Alechinsky grandeur nature

Guy Gilsoul Journaliste

La vaste rétrospective organisée par les Musées royaux des beaux- arts de Bruxelles réjouit. Chaque ouvre est un rendez-vous avec la vie. Rencontre avec l’artiste et explications.

Depuis plus de six mois, du haut de ses 80 ans, Pierre Alechinsky prépare l’événement. Installé à Paris depuis 1952, il n’oublie rien de la Belgique de son enfance qui, sans en avoir l’air, nourrit son £uvre depuis plus de soixante ans. Rien non plus de ses premières expériences de l’art quand, lors de sa première exposition bruxelloise, en 1947, le critique Stéphane Rey avait été catégorique :  » Sans espoir.  » Bref, cette vaste rétrospective, qui rassemble plus de 100 pièces (peintures, estampes, dessins), est aussi une affaire de c£ur. Alors, toute cette année écoulée, il a travaillé pour que l’exposition soit la plus  » juste « . Dans un premier temps, en choisissant lui-même, chez lui, chez les collectionneurs et dans les musées, les £uvres qui seraient exposées. Puis en organisant lui-même la disposition de chacune dans un parcours audacieusement redessiné par le conservateur des Musées royaux des beaux-arts, Michel Draguet, en une suite labyrinthique de chambres blanches, passages et coins secrets.  » Chaque séquence, nous précise le peintre, doit être une phrase dont les toiles seraient les mots. Des phrases de poètes, avec leur rythme, leur résonance, leurs surprises qui ne peuvent fonctionner que dans ce seul lieu dont j’apprends, intuitivement et peu à peu, à ressentir la respiration. « 

C’est aussi la première fois qu’Alechinsky ose montrer ses tout premiers travaux réalisés juste après la guerre, alors qu’il était étudiant à La Cambre, dans la section imprimerie. Parmi ceux-ci, influencés par l’£uvre de Matisse, on retient une encre sur papier (un modèle de dos). Tout est déjà là, de sa pratique et de ses techniques à venir : le geste est calligraphié, le support léger, le pinceau furtif. A l’époque, pourtant, son professeur ne l’encourage pas et le force au contraire à reprendre le crayon  » 2 b bien taillé « .  » Il m’a fait perdre bien du temps, sourit Alechinsky. Mais je ne lui en veux pas. « 

En réalité, de cette contrariété, Alechinsky soutirera une détermination. Comme lorsque, à l’école Decroly (où il occupera, dès le début, le banc du cancre), ses instituteurs contrarieront son naturel de gaucher :  » Ils m’ont même inscrit pendant quelques mois dans un institut pour enfants retardés !  » Oui, l’enfant Alechinsky préférait la musique aux nombres ( » aujourd’hui encore, je n’utilise jamais le mètre, je mesure avec le seul compas… ou mes bras « ) et la liberté à la norme. En 1949, encouragé par l’ambiance de l’après-guerre où tout semblait possible, il participe à l’aventure collective des  » ateliers du Marais « . Il y rencontre un des hommes qui comptera le plus dans sa vie : Christian Dotremont. Le voilà enrôlé dans l’aventure du mouvement Cobra,  » ma véritable école « , répète-t-il. De là, à rejoindre le Paris de Montparnasse, il n’y avait qu’un pas et quelques belgicismes à éviter. Aussitôt, il s’inscrit au cours de gravure de Stanley William Hayter, le plus remarquable des maîtres graveurs de ce moment.  » J’étais depuis toujours intéressé par les procédés liés aux travaux d’imprimerie (une de mes seules découvertes à Decroly), confie-t-il, ses odeurs, ses outils, ses pratiques séculaires et cette ambiance de travail que je partageais avec d’autres artistes et l’équipe de l’atelier. Mais, au-delà de son enseignement, Hayter m’a fait un cadeau qui a été, avec le recul, ma véritable chance : un compte à crédit chez Lucien Lefebre-Founet. C’était le plus célèbre marchand de fournitures artistiques où se croisaient les Picasso, Matta, Ernst et consorts. Du coup, je côtoyais les plus grands, mais je posais aussi l’exigence du travail au plus haut niveau en accordant aux outils et aux matériaux un rôle premier. Je pouvais donc, sans compter, choisir les meilleurs pigments, toiles, brosses et pinceaux, papiers et châssis. Je ressortais avec les rouges cadmium les plus intenses, des bleus inouïs…  » Aujourd’hui encore, ce  » meilleur  » du matériau, Alechinsky le cherche, que ce soit dans les boutiques les plus lointaines (jusqu’à Pékin ou New York), mais aussi sur les marchés aux puces où il achète ces vieux papiers vierges ou imprimés (cartes de géographie, feuillets administratifs, planches de botanique…) dont les qualités et les images le fascinent.

Il lui faudra pourtant quelques années encore et peut-être la remarque du peintre surréaliste Max Ernst pour que le peintre se dégage à la fois du climat de son époque et de la peinture à l’huile :  » Vous passez trop de temps pour cette peinture, lui avait dit le vieux maître en 1954, il vous faut trouver un truc.  » Comment interpréter ce conseil ? En réalité, Ernst avait deviné la voie qu’allait bientôt suivre Alechinsky en  » allégeant  » sa manière par le recours à des matériaux plus fluides (encre, aquarelle et, plus tard, acrylique) et, du coup, accéder à une libération du geste lui-même. Or Alechinsky correspondait déjà avec un maître japonais du  » Sho Do « , la voie de l’encre. En 1955, il fait le saut, part à Tokyo et Kyoto. Alechinsky va donc trouver son  » truc « . Restait à le développer, le faire vivre, sursauter, virevolter en observant, avec une même attention, le monde spiralé d’une épluchure d’orange, les révoltes graphiques d’une racine de bambou ou les élans volcaniques d’une coiffe de gilles de Binche comme il le fait, avec tant de malice, avec les mots qu’il aime décomposer, recomposer, dynamiter :  » Certains tableaux sont réalisés en un seul jour. D’autres me demandent sept, voire dix ans de travail. J’ai même corrigé l’un d’eux, commencé en 1973, voici quelques semaines, spécialement pour cette exposition. « 

Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts, 3, rue de la Régence. Du 23 novembre au 30 mars. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. Tél. : 02 508 32 11 ; www.fine-arts-museum.be. A lire : Alechinsky de A à Y, par Michel Draguet, Gallimard. A voir, aussi : Reliefs d’industrie et autres saillies, travaux récents, au Salon d’art, 81, rue de l’Hôtel des monnaies. Jusqu’au 29 décembre. Tél. : 02 537 65 40. Aux éditions de la Pierre d’alun, d’ Insolations de nuit et deux lettres avec vues sur chaos, textes de Marcel Moreau, illustrations d’Alechinsky.

Guy Gilsoul

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