne fait peut-être que commencer

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