Herman Van Rompuy et Karel De Gucht © Franky Verdickt

Van Rompuy : « Les Britanniques ont voulu le chaos et ils l’ont organisé. Par entêtement, par nostalgie et un sentiment de supériorité »

Depuis le référendum sur le Brexit, les Européens et les Britanniques pansent leurs plaies. L’ancien président du Conseil, Herman Van Rompuy (CD&V), et le commissaire européen Karel De Gucht (Open VLD) évoquent « the day after » et l’avenir du projet européen.

Êtes-vous surpris par le résultat du référendum?

HERMAN VAN ROMPUY: Je savais qu’en cas de pire scénario on aboutirait au divorce, mais quand il s’est réalisé, j’ai été surpris et choqué. Et pour être sincère, triste, si je peux utiliser ce mot humain (De Gucht acquiesce). Karel et moi avons consacré une partie importante de notre vie politique au projet européen. J’ai grandi avec l’idéal européen : être flamand pour devenir européen

La victoire du camp du Leave était non seulement surprenante, mais étroite.

VAN ROMPUY: Il est criminel de prendre une décision aussi importante avec une majorité aussi étroite. Cette décision pèse plus lourd qu’une réforme de la constitution, et celle-ci doit être ratifiée dans tous les pays démocratiques avec une majorité extraordinaire ou des deux tiers.

KAREL DE GUCHT: En fait on va encore plus loin, il s’agit véritablement de la fondation d’un état.

VAN ROMPUY: Les Britanniques ont voulu le chaos et ils l’ont organisé. Par entêtement, par nostalgie et un sentiment de supériorité déplacé au 21e siècle.

DE GUCHT: J’ai toujours été contre les référendums. On ne dirige pas un pays, et encore moins un continent, par referendum. Un referendum prend la température, mais ne pose pas de diagnostic.

VAN ROMPUY: En plus, une question à laquelle il faut répondre par oui ou par non exerce automatiquement un effet polarisant. L’avantage de la clarté ? N’importe quoi. Notre société est déjà malade de contradictions.

Est-ce un moment charnière de l’histoire de l’Union européenne?

DE GUCHT: Je ne crois pas qu’il crée un nouvel avenir pour l’Europe. Nous nous sommes affaiblis, alors que pour des raisons géopolitiques nous allons devoir intégrer encore plusieurs pays d’Europe de l’Est. Cet élargissement affaiblira encore la cohésion interne.

VAN ROMPUY: Il n’y aura pas d’implosion de l’Union européenne, mais le départ du Royaume-Uni est une amputation. Le cas britannique est très spécifique. Ils sont entrés plus tard parce que Charles de Gaulle les en a empêchés. Ils ne sont membres ni de la zone Schengen, ni de la zone euro. On leur a accordé des exceptions pour la Justice, la sécurité et le secteur social. En fait, ils n’étaient pas un membre comme les autres. Il faut cependant admettre que le Royaume-Uni est toujours un grand pays. Il est membre du Conseil de sécurité des Nations-Unies et c’est une puissance nucléaire. Et dans quelques décennies, ce sera le pays le plus densément peuplé d’Europe.

DE GUCHT: Je reviens d’un voyage de quinze jours en Asie. Là-bas on est abasourdi par ce qu’il se passe ici. Géopolitiquement, on paiera très cher le départ du Royaume-Uni.

Qui paie ce prix? L’Europe ou les Britanniques?

DE GUCHT: Les deux. Suite au départ du Royaume-Uni, l’Asie considère l’Europe comme un partenaire moins fiable et plus faible. Les Britanniques perdent sur tous les fronts. La livre britannique a déjà fort baissé de valeur. Et pourquoi ? Après le divorce, le Royaume-Uni se retrouvera dans une situation économique qui ne sera pas très différente de sa position actuelle. Si les Britanniques suivent le modèle norvégien, qui leur permet de participer au marché interne européen, ils devront suivre les règles de l’Europe. Mais alors ils n’auront plus rien à dire du tout. Après le Brexit, leur position sera encore plus inconfortable que maintenant.

Êtes-vous certain qu’ils suivront le résultat du référendum ?

DE GUCHT: C’est un référendum consultatif qui doit être ratifié par la Chambre des communes. Si ce vote est la semaine prochaine, je ne vois pas de problème. Mais que se passera-t-il si le vote n’est que dans trois mois et qu’il y a des élections dans l’air ? Que se passera-t-il si l’économie continue à décliner ? Alors, chaque parlementaire pensera à sa personne.

VAN ROMPUY: Je ne pense pas qu’ils oseront ne pas suivre le résultat du référendum.

Que pensez-vous des atermoiements de Boris Johnson à voter l’article 50?

VAN ROMPUY: Je pense qu’il souhaite se concentrer sur le poste de premier ministre. C’était et ça reste sa priorité. Le reste peut attendre. Il sait que le camp du Leave n’est pas prêt pour les négociations.

Est-ce l’occasion du grand saut en avant pour l’Europe, comme l’espère Guy Verhofstadt ?

DE GUCHT: Non, on n’ira pas plus vite sans le frein britannique. Les 27 états membres restants ont des positions divergentes sur énormément de sujets. S’il est vrai que le Royaume-Uni était difficile sur certains plans, le pays exerçait le droit européen comme il fallait, beaucoup mieux que la Belgique. Nous les Belges, nous sommes peut-être les champions du monde en sentiment européen, mais notre pays a beaucoup de retard en ce qui concerne la traduction du droit européen en lois belges.

VAN ROMPUY: J’ai été président du Conseil européen pendant cinq ans. Je ne peux pas dire que les Britanniques nous aient empêchés de faire dans la zone euro ce que nous pensions devoir faire. Si parfois nous sommes intervenus trop tard et si nous avons trop hésité, cela n’avait rien avoir avec les Britanniques, mais avec les différends entre les états membres de la zone euro.

Ne vaudrait-il pas mieux que David Cameron démissionne immédiatement, au lieu d’attendre le mois de septembre?

VAN ROMPUY: Il est politiquement mort. Son parti n’a pas encore de nouveau leader et donc c’est Cameron qui dirige de fait un gouvernement d’affaires courantes. Sa proposition d’organiser un référendum, et je m’exprime prudemment, était la pire décision politique de ces dernières décennies. C’est comparable à la décision en 2008 de laisser la banque d’affaires américaine Lehman Brothers faire faillite. Je pense que David Cameron a voulu se venger de son parti : j’ai été obligé d’organiser ce référendum, maintenant débrouillez-vous.

DE GUCHT: J’ai consacré la plus grande partie de ma carrière au projet européen. Je suis triste et furieux contre Cameron. Il a commis une erreur historique inimaginable. Et maintenant, son successeur n’a qu’à « nettoyer ».

C’est le triomphe de populistes comme Marine Le Pen et Geert Wilders.

DE GUCHT: Oui. Regardez les États-Unis. On ne peut expliquer l’avènement de Donald Trump et Bernie Sanders sans se référer à un courant sous-jacent de populisme. Il y a quelques années, cela aurait été impossible. Cette lutte entre la globalisation et le nationalisme est une réédition de la lutte entre le communisme et le capitalisme. Le nationalisme n’offre pas de solution aux problèmes actuels, mais il est tentant pour les gens qui se sentent désavantagés par la globalisation.

VAN ROMPUY: Le populisme est plus ancien que la crise bancaire et que la crise européenne. N’oubliez pas qu’en 2004 près d’un Flamand sur trois a voté pour le Vlaams Belang. Le noyau dur du populisme est lié aux problèmes de migration. Quelqu’un qui a peur se replie sur lui-même. Le nationalisme en est la traduction politique. L’Europe souffre d’une crise identitaire, comme on l’a vécu en mai 68.

DE GUCHT: (acquiese) C’est une réédition de 1968. Et si remonte encore plus loin dans l’histoire, la Première Guerre mondiale aussi découle d’un clash sociologique. J’espère toutefois que cette crise ne se terminera pas par un conflit armé.

VAN ROMPUY: N’oubliez pas l’enthousiasme des gens quand la Première Guerre mondiale a éclaté. Heureusement, c’est devenu une pensée étrange grâce à l’Union européenne. Les Britanniques s’imaginent toujours qu’ils sont un peuple particulier. J’ai entendu quelqu’un dire pendant la campagne : en 1940 aussi, nous nous sommes débrouillés seuls. Alors que sans aide américaine, ils n’auraient jamais réussi.

La Grande-Bretagne est un cas très spécifique. Il y a la nostalgie d’un passé grandiose, le sentiment insulaire. Culturellement, cela fait cinquante ans qu’il y a une rupture avec l’Église catholique, ce qui l’a éloignée de l’Europe occidentale. Du coup, le populisme au Royaume-Uni vise davantage l’UE. En France, en Belgique et aux Pays-Bas, le mécontentement est important aussi, mais je ne peux pas m’imaginer que dans ces pays il y aurait une majorité en faveur d’une sortie de l’Union européenne.

DE GUCHT: Je pense que vous seriez surpris, si vous organisiez un référendum aux Pays-Bas ou en France. Je ne pense pas qu’il y aurait une majorité en faveur d’une sortie de l’EU, mais elle pourrait être très étroite.

VAN ROMPUY: Au niveau national aussi, il y a beaucoup de pays où la population est mécontente du fonctionnement de la démocratie. D’après les sondages, François Hollande atteint encore 14% et aux Pays-Bas les partis du gouvernement PVDA et VVD sont totalement rayés de la carte. Mais dans l’UE on associe le mauvais fonctionnement au droit d’existence. L’Europe est la soupape pour ce tout ce qui ne va pas sur le plan national.

DE GUCHT: On fait trop de politique sur le dos de l’Europe. Si on ne fait que taper sur une construction à laquelle on a participé, comment encore convaincre le citoyen ? On assiste même à ce phénomène en Belgique : le Vlaams Belang était toujours contre l’UE, ces dernières élections, les socialistes ont eu cette tentation et la N-VA retourne sa veste depuis un certain temps. (ironique) Peut-être que Bart De Wever devrait retourner chez David Cameron.

VAN ROMPUY: Cameron a été eurosceptique pendant presque toute sa période de gouvernement. Il faisait tout à contrecoeur. Il ne faisait que se vanter de tout ce qu’il avait empêché et de ses résultats. Et tout à coup, il a dû nous raconter à quel point l’UE est fantastique. C’est un switch auquel le citoyen ne croit pas.

Après le référendum, le président du UKIP Nigel Farage a annoncé immédiatement que l’UE était à l’agonie et que le Danemark et les Pays-Bas suivraient rapidement.

VAN ROMPUY: Je ne réagis pas à ce que dit cet imbécile.

DE GUCHT: Ah, ce Farage est un cinglé. Herman, c’est un hommage quand quelqu’un comme Farage vous traite de serpillière mouillée.

Cet imbécile a réussi sa campagne.

DE GUCHT: Il y a d’autres imbéciles qui ont marqué le cours de l’histoire. Il faut se méfier des comparaisons, mais prenez Adolf Hitler. C’était une nullité ! Un crétin qui n’arrivait même pas à trouver du boulot, mais qui a réussi à convaincre tout un pays et à faire 26 millions de victimes. Il faut se méfier de ce genre de gens. J’aime bien comparer ce Farage à quelqu’un comme Jean-Marie Dedecker. Il représente le même genre de danger. Il débite n’importe quoi, il n’est pas freiné par le moindre bagage intellectuel.

VAN ROMPUY: Mmm, méfiez-vous tout de même des comparaisons avec Hitler (réfléchit) En fait, la personne elle-même ne m’intéresse pas vraiment. Les déclarations de quelqu’un comme Trump ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse, c’est que son message est efficace. Qu’est-ce qui se passe dans cette société ? Comment se fait-il que la même société qui a élu un homme modéré comme Barack Obama aux deux dernières élections, court après quelqu’un comme Trump ?

DE GUCHT: On ne peut ignorer que Trump s’est servi du moment. Autant lui que Farage jouent sur l’insatisfaction d’une certaine façon. Les deux sont dangereux.

VAN ROMPUY: La globalisation place beaucoup de sociétés face à d’importants défis. Le chômage, la migration non contrôlée, le dumping social, le terrorisme : ce sont là des problèmes aigus pour lesquels on regarde l’Europe. Seulement, ce genre de problèmes ne se résout pas en un clin d’oeil.

L’Europe doit-elle devenir plus démocratique?

DE GUCHT: L’idée que l’Europe ne fonctionne pas démocratiquement, est ridicule. En fait, l’Europe est beaucoup plus démocratique qu’un état national. Si la Commission européenne lance une proposition de loi, tant le Conseil européen que le Parlement européen doivent donner leur accord. Nous avons pratiquement un régime parlementaire en Europe, ce qui compromet l’efficacité du processus décisionnel.

D’autre part, les Européens n’ont jamais pu évaluer votre politique de président du Conseil ou de commissaire européen.

VAN ROMPUY: (vivement) Avez-vous pu voter pour Charles Michel? Je suis moi-même devenu premier ministre sans être candidat. Pardon, mais ce que vous proposez là est une illusion. Nous sommes déjà pour ainsi dire surdémocratiques ! Il y a un parlement élu directement, et le Conseil européen est peuplé de premiers ministres et de présidents tous légitimes démocratiquement.

Vous ne trouvez pas que le déficit démocratique soit problématique ?

VAN ROMPUY: ça me fait toujours rire quand on parle de déficit démocratique. Quand les anciens pays communistes ont rejoint l’UE, ils avaient une peur commune : la dictature. Pour eux, l’UE était une garantie de démocratie. J’admets que l’UE doit mieux fonctionner, mais la teneur démocratique ne pose pas de problème.

DE GUCHT: Prenez la désignation du président de la Commission européenne. Celle-ci doit d’abord être approuvée par le parlement européen, ensuite elle forme une équipe qui doit à nouveau être approuvée. Je suis attaqué en permanence parce que les accords commerciaux ne seraient pas transparents, alors que ces traités doivent être approuvés par la Commission Barroso (2004-2014, NDLR). C’est idiot de prétendre que l’UE va mieux fonctionner si on la rend plus démocratique.

Entre-temps, certains Britanniques regrettent leur choix et souhaitent un deuxième referendum pour rester quand même.

VAN ROMPUY: Un deuxième référendum serait une espèce de cri de désespoir, mais à plus long terme on ne peut plus rien exclure. Les années à venir, il y aura encore beaucoup de développements inattendus. Qui vivra, verra.

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