Ces filles aux se ins  » repassés « 

Pour désamorcer le désir des hommes, les mères aplatissent la poitrine des adolescentes à l’aide d’une spatule ou d’un galet brûlant. Cette pratique secrète, dont un quart des Camerounaises sont victimes, se répand en Afrique. Elle commence à être dénoncée

Posée au milieu des bassines, à fond les baffles, une radio rabâche You’re Beautiful, la bluette planétaire de James Blunt. Ça grésille, ça s’égosille. Pendant que ses frères se brossent les dents, en plein cagnard, Marianne rejoint sa mère dans la maison. Bijoux dorés, gloss sur les lèvres, cette fille de 25 ans brille de partout. Face à la télé, le portrait d’un commerçant cravaté, le père, trône sur le buffet. On a du mal à croire que ça puisse arriver ici, à Etoug-Ebe, un quartier aisé de Yaoundé. Et pourtant si. Alignés sur la table, trois ustensiles de cuisine : un pilon, une spatule et un galet. Les trois objets qui permettent aux mères de  » repasser  » les seins naissants des adolescentes, de repousser l’éclosion de leur féminité, de désamorcer le désir des garçons. Plaquant la pierre sur son c£ur, Philomène, la mère, grimace :  » C’est avec ça que je l’ai fait.  »

Avec ça, elle a appuyé. Fort, très fort. Avec ça, elle a écrasé les seins de ses filles, Marianne quand elle avait 13 ans, Carine dès ses 10 ans.  » Le matin, j’allumais le feu à la cuisine, raconte Philomène, je chauffais la pierre et je la mettais sur leurs mamelons.  » L’une criait, l’autre se débattait, mais elle insistait :  » Ces billes, c’est têtu ! Il fallait que ça rentre, sinon les hommes auraient dragué les petites.  » C’est la voisine qui le lui avait dit : elle avait pris la spatule pour dompter les rondeurs de ses filles. La cousine l’avait fait sur ses gamines. D’ailleurs, Philomène elle-même y était passée quand elle était adolescente.

C’était un secret de femmes. On n’en parlait pas. Au début, du temps de la grand-mère, on massait les seins des femmes pour rendre leur lait meilleur et éviter aux bébés d’avoir les fesses rouges. C’était ce qu’on croyait. Et, récemment, avec l’explosion des grossesses précoces – 1 adolescente sur 5 – les mères ont pensé que le repassage des seins permettrait à leurs filles de gagner du temps sur leur vie de femme. Au Cameroun, 24 % des filles ont subi le rituel frictionnel au début de la puberté.

 » Le sexe est tabou, on préfère effacer les signes de la puberté  »

Un geste qui consiste, à l’aide de feuilles, pierres, pilons ou fruits noirs, souvent chauffés, à écraser dès qu’ils surgissent les entêtants tétons. Une tâche pratiquée par les mères, mais 7 % des filles le font elles-mêmes.

Situé sur le golfe de Guinée, surnommé  » l’Afrique en miniature « , le Cameroun, qui compte 15 millions d’habitants et 250 ethnies différentes, a découvert, stupéfait, il y a trois mois à peine, l’ampleur du phénomène – qui touche aussi le Togo, le Bénin, la Guinée équatoriale. L’affaire vient d’être révélée par deux anthropologues camerounais, le Dr Flavien Ndonko et Germaine Ngo’o, à l’origine d’une enquête édifiante menée dans les 10 provinces du pays et financée par la GTZ, la coopération technique allemande.  » Le phénomène ne persiste pas, il commence ! affirme Flavien Ndonko, coordonnateur des programmes de santé à la GTZ. Une grand-mère de 82 ans nous a dit l’avoir subi, mais, à l’époque, les seins étaient repassés pour des raisons sanitaires. Aujourd’hui, c’est une stratégie pour retarder la sexualité des ados.  »

Le plus frappant, c’est que toutes les couches sociales et toutes les régions, rurales comme urbaines, s’adonnent à ce rituel. Le Littoral détient le taux record avec 53 %.  » En zone rurale, on dit que de gros seins empêchent de grandir, ajoute Germaine Ngo’o, coauteur de l’étude. Mais cette tradition sert surtout à éviter que les filles ne soient dérangées par les hommes. Ici, le sexe est tabou, on préfère effacer les signes de la puberté sur le corps plutôt que d’en parler.  » La hantise des parents, c’est la grossesse précoce, qui jette le discrédit sur la famille. Le Dr Ndonko poursuit :  » C’est une forme de mutilation, comme l’excision, un problème de santé publique.  » Les conséquences physiques et psychologiques du repassage des seins sont si préoccupantes qu’une campagne nationale de sensibilisation a démarré l’an dernier. Spots radio et télé, distribution de tracts : c’est la GTZ qui l’a lancée. Elle s’appuie sur de jeunes mères célibataires – les tantines – qu’elle a organisées en Réseau national des associations de tantines, le Renata. Il regroupe 61 associations et 5 000 filles chargées de l’éducation sexuelle des ados sur le terrain.

Un dimanche, à l’église protestante de Mballa 2, un quartier populaire de Yaoundé. Il est 9 h 45. Des femmes en boubou blanc chantent, tapent dans les mains, claquent la bise. A l’entrée du temple, immanquable en robe vert vif, Bessem Ebanga, 27 ans, la secrétaire exécutive du Renata, distribue les tracts –  » Laissons les seins pousser naturellement.  » Un homme le glisse dans son livre, la sainte Bible. Une étudiante en biologie le tient roulé comme un cigare :  » J’avais 7 ans quand ma mère me l’a fait.  » Une vieille s’énerve –  » Moi aussi, je l’ai subi, j’en suis pas morte !  » – et tourne les talons.  » Il y a du boulot, prévient Bessem Ebanga. Les mères croient agir pour le bien de leurs filles, les maris ne savent même pas que cela se passe sous leur toit.  » Midi, la fin du culte. Devant 600 fidèles, une femme à lunettes grimpe sur l’estrade fleurie. Au micro, elle lit les communiqués de la paroisse. Un vol de sac à main, une pensée pour les victimes d’un accident de train, puis un chiffre sur lequel elle insiste :  » 24 % des filles subissent le repassage des seins sous prétexte que ça attire les hormones !  » On glousse, on pouffe dans l’assistance. Elle poursuit :  » Chaque fille doit être fière de ses seins, c’est un don de Dieu.  »

 » J’ai tellement hurlé que ma mère a pris peur  »

La mère de Nadège, elle, trouvait ça gênant, ces boules sous le tee-shirt de la petite. Un après-midi, au retour de l’école, la pierre a chauffé dans la cuisine. Il a fallu que la fillette s’allonge. Il a fallu qu’elle se déshabille.  » Quand c’est ta mère qui te le demande et que tu as 9 ans, tu ne discutes pas, murmure Nadège, aujourd’hui âgée de 27 ans et étudiante en arts plastiques à l’université de Yaoundé. C’était comme si on me renversait de l’eau bouillante, j’ai tellement hurlé que ma mère a pris peur !  » Le galet lui a pourtant été infligé pendant trois semaines, tous les jours, à l’heure du goûter :  » Elle ne m’en a jamais reparlé !  »

La durée, l’ustensile, les filles se souviennent de chaque détail du rituel. Surtout de la douleur. Pour la première fois dans le pays, elles commencent à témoigner. La plupart n’en veulent pas au parent maltraitant, toutes imaginaient que c’était normal. Un service, pas un sévice.  » C’est pour ton bien !  » répétait sa tante à Mireille, 14 ans, en lui écrabouillant les seins à la spatule. Elle y croyait vraiment.  » Elle ne voulait pas que mon avenir soit gâché, raconte cette fille de militaire, 23 ans aujourd’hui. J’essayais de me maîtriser, mais je pleurais à l’intérieur. J’ai gardé des bleus un an.  »

Pendant que la télé diffuse de l’athlétisme, cet après-midi-là, Mireille et ses copines, ses voisines, réunies dans une baraque en brique grise du quartier Omnisport, un coin résidentiel de Yaoundé, racontent les épreuves qu’elles ont traversées. Cendrine a 22 ans, un job dans la confection et le regard ébène aux cils infinis. Quand elle avait 14 ans, ses cousins, l’£il rivé sur son tee-shirt pointu, la traitaient de miss Obus. Elle était rouge de honte. Alors, la nuit, elle se levait en cachette, chauffait le pilon à couscous.  » Je tapais, je tapais sur mes lolos. Ça faisait mal, je voulais que ça parte !  » Les autres filles renchérissent. Hortense, la voisine, 31 ans, boucles brunes, se lance :  » Moi, j’ai massé les seins de la fille de ma cousine, elle avait 14 ans.  » Sa poitrine est restée plate jusqu’à ses 16 ans.  » On a gagné deux ans, se félicite-t-elle. Si elle étudie aujourd’hui à la fac, c’est grâce à moi.  » Pas le temps de réagir, Hortense devance la question :  » S’il le fallait, je le referais.  »

A Yaoundé, capitale du pays, l’accessoire le plus à la mode chez les adolescentes n’est pas la basket Puma, c’est le serre-seins : 44 % des filles à la poitrine jugée prématurée ont porté le bandeau de contention.  » De nos jours, l’amélioration de l’hygiène, des modes de vie, de l’alimentation favorise la croissance rapide des seins, observe Micyline Sinou, gynécologue à l’hôpital général de Yaoundé. Avant, ils poussaient vers 13 ans ; aujourd’hui, c’est sept mois plus tôt. Or les parents comme l’Etat ont démissionné en matière d’éducation. La société est rongée par le chômage, les familles n’ont plus l’énergie.  » Il n’y a pas si longtemps, c’était les tantes qui étaient chargées de parler de  » la chose  » au village. Mais, au cours des années 1960, l’urbanisation et le brassage des ethnies ont fait exploser les repères traditionnels.  » Depuis que les gens se sont installés en ville, il y a de moins en moins de contrôle social : la tante vit au bout du pays, le voisin vient d’une autre ethnie, relève Flavien Ndonko. Dans cette jungle urbaine, il faut élaborer de nouvelles stratégies pour retarder la sexualité des enfants : le repassage des seins en est une.  »

Dans les campagnes, c’est le remède n° 1. Il faut quitter Yaoundé, direction l’ouest. De la savane coupée par un lacet de bitume gris. Des vergers de cacaoyers, des palmiers. Dans la région, 31 % des filles ont eu les seins repassés. Première étape : Ombessa, un village de paysans, écheveau de ruelles poussiéreuses où les gamins jouent au foot. Une marmite bout sur le feu. Les hommes vernissent des étagères. La guérisseuse, Salamatou Bogodo, saisit un pilon en bois posé contre une moto :  » Ici, on masse les seins, mais on ne chauffe pas, ça ne peut pas faire de mal « , affirme cette spécialiste des décoctions  » anti-tout « . Ses cinq filles ont eu droit au pétrissage.  » Les gamines deviennent impossibles dès que leurs seins surgissent, prévient Salamatou. Les garçons commencent leurs petits jeux et la grossesse se pointe !  » Les pères ne connaissaient pas cette méthode, qu’ils ont découverte lors de la campagne de prévention.  » Ce qui se passe à la cuisine, c’est l’affaire des femmes, l’homme est au salon, résume Dieudonné, le mari de Salamatou. La mère doit contrôler la fille. Le père, le garçon.  »

C’est particulièrement vrai dans l’ouest du Cameroun, en majorité peuplé par les Bamiléké, l’une des ethnies les plus importantes du pays. Organisés en chefferies, ces habitants des montagnes sont réputés pour leur goût du business et leurs m£urs verrouillées. La maison de Nathalie est perchée au bout d’un chemin de terre rouge, à Bamena, bourgade à 350 kilomètres de Yaoundé. Sur le sol, un tapis de haricots sèche au soleil. La jeune mère croque une cacahouète et fixe ses tongs rouges. Pas facile d’avouer que, à 24 ans, elle a le buste déformé.  » Mes seins étaient si abîmés que je n’ai pas pu allaiter, se lamente-t-elle. Quand j’avais 16 ans, ma grand-mère m’a massée avec une pierre. Cinq semaines, tous les soirs ! C’est la coutume.  » Une femme, une seule, résiste à Bamena, Nadège Nietcho. Des parents l’ont insultée, ont voulu les chasser, elle, ses enfants et son compagnon, un paysan. Son tort ? Cette mère de 28 ans – surnommée le professeur des professeurs – donne des cours d’éducation sexuelle au lycée.  » Chez les Bamiléké, c’est honteux de parler de sexualité en famille, explique-t-elle. On dit qu’un enfant qui a goûté au sucre y prend goût. Pourtant, il faut parler aux ados.  » Et ça marche : dans ce lycée, il n’y a jamais eu aussi peu de grossesses précoces. Cinq seulement en 2006 pour une quinzaine les autres années.

Risque de cancer et séquelles psychologiques

Selon l’enquête menée pour la GTZ, 42 % des filles estiment que le repassage des seins n’a rien changé – leur poitrine s’est développée normalement. Mais pour 18 % d’entre elles, ils sont  » tombés  » de manière précoce.  » Certaines ont souffert de kystes ou de lésions, ce qui peut entraîner, à terme, des cancers « , souligne le Dr Roger Tchamfong, chef du service de chirurgie cancérologique à l’hôpital central de Yaoundé. Avant, lui non plus n’osait pas aborder le sujet. Aujourd’hui, quand il ausculte un sein, ce médecin demande systématiquement à sa patiente :  » Qui est passé par là ? La grand-mère ? La tante ? La s£ur ?  » Il insiste :  » J’ai vu des cas de cancer du sein chez des femmes de 25 ans. Je ne dis pas que le repassage en est la seule cause, mais c’est une piste inédite que les chercheurs et les médecins vont devoir explorer.  »

Non seulement cette technique a des conséquences graves sur la santé, mais elle n’empêche pas les grossesses précoces. Ariane, 19 ans, s’entend encore hurler de douleur quand sa mère la séquestrait, cinq ans plus tôt, dans sa chambre, à Yaoundé. Pour échapper à la pierre brûlante, elle fuguait régulièrement. Du coup, elle a fini, comme beaucoup d’autres, par tomber très vite enceinte.  » Sur le plan psychologique, la fille repassée est traumatisée et ne vit plus normalement, prévient la gynécologue Myciline Sinou. Tu claques des doigts ? La petite prend la fuite, trop craintive ! Ses notes en classe chutent. Et, dès 10 ans, elle s’angoisse pour des questions qui ne sont pas de son âge : pourrai-je allaiter ? Et si mon mari préfère les gros seins ?  » Cette gynéco de Yaoundé est d’autant plus bouleversée par la banalisation de cette pratique que, cet hiver, il s’en est fallu de peu : sa fille, en vacances chez sa grand-mère, lui a passé un coup de fil. La vieille dame, puéricultrice à la retraite, s’apprêtait à lui presser les seins. En pleine nuit, le médecin a foncé en voiture sur 200 kilomètres pour la récupérer.  » Depuis, je répète à mes patientes : « Si quelqu’un veut te repasser les seins, viens me voir ! »  »

Aucune interdiction formelle du repassage des seins n’a pour l’instant été prononcée par le gouvernement d’Ephraïm Inoni.  » Nous voulons inciter les pouvoirs publics à introduire une loi « , affirme Bessem Ebanga pour l’association Renata. Au ministère de la Promotion de la femme et de la famille, le secrétaire général, Saibou Nassourou, joue la prudence :  » Nous discutons de cette question, mais travaillons déjà sur le VIH ou l’excision. Nous allons nous rendre sur le terrain afin de cerner le phénomène.  » Plutôt qu’une pénalisation, l’anthropologue Flavien Ndonko préconise de renforcer l’éducation sexuelle auprès des ados.  » Si, demain, on estime que les hommes aiment les cheveux, le nez, les oreilles des filles, va-t-on tout couper pour qu’ils ne les regardent pas ? lance-t-il. On n’a pas le droit de mutiler la femme sous prétexte que l’homme ne peut pas se contrôler !  » l

M. H.

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