L’opium du peuple

Fait anodin pour quelques-uns, passion dévorante pour la majorité, les people règnent souverainement sur nos sociétés. Au point d’évincer le pouvoir politique au rayon de la célébrité, et de dissimuler les vraies plaies du monde.

Aux jours désenchantés où les jeux ont supplanté la religion et les idéologies, les people –  » faux ami  » anglais du mot peuple – ont complètement envahi l’espace public. Aussi, dans notre société incertaine, certains sont plus ego que d’autres. Paris Hilton et Lady Gaga, dans tout l’éclat excentrique de leur nombril piercé, font baver plus d’encre que tous les politiques, intellectuels ou capitaines d’industrie fédérés.

Pour les uns, c’est juste un épiphénomène, une mode de substitution qui passera comme tout le reste. Mais ce n’est pas l’avis de Guillaume Erner,  » sociologue défroqué  » selon ses propres dires, devenu animateur des Matins de France Culture et journaliste à Charlie Hebdo, qui y verrait plus volontiers un  » fait social total  » comme eût dit naguère l’anthropologue Marcel Mauss, ou une vraie  » révolution anthropologique « , d’après le philosophe Marcel Gauchet.

Guillaume Erner, en effet, veut entendre qu' » en l’espace d’un siècle, les personnages historiques ont été remplacés par des personnages célèbres « . Certes, cette transformation ne s’est pas opérée en un jour. Elle se nourrit au contraire d’une longue évolution sociologique, qui passe par les temps chevaleresques du Moyen Age, puis les cours royales et, après la Révolution, l’avènement de la bourgeoisie, et ses salons décrits par Marcel Proust où conféraient précisément les  » gens du monde « .

Enfin vinrent les stars

Ensuite, avec le cinéma et la télévision, sont apparues les stars. Des stars pour tous les goûts, bons et mauvais, apparentées aux sphères de la télé, de la musique, de la mode ou du sport. Des magazines se sont même spécialisés dans la couverture de leur intimité, l’américain People, propriété du groupe d’information et de divertissement Time Warner, dominant à peu près le genre. Un genre aujourd’hui amplifié à un degré exponentiel par la Toile et les réseaux sociaux, soit l’exacerbation même de la  » démocratie  » médiatique. Passant au besoin du miel originel au fiel, parfois plus attrayant.

Conçue pour des gens  » que les people ennuient mais que la société passionne « , cette Souveraineté du people de Guillaume Erner est un ouvrage captivant qui séduira tous ceux qui aspirent à comprendre les rouages et ressorts du monde moderne. On lira qu’il s’y aide des lumières des grands pontes de la sociologie, Max Weber, Simmel, Durkheim ou Bourdieu, jusqu’à Marshall McLuhan, théoricien majeur des médias.

Si, avec les people, on se demande – en inversant le postulat de Leibniz –  » pourquoi il n’y a rien plutôt que quelque chose « , pourquoi tant d’insignifiance incontournable en somme, on en vient légitimement à s’inquiéter de la  » pipolisation de la politique « . Du Live Aid pour l’Afrique de Bob Geldof aux Restos du coeur de Coluche, on constate que la pipolisation de l’humanitaire  » parachève la dépolitisation des grandes interrogations […] et des remèdes à y apporter « . Tout se passe en effet comme si l’on pouvait guérir la pauvreté avec un peu de bonne volonté.

Ceci ne laisse guère d’inquiéter finalement quant à la démission du politique, et ne nous rassure qu’à moitié sur cette multitude de galas de charité en robes lamées et papier glacé avec une foultitude d’inconnus incommensurablement plus célèbres que nous. Demain, ils seront déjà oubliés, mais le phénomène de cette gloire de savon détermine aujourd’hui notre société, et semble bien parti pour durer. Tant s’en repaissent,  » quelque part « , les bas instincts.

La Souveraineté du people, par Guillaume Erner, Gallimard, 262 p.

Eric de Bellefroid

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