Cluedo nucléaire

Qui a tué l’ex-colonel Alexandre Litvinenko, mort à Londres le 23 novembre dernier après avoir été empoisonné par une substance radioactive rare ? Ainsi posée, la question évoque les parties de Cluedo des longs après-midi pluvieux. Pourtant, c’est plutôt à un jeu de piste géant, semé de leurres, de voies sans issue et de chausse-trapes, que s’apparente l’enquête sur le meurtre de l’ancien espion du FSB (ex-KGB).

D’abord, l' » arme  » du crime : le polonium 210. Pour en fabriquer, il faut un réacteur nucléaire. Selon John Large, ancien chercheur à l’Atomic Energy Authority britannique, il est impossible d’avoir accès à de telles technologies sans le soutien d’un Etat. A partir de ce constat largement partagé, les interprétations divergent : le choix du polonium était fortuit ou résultait d’une volonté de faire passer un message. Car l’affaire Litvinenko est survenue juste avant la rencontre consacrée au renouvellement du partenariat UE-Russie, auquel s’oppose Varsovie. Pologne, polonium : l’allusion serait claire. Et puis le meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa, en octobre dernier, n’avait-il pas été commis à la veille du voyage de Vladimir Poutine en Allemagne ? Ce qui accrédite la thèse d’une conspiration orchestrée par les ennemis du président russe. Mais, soulignent d’autres observateurs, on ne peut écarter l’hypothèse d’une vengeance de Poutine, accusé par Litvinenko d’avoir attribué aux Tchétchènes des attentats qu’il aurait lui-même commandités.

Certains établissent aussi un lien entre le meurtre de l’ex-espion et la tuerie de Beslan, en Ossétie du Nord, d’autres accusent d’anciens agents du KGB reconvertis dans des mafias russes, voire le milliardaire exilé à Londres Boris Berezovski. Une seule certitude : la technologie a beaucoup progressé depuis le  » parapluie bulgare « , utilisé en 1978 pour le meurtre – à Londres, encore – du dissident bulgare Georgi Markov…

Même s’il s’avérait que Poutine n’a pas trempé dans ces sombres manigances, le climat de violence et d’impunité qu’il laisse régner dans son pays leur offre un terreau idéal. Le président, lui aussi ex-agent du KGB, s’est juré que son pays retrouverait son rang de grande puissance. Et pour atteindre ce but ultime, son gouvernement foule aux pieds la liberté de la presse et l’indépendance de la justice et du pouvoir législatif. Les opposants au régime sont taxés d' » ennemis de la Russie « . Une loi, votée l’été dernier, autorise les services secrets à éliminer, à l’étranger, ces indésirables.  » Ceux qui choisissent de rejoindre les rangs du FSB doivent être dignes de confiance, et leur loyauté à l’égard de la mère patrie et de leur profession doit être inconditionnelle « , peut-on lire sur le site de l’organisation. Les données chiffrées sont frappées du secret d’Etat, mais les experts assurent que ces services ont bénéficié d’un accroissement considérable de leur budget à partir de 2000.

Certes, la vie de nombreux Russes s’est améliorée depuis l’accession au pouvoir, à la fin de 1999, du président – sa popularité en témoigne. Mais la croissance du pays n’est alimentée que par les prix élevés de l’énergie. Les inégalités s’accroissent, la démographie décline et la corruption, omniprésente, sabote le développement économique. Dans un contexte où se mêlent populisme, autoritarisme, paranoïa, impunité et un nationalisme chatouilleux non dépourvu de relents racistes, le diagnostic s’impose : le géant russe est malade. L’Europe a tremblé quand il s’est servi de ses ressources naturelles pour faire pression sur ses anciens satellites. Mais elle devrait plutôt craindre que le pays – avec ou sans son président actuel – ne cède encore davantage à ses démons. Un parlementaire russe indépendant, Vladimir Ryzhkov, jugeait récemment que Poutine  » semble passer d’une idée impériale de la Russie à une notion plus proche d’un Reich « …

d’ariane petit Rédactrice en chef adjointe

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