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Cocteau, l’aigle à dix têtes

Le Vif

Il a écrit des poèmes, des pièces, des essais, peint, dessiné, filmé, aimé… Le funambule touche-à-tout, disparu il y a cinquante ans, ne se prête pas aisément au portrait, chinois ou pas. Tentative façon puzzle.

Le Prince frivole Ce surnom qui va si bien au jeune Cocteau (1889-1963) est le titre de son premier livre paru au Mercure de France, en 1910 – il n’a alors que 21 ans. Prince, il ne l’est pas vraiment, sinon par le charme de sa conversation et son aisance. En fait, il vient d’un milieu bourgeois parisien cultivé, où l’art occupe une place centrale. Frivole ? Cocteau en a les apparences, mais il porte en lui une blessure secrète, le suicide de son père, lorsqu’il a 9 ans.

Le symboliste

Sa carrière littéraire s’engage sous l’influence de la poétesse Anna de Noailles, qui lui inspire ses premiers poèmes, reniés par la suite. Cocteau fonde une revue, Shéhérazade. Le chouchou des salons s’habille en poète maudit et se propose de devenir le nouveau Rimbaud. Il place son oeuvre sous le signe de la poésie, ces « noces bizarres du conscient et de l’inconscient ». Tel un funambule, il s’essaie à tous les genres.

L’homme de théâtre

Tout ce qui brille à Paris, Cocteau s’en approche. Dans les années 1910, les Ballets russes représentent l’avant-garde artistique et mondaine. Dès lors, le jeune poète fait tout pour être adopté par Diaghilev. L’imprésario, mi-intéressé mi-excédé, lui lance ce défi : « Etonne-moi ! » En 1912, son ballet Le Dieu bleu subit un échec cuisant, qui convainc Cocteau d’abandonner l’orientalisme fin de siècle. En 1917 est créé Parade, poème gestuel évoluant dans l’univers du cirque et du music-hall, avec des décors de Pablo Picasso et sur une musique d’Erik Satie. C’est un beau scandale et Apollinaire signale « le point de départ d’une série de manifestations de l’esprit nouveau ». Cocteau fait une entrée fracassante dans le monde du spectacle. Après Parade, on compte une vingtaine de pièces de théâtre, sans compter l’opéra et le ballet.

Le surréaliste

La scène est son domaine et il y poursuit sa quête d’un avant-gardisme divertissant mêlant danse, musique et théâtre. Dans le célèbre Boeuf sur le toit, il n’y a pas à proprement parler d’histoire. Le décor : un bar qui voit défiler un bookmaker, un nain, un boxeur, une femme habillée en homme, des hommes habillés en femmes, un policier qui se fait décapiter par un ventilateur… Dada n’est pas loin. Cocteau publie Le Potomak, un ouvrage hybride, composé de dessins et de textes. Il est dédié à Stravinsky, un des artistes qu’il admire le plus, avec Picasso. Cocteau flirte avec les surréalistes, avant de devenir leur ennemi. Il est trop libre pour appartenir à un groupe.

Le néoclassique

Le touche-à-tout mondain se fait le partisan d’un « retour à l’ordre » esthétique. Il écrit Le Coq et l’arlequin, opuscule influent, qui donne lieu à la création du groupe des Six, dont l’importance alla croissant dans la vie musicale parisienne, jusqu’à devenir l’emblème d’une certaine impertinence à la française. Tournant le dos à l’avant-gardisme, Cocteau décide en 1922 « de recoudre la peau de la vieille légende grecque et de la mettre au rythme de [l’]époque ». Il débute avec Antigone ; suivront Orphée et OEdipe Roi, anticipation du mouvement néoclassique européen. Avec La Voix humaine, en 1930, monologue téléphonique où une femme dit son mal de vivre à un homme qu’elle aime et qui la délaisse, Cocteau pousse le dépouillement à l’extrême. Ce sentimentalisme sans affectation fait également le prix du roman Les Enfants terribles, écrit à la même époque dans un style lumineux et lapidaire.

Le cinéaste

Toujours à l’affût des nouveautés, Cocteau expérimente le pouvoir du cinéma dès 1930 avec Le Sang d’un poète. « Je sais écrire en pellicule comme avec l’encre », conclut-il. Jusqu’au Testament d’Orphée de 1961, Cocteau sert le 7e art comme scénariste, dialoguiste, cinéaste, acteur ou président d’honneur du Festival de Cannes. Il adapte certaines de ses oeuvres et signe des films singuliers (Orphée, La Belle et la bête), synthèse a priori impossible du cinéma et du rêve.

Le dessinateur

Parallèlement, il produit sans cesse des portraits, des affiches, des tapisseries, des poteries ou des mosaïques, « comme les moines font de la liqueur ». Sa méthode de dessin semble relever de l’improvisation jazzistique. Avec sa littérature à la pointe sèche et ses formules flèches, Cocteau écrit comme il dessine. Il travaille dans les avions, sur un coin de table entre deux rendez-vous, la nuit, partout et tout le temps. Ses facilités sont sidérantes, mais son art peut parfois sembler artificiel, sinon superficiel.

Le démodé

Passé ses premiers succès, Cocteau connaît des bonheurs divers à la scène. Il y revisite Shakespeare, le boulevard, l’Antiquité, puis le Moyen Age dans un cycle jugé injouable. Il s’attaque ensuite à la Renaissance avec Bacchus, critiqué pour son anachronisme. Ne sachant plus trop sur quel pied danser, Cocteau l’équilibriste multiplie les projets autobiographiques, les essais et les préfaces, consacre toujours plus de temps à son journal : sous le titre de Passé défini, il constitue le meilleur de son oeuvre tardive. Obsédé par son délabrement physique, il a recours, quelques mois avant de mourir, à des opérations de chirurgie esthétique. Lui, l’ex-champion de la modernité, est devenu un classique, membre de l’Académie française, court après les honneurs, qui finissent par le rattraper. Quand il meurt, en 1963, il est sans doute devenu plus célèbre que son oeuvre. « Cocteau s’est fatigué, puis brisé le coeur, à force de vouloir plaire », note vachement Paul Morand. Aux princes frivoles, la postérité a préféré des obsédés magnifiques (Proust) ou rageurs (Céline). Face à eux, Cocteau semble en effet bien léger et, finalement, démodé.

L’amoureux

Sous son éternel panache, le poète cache une suractivité maladive et de terrifiantes angoisses. Sa quête amoureuse a quelque chose de désespéré. Ainsi avec Raymond Radiguet, étoile filante des lettres françaises, il vit une histoire douloureuse particulièrement fructueuse. Elle les pousse à écrire en quelques mois quatre romans, Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel pour le plus jeune, Le Grand Ecart et Thomas l’imposteur pour l’aîné. La mort subite de Radiguet à 20 ans, en 1923, laisse Cocteau inconsolable. Sa rencontre avec Jean Desbordes le sort de son marasme. Alors que son compagnon publie J’adore, une apologie de l’homosexualité, Cocteau écrit Le Livre blanc, exposant les principaux événements d’une vie anonyme marquée par cette « orientation particulière que la société réprouve ». Les premiers tirages sont confidentiels, sans indications de lieu, d’éditeur, ni d’auteur, mais le Tout-Paris est au courant. Résultat ? Un mélange d’approbation et de scandale. Cocteau papillonne et ne rencontre l’homme de sa vie qu’à 48 ans : c’est Jean Marais, un jeune acteur de vingt-cinq ans son cadet. Celui qu’on surnomme « Jeannot » devient son « bon ange » pour le restant de ses jours, ce qui n’empêche pas le poète de vivre une solitude de plus en plus insupportable, accentuée par son addiction à l’opium.

Le gaulliste

Le Prince frivole des Années folles est devenu sur le tard gaulliste. Pendant la guerre, lui qui fréquente à la fois des membres de la Résistance et des Allemands note dans son Journal : « La radio anglaise m’accuse de collaborer. La presse franco-allemande m’accuse d’être gaulliste. Voilà ce qui arrive aux esprits libres qui refusent de se mêler de politique et n’y comprennent rien. » A la Libération, il comparaît devant les comités d’épuration du cinéma et des écrivains, et est acquitté. Il ressuscite sous de nouveaux masques.

Cinquante ans après sa disparition, Cocteau continue de fasciner par son aptitude à « faire de lui-même ce qu’il voulait », comme le note son biographe Claude Arnaud. Sa capacité à transmettre avec légèreté des choses profondes est intacte. On la trouve résumée dans son dernier trait d’esprit : « Je reste avec vous. »

Par Bertrand Dermoncourt.

Le Passé défini. Journal, 1962-1963. Gallimard, 400 p. ;

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