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Japon : Minami Soma, ville brisée

Il y a un an, le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima ont dévasté et en partie contaminé cette petite cité côtière proche de la centrale atomique. Ses habitants s’interrogent sur leur avenir. Beaucoup ont déjà fui. Restent les fantômes et les souvenirs.

Dans le nord-est du Japon, la côte pacifique de Minami-Soma, ville du département de Fuku- shima, s’étend sous un ciel de plomb, avec pour seul horizon de lourds nuages et une brume tenace. Immense terrain vague couvert d’une fine couche de neige, sa monotonie n’est brisée que par des tas de débris triés au fur et à mesure de leur arrivée. Ici les tatamis, là les tuiles ; ailleurs, les morceaux de béton et le bois. Alignées, les carcasses de centaines de voitures broyées forment un macabre parking.

Parfois, à l’emplacement de ce qui était une maison, un petit autel de fortune est dressé. De l’encens achève de se consumer. Une bouteille de saké se couvre de givre. Dans ce désert de boue et de neige traînent parfois des survivants, comme cet homme d’une trentaine d’années. Brisé, il n’est plus que colère et désespoir. « Les militaires ont mis des semaines à venir après le tsunami pour nous aider, assène-t-il. C’est moi qui ai sorti des décombres de ma maison, seul, avec mes mains, les corps de ma femme et de mes enfants. » A Minami-Soma, un an après la catastrophe du 11 mars, l’amertume ronge les c£urs. Il y a de quoi, tant la petite ville de 71 000 habitants, connue pour son festival équestre annuel, le Nomaoi, héritage d’une tradition guerrière millénaire, a souffert.
Victime du séisme de magnitude 9, elle a vu ses côtes ravagées par le tsunami. Bilan : 640 morts, 7 disparus et des centaines de maisons balayées par la vague. Puis ce fut l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima, bâtie à une vingtaine de kilomètres plus au sud. Le 22 avril, le gouvernement a décrété une zone interdite dans un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale, puis une autre, entre 20 et 30 kilomètres, de recommandation d’évacuation. Ajoutez les espaces dévastés par le séisme et les « hotspots » de contamination radioactive, et Minami-Soma s’est retrouvée coupée en cinq. La ville s’est sentie profondément isolée quand, dans les premiers jours du drame, la nourriture et l’eau ont manqué, forçant son maire, Katsunobu Sakurai, à lancer un appel au secours sur Internet. Ici comme ailleurs dans le Tohoku, cette région de petites gens qui autrefois « montaient » à la capitale pour des travaux saisonniers mal payés, d’aucuns ont cru percevoir une certaine indifférence du reste de l’archipel.

Il a fallu reloger 7 000 réfugiés

Parmi les innombrables casse-tête à résoudre, il a fallu reloger 7 000 réfugiés – ceux qui ont perdu leur maison, ainsi que ceux qui ont dû quitter leur foyer car il est situé dans la zone interdite des 20 kilomètres. Pour cela, 2 665 logements provisoires (kasetsu-jutaku) ont été bâtis. L’un de ces ensembles se découvre au détour d’un virage, en bordure d’une route de campagne. Perché sur un vallon, au milieu des champs et à deux pas des forêts, dans le quartier de Kashima, il donne une impression de camp sans barbelés, un peu triste et très isolé.

Construits en bois, numérotés et bien alignés sur une étendue de goudron couchée à la hâte, les logements d’une quinzaine de mètres carrés, fournis avec réfrigérateur, télévision et cuisinière, s’étendent autour d’un vaste parking. La journée, les enfants sont à l’école ; les jeunes, au travail. Ne restent que des personnes âgées, qui en ont gros sur le c£ur même si elles trouvent ici un peu de répit après avoir été ballottées des mois durant entre différents refuges. Elles ont fini par obtenir l’un de ces logements temporaires, attribués par tirage au sort au fur et à mesure de leur construction.

Alerte septuagénaire, Shizue Hara rappelle qu’elle a enchaîné cinq refuges avant d’arriver là : « J’ai même passé deux semaines à Tokyo, chez mon fils. » Marié et père de trois enfants, son garçon habite un petit appartement. « Ma belle-fille et mes petits-enfants ont dû passer plusieurs jours à l’hôtel. Ici, ça va un peu mieux. On peut retrouver le calme et il y a des amis. » Les autorités font tout pour réunir les habitants des mêmes quartiers d’origine.

Une politique dont profite une dame de 80 ans, qui s’apprête à emménager. Accompagnée de sa fille, elle évoque une gamine un jour de rentrée des classes : « C’est la première fois de ma vie que je vais vivre seule », glisse-t-elle, intimidée. Son visage s’éclaircit quand elle rencontre une amie de son quartier d’origine. Les deux femmes promettent de se revoir très vite autour d’un thé, histoire de papoter.

Car il y en a des choses à raconter, que l’on prend parfois avec le sourire. Emmitouflée dans un chandail multicolore, Fusae Kuroki, le visage tout rond et le sourire doux, vit avec un gros chien gris et trois chats, récupérés dans la zone interdite. « J’y suis allée avec des membres d’une association, raconte-t-elle en riant. Nous sommes partis vêtus d’une combinaison, avec un masque sur le visage et des outils. Il a fallu franchir quatre barrières. A la maison, les chats ne me reconnaissaient pas à cause de ma tenue. » Elle a dû la quitter puis a attiré les matous en leur offrant des chips, « leur plat préféré ». Mais l’affaire a pris des heures, au point que Mme Kuroki a dû parlementer avec les policiers en patrouille. « C’étaient des jeunes, envoyés de Kanagawa [sud de Tokyo]. Je leur ai raconté mon histoire et demandé de me pardonner. Ils ont compris. »

Environ 27 000 habitants ne sont toujours pas revenus

De telles anecdotes ne sont que des parenthèses, car les conversations reviennent toujours aux problèmes de l’après-catastrophe. Certains se plaignent de la politique du gouvernement et surtout de Tepco, la compagnie d’électricité de Tokyo propriétaire de la centrale endommagée, qui a promis des dédommagements à 500 000 victimes du drame nucléaire. « Moi, je n’ai pas encore fait ma demande, reconnaît Yukari Terada, mère de deux enfants. Les documents sont épais, c’est difficile à comprendre. Je n’en ai pas la force. » Beaucoup seraient dans le même cas.

Dans les logements temporaires, les réfugiés entassent aujourd’hui les souvenirs de la vie d’hier, des objets récupérés dans les décombres ou des photos de famille parfois abîmées par un séjour dans l’eau. Le quotidien s’organise malgré le froid qui s’engouffre partout, se jouant d’une isolation aléatoire. « Certains avaient l’habitude d’habiter dans de grandes maisons, explique Shinichiro Raku, réfugié lui aussi. Ils se retrouvent dans des maisons très petites, parfois seuls. » Jusqu’à quand ? « Normalement, nous devrons partir dans deux ans, ajoute-t-il. Mais il n’y a pas beaucoup de progrès dans la reconstruction. »
De fait, même le maire, Katsunobu Sakurai, qui affirmait au Vif/L’Express en juillet dernier que sa ville se rebâtirait « plus vite qu’Hiroshima », semble aujourd’hui plus sombre : « La route de la reconstruction est encore longue », reconnaît-il.

Rebâtir soulève de graves questions, aujourd’hui sans réponse. La ville a soumis en décembre un projet, accompagné d’une évaluation des coûts : 100 milliards de yens (925 millions d’euros) sur dix ans. Pour l’instant, les autorités n’ont pas donné leur accord. « Tout prend du temps, déplore le maire. Pour obtenir un budget du gouvernement, il faut passer par le département. C’est long. » L’édile ne peut compter sur les deux fonctionnaires de l’Agence de la reconstruction, envoyés par Tokyo. « Ils n’ont aucune autorité et se bornent à réunir des chiffres pour le gouvernement. » Si bien que Katsunobu Sakurai doit se rendre en personne dans la capitale pour effectuer certaines démarches.

D’autres obstacles, tels que la contamination radioactive, pourraient se révéler plus redoutables encore. « Environ 27 000 habitants ne sont toujours pas revenus », s’inquiète le maire. Les jeunes avec des enfants, en particulier, tardent à rentrer chez eux.
Naofumi Kamata, rencontré dans la ville, est parti avec femme et enfants pour le département de Hyogo (ouest du Japon) après la catastrophe. Il aimerait revenir et créer une petite entreprise de vente en ligne de produits pour animaux domestiques. Mais il constate que le niveau de radiation reste élevé dans sa maison : « Ça ne baisse pas », regrette-t-il.

« Entre 60 et 70 % de la population active vient travailler à Minami-Soma, mais a cessé d’habiter sur place », constate Teiichi Yamamoto, de la chambre de commerce de Haranomachi, au c£ur de la ville. Les écoles ont repris leurs activités en octobre 2011, avec moins de la moitié des effectifs d’avant la catastrophe.
L’exode est facilité par les mesures prises après le drame. Fujio Kowata, un employé de la mairie, a installé sa femme et ses enfants à Sendai, ville du département voisin de Miyagi, à 70 kilomètres au nord. « La municipalité de Sendai prend en charge le loyer, explique-t-il. Je fais l’aller-retour tous les jours. Cela me coûte cher en essence, mais, vous savez, mes enfants ont 1 et 2 ans. »

Outre l’absence du moindre jeune dans les rues, ce déclin brutal de la population ralentit encore l’économie locale, fondée sur l’agriculture, la sous-traitance automobile et le tourisme, et déjà frappée de plein fouet par la crise de 2008.

Hôtels et restaurants font le plein grâce aux travaux de nettoyage, mais les magasins voient leurs affaires s’effondrer. « Je réalise un tiers à peine des ventes que je faisais avant la catastrophe », déplore Shoji Oishi, qui tient un coquet magasin de vêtements à deux pas de la mairie. Quant au producteur de miso (pâte de soja) Iwamura, installé depuis le XIXe siècle dans de vieux bâtiments de brique et de bois qui ont résisté au séisme, il a perdu une grande partie de sa clientèle de maisons de retraite et d’hôpitaux. « L’avenir de la ville dépend aujourd’hui de la décontamination », estime Ryusuke Takahashi, président de la chambre de commerce de Haranomachi.

Une décontamination onéreuse et incertaine

Un constat qui sonne comme un cri d’alarme. Autrefois responsable de la réforme administrative à la municipalité, Tokio Hayama veille désormais sur la décontamination des bâtiments. « L’objectif est de ramener les niveaux sous la norme officielle, souligne-t-il. L’ouest est montagneux, et c’est là que la contamination est la plus élevée. »

Déjà, 17 maisons ont fait l’objet d’une opération de nettoyage : environ 5 centimètres de terre sont retirés, les murs sont lessivés et les arbres élagués. Les travaux prennent trois jours et coûtent 1 million de yens (9 250 euros). « Le résultat n’est pas garanti, explique Tokio Hayama, car le vent et la pluie pourraient ramener des particules radioactives. » Les terrains de sport sont « traités », eux aussi : 5 centimètres de terre sont retirés et enterrés dans des trous recouverts de bâches contenant de la bentonite, une argile bloquant le dégagement des substances radioactives, dans l’attente d’une solution définitive promise par le gouvernement. « Cela devrait nous coûter 40 milliards de yens [370 millions d’euros] par an, précise le maire. Or le budget de la ville ne dépasse pas 27 milliards de yens [248 millions d’euros]. »

Dans l’hôpital municipal, déserté par un tiers des médecins et infirmières, le Dr Tomoyoshi Oikawa, directeur adjoint, plaide pour une approche différente : « Il vaudrait mieux assurer un vrai suivi sanitaire des gens plutôt que de poursuivre une décontamination onéreuse au résultat incertain. » Parmi les 10 000 personnes contrôlées par son service, 98 % présentaient des niveaux considérés comme sûrs. « Personne ne sait à quel niveau se situe le danger, ajoute le médecin. Je conseille toujours aux personnes ayant des enfants en bas âge de partir. »

Minami-Soma semble condamnée, malgré la bonne volonté de ceux qui restent : au-delà de la petite ville, tout le département de Fukushima se vide peu à peu depuis la catastrophe, ainsi que le Tohoku, dans le nord-est du Honshu, la principale île de l’archipel. C’est un drame dont on parle peu du côté de Tokyo, comme si, sous les néons flamboyants de la capitale, on omettait sciemment de regarder cette région magnifique, blessée et maudite, reflet pourtant des problèmes de tout cet archipel de l’Orient extrême, vieillissant, déclinant… à l’horizon bouché.

DE NOTRE CORRESPONDANT PHILIPPE MESMER

LE SÉISME ET LE TSUNAMI 9 La magnitude du séisme.

30 mètres : hauteur de la vague, par endroits, lors du tsunami.

500 kilomètres de côtes ravagées.

15 787 morts.

3 302 disparus.

500 000 voitures détruites.

12 000 bateaux perdus.

18 100 milliards de yens (167 milliards d’euros) : montant des budgets déjà votés pour amorcer la reconstruction.

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