SADDAM ARRÊTÉ, CE QUI VA CHANGER EN IRAK

La capture de l’ancien dictateur et son prochain jugement sont des atouts importants pour les Américains. Mais cette victoire ne garantit pas la remise en ordre du pays

C’est, avec quelques jours d’avance, un beau cadeau de Noël, sous les traits d’un vieillard à la barbe grisonnante, que vient de recevoir, à la fin d’une année éprouvante, le très croyant George W. Bush. L’arrestation de Saddam Hussein, le 13 décembre au soir, dans la cave d’une ferme située à 30 kilomètres au sud de son fief de Tikrit, où il se terrait comme une bête traquée, intervient à point nommé pour remonter le moral des troupes de la coalition. C’est mort ou vif que l’Amérique, derrière son shérif planétaire George W. Bush, s’était juré de mettre la main sur celui dont elle avait fait, à défaut de retrouver Oussama ben Laden, chef de l’organisation terroriste Al-Qaida, l’un des responsables des attentats du 11 septembre 2001, c’est-à-dire l’incarnation du mal absolu. Depuis samedi dernier, dans la soirée, au terme d’une des plus grandes chasses à l’homme de l’Histoire, voilà cette mission, baptisée  » Aube rouge « , accomplie. C’est dans un véritable trou à rats, dont l’entrée était cachée par des briques et des ordures, que l’ancien raïs, arrogant et mégalomane, a été arrêté sans résistance et s’est soumis à un prélèvement de salive pour identification génétique. Il était en possession de 750 000 dollars en liquide, d’un pistolet et de deux kalachnikovs AK 47. A l’extérieur, un taxi orange et blanc l’attendait en prévision d’une nouvelle fuite vers une autre cachette.

 » Pas de triomphalisme, surtout pas !  » Depuis l’annonce à George Bush, dans sa résidence de Camp David, par sa conseillère pour la Sécurité nationale, Condoleezza Rice, vers 5 heures, dimanche matin, de l’arrestation de Saddam Hussein, les débats internes de l’administration Bush tournent principalement sur le meilleur moyen d’exploiter la meilleure nouvelle parvenue d’Irak depuis la fin officielle des hostilités. Mais la prudence est de rigueur, car, ainsi que devait le souligner le président américain, la violence en Irak ne va pas retomber de sitôt. Ainsi, les 14 et 15 décembre, l’explosion à Bagdad de plusieurs voitures piégées devant des commissariats faisaient de nombreuses victimes.

Chuck Hagel, membre de la commission du Renseignement du Sénat, un républicain fort critique à l’égard des cafouillages du département de la Défense, a néanmoins conseillé au président de profiter de cette étape décisive et de ce progrès incontestable pour établir une  » communication plus réaliste sur les aléas de la présence américaine en Irak « . Le discours de George Bush, d’une durée de cinq minutes à peine, illustre parfaitement cette modestie calculée, au moment où tout porte à croire que la résistance irakienne pourrait miser sa crédibilité sur un violent baroud d’honneur. Le fait que Saddam ait été capturé au fond d’un trou, dénué de tout système de communication, laisse penser que son commandement de la résistance antiaméricaine était certainement très distant ou limité et que son arrestation, loin de dissuader ses partisans, va les pousser à reprendre au plus vite l’offensive.

Un fort impact sur le moral des troupes

Mais l’événement est d’abord symbolique : Saddam Hussein, emblème de la résistance, était aussi, surtout, celui de l’impuissance américaine à asseoir son emprise sur l’Irak, le symbole, également, de son incapacité en matière de collecte de renseignements dans le pays, en raison de l’isolement paranoïaque des soldats américains et de l’hostilité grandissante de la population à leur égard. L’emplacement de la tanière de Saddam, une ferme appartenant à l’un de ses anciens aides de camp, aurait été révélé par un membre de sa famille après interrogatoire, voilà quelques jours, mais une traque intense durait depuis des mois.  » Sa trace a été retrouvée dans des dizaines, des centaines d’endroits « , a pu confirmer un porte-parole du commandement central.

 » Les jours de Saddam sont comptés « , assurait, un peu vite, le 20 mars dernier, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, alors que s’abattaient sur Bagdad les frappes aériennes américaines, tandis que, au sol, une fantastique armada fonçait, du Koweït, vers le nord de l’Irak. C’était il y a une éternité. Il aura fallu près de neuf mois pour trouver, selon l’expression de Rumsfeld,  » une aiguille dans une meule de foin « . A quel prix ! Aux 13 000 Irakiens, dont 4 300 civils, tués pendant l’offensive, entre le 20 mars et le 30 avril, sont venues s’ajouter chaque jour des dizaines d’autres victimes au sein de la population locale. C’est principalement le corps expéditionnaire américain, et ses alliés, notamment italiens et espagnols, tout comme les fonctionnaires irakiens ou les représentations d’organisations internationales, qui, depuis le récent mois de ramadan, ont payé un prix exorbitant. Ces derniers temps, le nombre d’attaques quotidiennes dirigées contre eux dépassait la trentaine. En trois semaines seulement, au cours du mois de novembre, quelque 70 soldats américains, italiens ou espagnols ont trouvé la mort dans des embuscades ou des attentats à la voiture piégée. Au total, près de 400 morts américains depuis le déclenchement de l’offensive. Même les hélicoptères militaires, frappés par des missiles, n’étaient pas hors d’atteinte. Aussi, la capture de l’ancien leader baasiste, contre lequel un tribunal de Bagdad venait d’émettre, au début de décembre, un mandat d’arrêt, devrait avoir un impact significatif sur le moral des troupes de la coalition, sur l’électorat américain, voire britannique, et, peut-être dans une moindre mesure, sur la résistance et la pugnacité de ses fidèles.

Bien des Irakiens ont longtemps refusé de croire à la mort d’Oudaï et de Qousaï, les deux fils de Saddam, tués lors d’une opération de l’armée américaine, le 22 juillet. Il leur faudra sans doute du temps pour admettre que, cette fois, l’après-Saddam a vraiment commencé. Que le retour du raïs relève désormais de l’impossible. L’arrestation de Saddam clôt un chapitre. Symboliquement, les Irakiens pourront se sentir enfin libres. Même s’ils ne le disent pas, beaucoup d’entre eux, délivrés de la peur avec laquelle ils ont vécu pendant des années, sont sans doute aujourd’hui, en leur for intérieur, soulagés de savoir que Saddam est hors d’état de nuire. En attendant un procès qui leur rende, enfin, leur mémoire et leur histoire.

Des crimes contre l’humanité

Banalisation de la torture, exécutions systématiques de prisonniers politiques, massacres à grande échelle des populations kurde et chiite, utilisation d’armes chimiques contre les forces iraniennes pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), ainsi que contre la population kurde irakienne : autant de crimes dont Saddam Hussein, maintenant prisonnier, aura à répondre tôt ou tard devant un tribunal. Tous appartiennent à la catégorie des crimes contre l’humanité, qui sont, par nature, imprescriptibles. Reste à savoir comment organiser le procès du dictateur, et devant quelle juridiction.

Méfiants à l’égard de tout ce qui peut venir des Nations unies, les Américains, qui ont abandonné, après l’avoir un temps envisagée, l’idée d’un tribunal des vainqueurs, comme à Nuremberg, penchent en faveur d’une justice irakienne.

La plupart des organisations humanitaires plaident, elles, pour une justice internationale en faisant valoir qu’elle serait à la fois plus crédible et plus adaptée à l’ampleur des crimes commis. Dimanche, le commandant des forces américaines en Irak s’est contenté de dire que cette question serait examinée ultérieurement. Il est fort probable que le dictateur capturé par l’armée américaine soit jugé par le tribunal pénal irakien dont la création a été annoncée, le 10 décembre, par le Conseil de gouvernement transitoire. Ce tribunal, qui siégera dans l’ancien musée personnel de Saddam Hussein, rendra ses jugements  » sur la base de la loi irakienne et du droit international « . Les juges seront irakiens, mais la cour pourra faire appel à des experts étrangers. Ce choix serait un signe fort de la volonté américaine de rendre aux Irakiens une souveraineté entière.

Les pièces du dossier à charge ne manqueront pas. A Bagdad, un bâtiment le long du Tigre, utilisé autrefois par les services de sécurité de Saddam Hussein, est aujourd’hui devenu le siège du Comité des prisonniers libres, qui tente d’aider tous ceux qui veulent connaître le sort de leurs proches disparus et pour la plupart exécutés par la police du régime baasiste. A la mi-juin, les noms de 200 000 disparus avaient déjà été compilés par ce comité créé par d’ex-prisonniers politiques qui, eux, ont eu la chance d’en réchapper et qui ont mis la main, après la chute de Bagdad, le 9 avril, sur des dossiers de la police et des services de renseignement. Trente ans de terreur minutieusement archivés. Tandis que des dizaines de charniers ont été exhumés, dans lesquels des milliers de cadavres ont été trouvés : chiites, Kurdes ou prisonniers politiques exécutés par la Garde républicaine ou par des responsables du Baas. Selon l’association humanitaire Human Rights Watch, au moins 290 000 personnes auraient disparu en Irak pendant le règne de Saddam Hussein.

Impitoyable, le dictateur ne reculait devant aucun moyen contre ceux qu’il soupçonnait de contester son autorité. Il redoutait particulièrement les chiites, majoritaires dans le pays. Dès le début des années 1970, plusieurs milliers d’entre eux sont déportés vers l’Iran. A la fin de 1974, cinq dignitaires religieux sont exécutés. Les premiers d’une longue liste. En février 1977, une marche d’une dizaine de milliers de personnes entre Nadjaf et Karbala, les deux villes saintes du chiisme, est violemment réprimée par l’armée. Deux ans plus tard, en 1979, l’ayatollah Muhammad Baqer al-Sadr, proche de l’ayatollah Khomeini, qui vient de prendre le pouvoir à Téhéran, est emprisonné après avoir publié une fatwa interdisant aux musulmans d’adhérer au parti Baas. Des émeutes éclatent alors dans plusieurs villes. De très nombreux religieux sont arrêtés, puis exécutés. Mohammed Bakr al-Sadr est lui-même passé par les armes le 8 avril 1980, en dépit de sa qualité de marja (source d’imitation), qui fait de lui une personne sacrée pour les chiites. Quelques mois plus tard, l’armée irakienne envahit l’Iran.

Les chiites vivent alors murés dans la peur. Mais, après la guerre du Golfe et la défaite de Saddam Hussein face aux armées de la coalition internationale, en 1991, c’est tout le sud de l’Irak qui s’insurge. En quelques jours, une quinzaine de provinces échappent au contrôle du pouvoir central. Les chiites espèrent que les Etats-Unis et leurs alliés les aideront à se débarrasser du dictateur. Seulement, à l’époque, ceux-ci n’ont pas l’intention de pousser jusqu’à Bagdad. Ils laissent donc les chars et les hélicoptères de Saddam écraser la rébellion. La répression est effroyable. Selon le chercheur Pierre-Jean Luizard, il est probable qu’elle ait fait plus de morts que toute la guerre du Golfe. Bon nombre des charniers découverts ces derniers mois remontent d’ailleurs à cette année sanglante.

Poursuivis par l’armée, beaucoup d’insurgés se réfugient, avec leurs familles, dans les zones marécageuses d’Al-Amarah et de Howr al-Hammar, difficilement pénétrables. Le raïs ordonne alors d’assécher carrément ces marais. En 1992, il lance la construction d’un  » troisième fleuve « , en fait un gigantesque canal, reliant le Tigre à l’Euphrate, qui draine les eaux affluentes. Résultat : trois ans après, ne subsistent plus que 2 000 kilomètres carrés de marais, sur les 20 000 qui existaient à l’origine.

Le recours aux armes chimiques

Avant leur assèchement, ces marais abritaient entre 200 000 et 250 000 personnes, la moitié environ étant des réfugiés et l’autre des  » Arabes des marais « , une population au mode de vie ancestral établie là depuis toujours. Le  » troisième fleuve  » et la répression en feront fuir environ 100 000 vers l’Iran. Des milliers d’autres, opposants ou supposés tels, sont arrêtés et exécutés. Tandis que les habitants traditionnels, privés de leur terre et de leurs moyens d’existence, seront relogés de force à la périphérie des villes du Sud. L’Irak, aujourd’hui, ne compterait plus que 10 000 Arabes des marais.

La rage du régime contre les chiites ne s’arrête pas là. Ainsi, en 1998 et 1999, la ville d’Albu Aysh, dans le sud du pays, est entièrement détruite. Il faudra du temps pour prendre toute la mesure de la répression. L’exhumation des fosses communes vient à peine de commencer ; des tonnes de documents sont à analyser, des témoignages à recueillir. En revanche, ce travail-là a déjà été fait au Kurdistan, devenu autonome sous la protection de la communauté internationale, en 1991. On y dispose donc d’informations plus précises.

En 1987 et 1988, Saddam Hussein lance une quarantaine d’attaques au gaz qui font des milliers de morts dans plusieurs localités du Kurdistan irakien. L’attaque la plus importante est celle, les 16 et 17 mars 1988, de Halabja, une ville de 45 000 habitants où, selon les estimations, entre 3 500 et 7 000 personnes seraient mortes, des milliers d’autres subissant, à présent encore, de graves séquelles. Les agents utilisés étaient un cocktail d’ypérite et de gaz neurotoxiques, tels que le sarin et le tabun. Mais il n’y a pas eu que Halabja. Une quarantaine de villages, au moins, ont subi le même sort. Après 1991, lorsque des fosses communes ont été exhumées, des analyses d’échantillons des sols ont prouvé l’existence d’agents chimiques dans plusieurs d’entre elles.

Ces attaques ont été perpétrées dans le cadre d’un vaste plan d’éradication de la guérilla kurde baptisé campagne  » Al-Anfal  » et qui s’est déroulé du 23 février au 6 septembre 1988, la dernière année de la guerre Iran-Irak. A l’époque, Ali Hassan Al-Majid, un cousin de Saddam Hussein surnommé  » Ali le chimique « , donné pour mort à Bassora au début de l’attaque anglo-américaine, en fut chargé. La campagne, menée en six phases distinctes, a fait l’objet, en 1993, d’un volumineux rapport de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch. Celle-ci estime que ce qui s’est passé peut être considéré comme un crime de génocide, au sens donné à ce terme par la Convention internationale pour la prévention et la répression du 12 janvier 1951, qui évoque  » l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel « .

Outre l’utilisation d’armes chimiques contre des populations civiles, la liste des exactions commises est effarante. Des parties entières du Kurdistan ont été déclarées  » zones interdites « , entraînant des déplacements forcés de population. Les villageois qui passaient outre, tout simplement pour aller cultiver leurs champs si ceux-ci se trouvaient dans ces zones, étaient aussitôt arrêtés et, pour la plupart, exécutés sommairement. Une directive d’Al-Majid précisait en effet que  » toutes les personnes capturées dans ces villages [interdits, NDLR] seront arrêtées et interrogées par les services de sécurité, et tous ceux âgés de 15 à 70 ans seront exécutés « . Quelque 2 000 villages et une douzaine de localités plus importantes ont été totalement détruits, littéralement rasés. Y compris les écoles, les mosquées, les exploitations agricoles ou les centrales électriques (qui ont pu être, sur certains documents officiels, retrouvés, à côté des noms de ces villages figure la mention  » brûlé « ,  » détruit  » ou  » purifié « ). Des dizaines de milliers de personnes, soupçonnées de sympathie pour les mouvements d’opposition kurdes, ont été arrêtées et emprisonnées dans de véritables camps de concentration. Les conditions y étaient telles que plusieurs centaines d’entre elles y sont mortes de malnutrition ou de maladie. Human Rights Watch estime qu’au total la campagne Al-Anfal s’est soldée par  » un bilan de 50 000 morts selon les estimations les plus optimistes, et probablement deux fois ce chiffre « . Le rapport de l’organisation humanitaire compare Al-Anfal aux méthodes des nazis vis-à-vis des juifs dans les régions de l’URSS occupées par l’Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait, en effet, d’une opération planifiée, minutieusement organisée, dans laquelle, outre les forces armées, ont été impliquées plusieurs administrations. Les exactions, au Kurdistan, n’ont pas complètement cessé, loin s’en faut, après la fin de la campagne. Une ville, Qala Diza, a encore été vidée de ses 70 000 habitants, puis détruite en juin 1989.

En dehors de la guerre livrée aux chiites et aux Kurdes, nombre d’Irakiens, y compris parmi les cadres du Baas, ont payé de leur vie le simple fait d’avoir été soupçonnés de manquer d’enthousiasme à l’égard du raïs. Devenus pour leurs proches des  » disparus « , certains ont été suppliciés à mort. D’autres ont été exécutés après un séjour plus ou moins long en prison. Puis inhumés nuitamment. Selon un décompte établi par le directeur des cimetières d’Al-Kar et de Sakran, dans la banlieue de Bagdad, 1 143 prisonniers politiques exécutés ont été ainsi enterrés dans le seul cimetière d’Al-Kar entre 1987 et mars 2003. Bagdad compte 14 cimetièresà

Saddam sera-t-il également jugé pour la guerre livrée à l’Iran en 1980 et l’occupation du Koweït par ses troupes en 1990 ? Washington a annoncé que ceux qui se seraient rendus coupables de crimes de guerre pendant la guerre du Golfe seraient jugés par une cour martiale américaine. Rien n’est prévu en revanche pour les huit années de la guerre Irak-Iran.

Les deux visages de la  » résistance  »

Pour avoir, à deux reprises, contre l’Iran, puis contre le Koweït, engagé son pays dans la guerre en envahissant des Etats voisins, Saddam Hussein doit être jugé. Mais le peuple d’Irak est également en droit de s’interroger sur le comportement de la communauté internationale, et notamment des puissances occidentales, qui ont soutenu la guerre livrée aux mollahs iraniens, puis sanctionné l’occupation du Koweït par un boycott condamnant 20 millions d’Irakiens à la misère.

Reste que la neutralisation du tyran baasiste n’implique pas, tant s’en faut, que sa capacité de nuisance ou celle des Irakiens qui ont pris les armes contre la présence de l’armée américaine sur leur sol ait pris fin. Anciens membres des services secrets, militaires démobilisés par les Américains, qui ont imprudemment décidé, après leur victoire, de rayer d’un trait de plume l’armée irakienne, comment ceux-là réagiront-ils en apprenant que le raïs est sous les verrous ? Pour cette  » résistance  » baasiste, il s’agit incontestablement d’un coup dur, même s’il est vraisemblable qu’elle n’était plus, ces derniers mois, directement pilotée par Saddam. Il n’est cependant pas exclu qu’elle se poursuive. A court terme, parce qu’elle semble avoir suffisamment d’argent pour ne pas manquer de main-d’£uvre. A plus long terme, parce qu’elle peut fort bien continuer à capitaliser, d’une part, l’inquiétude des sunnites, qui craignent de faire les frais d’une entente entre les Américains et la majorité chiite, et, d’autre part, le peu de sympathie de la population en général pour les Américains. A moins que ceux-ci ne s’efforcent enfin, après avoir mis Saddam hors d’état de nuire, de casser cette spirale qui fait d’eux des occupants et rend les  » résistants  » sympathiques aux yeux d’une population par ailleurs largement passive.

Reste l’autre visage de la  » résistance « . Celui des terroristes d’Al-Qaida ou de groupes appartenant à cette mouvance, dont tout indique qu’ils ont fait de l’Irak leur nouveau terrain de jeu. L’arrestation de Saddam, pour eux, ne changera rien. Ils ont déclaré la guerre à l’Amérique et à l’Occident. Anciens combattants du mouvement Al-Ansar, qui était avant la guerre basé au Kurdistan irakien, combattants salafistes infiltrés, venus du Moyen-Orient ou de l’Europe pendant et après la guerre, ceux- là ne rendront pas les armes.

Un camouflet à l’opposition

Les applaudissements émus qui ont salué le président américain lors de sa visite surprise à Bagdad, le 27 novembre dernier, n’ont que brièvement dissipé les craintes d’un enlisement américain en Irak, autant que le souvenir de sa spectaculaire fanfaronnade de mai 2003, lorsque, campé sur un porte-avions de l’US Navy, Bush célébrait  » la fin des hostilités « . La capture de Saddam Hussein en personne n’en constitue pas moins une décisive victoire politique et tactique pour un George W. Bush en campagne électorale. D’une part, elle donne à l’entêtement de la frange la plus belliqueuse de son administration l’image d’une persévérance de bon aloi, confirmant un discours officiel qui, en dépit des attentats et des pertes humaines, ne cesse de répéter que la coalition est sur la bonne voie à Bagdad.

D’autre part, ce coup d’éclat dément en partie les spéculations sur l’incurie, le manque de préparation et surtout la carence des services de renseignement américains en Irak. Des reproches qui constituent le c£ur de la tactique politique des opposants démocrates. Wesley Clark, ancien patron des forces de l’Otan au Kosovo et l’un des prétendants à l’investiture démocrate, a récemment mis dans la balance son aura guerrière et son expérience du terrain pour reprocher à Bush et à Donald Rumsfeld leur arrogance brouillonne au Moyen-Orient.  » Nous cherchions Ben Laden, puis nous nous sommes lancés aux trousses de Saddam Hussein, lançait-il lors de son dernier débat télévisé. Résultat, nous n’avons ni l’un ni l’autre !  » La capture du dictateur est un camouflet à l’opposition et ridiculise le  » défaitisme  » des partisans du retour progressif à une solution multilatérale et diplomatique de l’occupation. Elle constitue un jalon rassurant pour l’opinion publique américaine, émue et inquiétée par le retour presque quotidien des cercueils des GI morts en Irak, privée de points de repère, d’éléments d’appréciation de l’évolution du casse-tête irakien depuis la prise de Bagdad.

 » Il n’y a pas de substitut à la victoire « , avait pu clamer le très viril MacArthur. La capture de Saddam, pourtant, ne résout pas tous les problèmes liés à l’occupation de l’Irak. Mais la  » victoire « , même momentanée, vient réveiller le patriotisme de l’opinion, autant qu’elle coupe l’herbe sous le pied aux deux principaux détracteurs démocrates de Bush. Après Wesley Clark, John Kerry, ancien du Vietnam, n’a pu que tirer son chapeau au président pour sa courageuse tournée des popotes en Irak. Il devrait maintenant mettre un bémol à ses attaques sur l’aventurisme et le manque de préparation de l’après-guerre. Un leitmotiv qui, en pleine remontée de l’économie nationale, reste le seul, et faible, argument politique de l’opposition et de la minorité démocrate au Congrès.

Car l’Amérique a changé. Donald Rumsfeld lui-même, prié de garder un profil bas depuis quelques semaines et d’accepter sans trop broncher l’accélération du processus de restitution de souveraineté aux futures autorités irakiennes, n’a pas manqué, comme Bush, de fustiger en privé les  » torsions de bras « , les atermoiements excessifs des partisans du multilatéralisme : pour lui, le  » syndrome du Vietnam « , l’opposition pacifiste ou isolationniste à tout engagement militaire à l’étranger, est définitivement révolu. Ce bouleversement des valeurs et de la perception de l’opinion, amorcé par le choc du 11 septembre, lui a permis, après la guerre éclair d’Afghanistan, de  » vendre  » aux Américains la seconde offensive d’Irak. Le  » seigneur de guerre du Pentagone  » se plaignait pourtant, voilà trois semaines, dans un rapport confidentiel judicieusement transmis à la presse, du  » manque de visibilité et d’unité de mesure des progrès de la lutte antiterroriste mondiale « . La  » victoire  » de ses  » boys  » en Irak conforterait la prééminence de sa tactique d’occupation et une revanche savoureuse face aux  » mous  » du Département d’Etat.

A présent que Saddam est sous les verrous, Washington espère naturellement une réduction du nombre des attaques armées contre ses troupes. Maintenant que leur héros a quitté la scène, seuls les plus déterminés des fedayin de Saddam pourraient lier leur destin aux chefs tribaux les plus hostiles aux Etats-Unis.

Dans la partie d’échecs géopolitique que l’Amérique joue au Moyen-Orient, la neutralisation de Saddam Hussein représente un atout énorme. Dans un monde arabe très sensible aux rapports de force, les Etats-Unis recouvrent une marge de man£uvre pour organiser la sortie politique de la crise irakienne et échapper au piège colonial qui les menace depuis leur victoire militaire. Mais l’Irakien moyen, en particulier s’il habite dans une grande ville, a d’autres revendications : il souhaite, avant tout, que ses conditions de vie matérielle retrouvent leur niveau d’avant la guerre. Il demande, en particulier, le retour de la sécurité dans les rues et un approvisionnement électrique régulier. A défaut de quoi, le pays risque de partir à la dérive, de voir se creuser le fossé entre chiites et sunnites, et les Irakiens pourraient, après avoir fêté la chute de leur ancien dictateur, descendre de nouveau dans la rue, cette fois pour exiger le départ de leurs nouveaux maîtres. Avec l’arrestation de Saddam et à l’approche de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, à l’automne 2004, la tâche reste très difficile, mais la coalition dispose de nouvelles cartes pour trouver une issue.

Philippe Coste, Marc Epstein, Dominique Lagarde et Alain Louyot

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