Questions de survie

Peut-on empêcher les éléphants d’être taillés en pièces ? Et le requin, de finir dans une assiette ? A Bangkok, les délégués de 166 Etats, dont la Belgique, décident du sort de nombreuses espèces menacées

Spécimens vivants, viandes, cuirs et peaux exotiques, fourrures, bois rares, in- grédients de médecines orientales, babioles en tous genres pour touristes : chaque année, en entiers ou par morceaux, plus de 350 millions d’animaux et de plantes sauvages alimentent un marché international aux transactions innombrables (elles atteignent des milliards d’euros), souvent illégales et préjudiciables à la survie des espèces. Pour protéger ces dernières, 21 nations signaient, en 1973, la  » Convention sur le commerce international des espèces animales et végétales en danger  » (Cites), un accord capital pour la conservation de la nature sur notre planète. Ratifié, à ce jour, par 166 Etats, dont les 25 membres de l’Union européenne, il repose sur le principe de précaution : quand des espèces donnent des signes de faiblesse, quand leurs populations se mettent à décliner de manière critique, la convention peut les inscrire sur des listes qui les  » immunisent  » contre les menaces d’extinction. Ainsi, l’annexe I, le plus protecteur de ces garde-fous, rend  » intouchables  » un bon millier d’espèces d’animaux et de plantes. Excepté certains quotas (prélevables pour des motifs culturels ou scientifiques), le panda géant, le lémur, le tigre, le guépard, tous les grands singes et toutes les tortues marines, des groupes définis d’éléphants, de rhinocéros, de crocodiles, de perroquets et d’orchidées sont, en théorie, à l’abri de tout négoce international. A l’annexe II figurent quelque 32 000 autres espèces non directement menacées d’extinction, mais dont le commerce reste strictement contrôlé û on y retrouve les primates, les cétacés et les hippocampes. Enfin, l’annexe III concerne quelque 290 espèces supplémentaires, protégées uniquement au sein des frontières d’un pays donné.

Rien, pourtant, n’est jamais acquis. Parce que les populations d’animaux et de plantes sauvages fluctuent en fonction de l’intérêt marchand qu’elles suscitent û mais aussi en raison de la pollution, des destructions d’habitats ou des programmes de repeuplement réussis û, le contenu des annexes doit être régulièrement amendé. Ces révisions périodiques donnent lieu à des réunions souvent houleuses, où chaque partie à la convention tente de faire adopter de nouveaux points de vue, généralement liés à ses intérêts économiques. Ainsi, un même pays peut parfois se poser en défenseur d’une espèce et en  » exploiteur  » potentiel d’une autre. Les Etats-Unis, par exemple, s’apprêtent à exiger qu’on ajoute à l’annexe II toute une série de tortues asiatiques d’eau douce, devenues vulnérables à cause du rush sur leur chair, leurs £ufs ou leurs juvéniles. Mais les Américains espèrent aussi obtenir la rétrogradation, de l’annexe I vers l’annexe II, de leur emblème national, l’aigle à tête blanche, afin de pouvoir utiliser ses plumes et ses serres lors de cérémonies folkloriques. Le prochain rendez-vous de la Cites est fixé à Bangkok (Thaïlande), du 2 au 14 octobre. Et l’enjeu, cette année, promet d’être décisif pour plusieurs espèces.

Va-t-on assister au retour du commerce de l’ivoire ?

A la suite du déclin des populations d’éléphants d’Afrique (1,3 million d’individus en 1981, contre 625 000 huit ans plus tard), leur inscription à l’annexe I de la convention a, dès 1989, freiné la contrebande de manière spectaculaire. Toutefois, l’Afrique du Sud et la Namibie ont régulièrement déposé des propositions visant à rouvrir le marché de l’ivoire brut et travaillé (le stock ancien enregistré et les défenses provenant d’animaux décédés naturellement). Ces deux Etats reviennent à la charge, en souhaitant qu’on les autorise à commercialiser aussi des articles en cuir et en poils. Pour beaucoup d’observateurs, les conséquences seraient tragiques :  » Toute vente légale de produits dérivés de l’éléphant risque d’envoyer un signal erroné aux négociants et aux consommateurs, et d’entraîner la reprise du braconnage en Afrique comme en Asie « , estime un responsable du Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), une organisation qui, comme beaucoup d’autres, plaidera la cause du monde sauvage à Bangkok. A noter : 12 Etats d’Afrique de l’Ouest et centrale, comptant tous des populations d’éléphants, s’opposent farouchement au commerce de l’ivoire. Parmi eux, le Kenya, qui a réclamé un moratoire de vingt ans sur ce négoce, ainsi que la fermeture des marchés intérieurs.

Le grand requin blanc comptera-t-il assez d’amis ?

Certes, c’est un prédateur impitoyable : sa taille imposante (4 à 5 mètres), son agilité et ses mâchoires puissantes lui permettent de composer des menus variés, riches en cétacés, phoques, tortues de mer et autres requins. Mais la chute des populations de requins en général (100 millions d’individus tués par an), due essentiellement à la forte demande en potages à base d’ailerons, a contribué à mettre en péril la survie des grands requins blancs. Bien qu’on ignore leur nombre exact dans leurs aires de répartition, ils ont du mal à recomposer leurs effectifs, en raison d’une faible capacité reproductrice. Leurs dents sont aussi convoitées : elles s’échangent à plus de 10 000 dollars la pièce ! Madagascar, avec l’Australie qui l’a déjà inscrit à l’annexe III, souhaite donc porter ce  » tueur  » à l’annexe II, avec un quota d’exportation zéro.

L' » appétit  » pour les singes va-t-il tomber ?

En brousse, l’homme traque de très nombreux animaux pour leur viande : parmi eux, des espèces communes, mais aussi d’autres, totalement protégées par la convention, comme les grands singes, les crocodiles et les éléphants d’Afrique. Or les effectifs réels de ces espèces  » alimentaires  » sont méconnus. En outre, la Cites ne peut s’opposer à ce que des bêtes soient tuées pour la consommation locale : elle peut seulement interdire que des carcasses traversent des frontières. Pour éviter ce sort funeste aux populations de grands singes (au bord de l’extinction), l’Irlande, au nom des Etats membres de l’Union européenne, suggère la mise sur pied d’un  » groupe de travail Cites sur la viande de brousse « , axé principalement sur la sauvegarde des chimpanzés, des bonobos, des gorilles et des orangs-outans.

Les trophées de chasse ont-ils un sens ?

L’Afrique du Sud réclame le droit de prélever  » pour le sport  » 10 rhinocéros mâles par an, et la Namibie, 5. Ces mêmes pays souhaitent aussi doubler leurs quotas actuels de chasse au léopard. Quant au Swaziland, il entend rétrograder ses 61 rhinocéros blancs vers l’annexe II, pour permettre l’exportation de trophées… La situation semble encore plus corsée pour les lions, dont 274 peaux et 200 crânes se monnaient chaque année. Seuls parmi les grands félins à ne pas figurer à l’annexe I, les lions restent en effet soumis au commerce international. Pour faire cesser leur chasse (qui, en visant exclusivement les mâles, bouleverse les systèmes sociaux chez ces fauves), le Kenya propose leur surclassement immédiat à l’annexe I.

Une quarantaine d’autres espèces animales et végétales (le dauphin orcelle, le cacatoès soufré, la tortue à nez de cochon, le crocodile du Nil, le serpent liane, le bois d’if de l’Himalaya…) jouent encore leur peau, ou leur écorce, à Bangkok. Dans le ballet d’influences qui s’y déroulera, la position des pays européens (plutôt défenseurs de la faune et de la flore) reste souvent déterminante. Depuis l’élargissement, ces derniers disposent en effet de 25 voix sur 166. Sans compter que leurs choix inspirent souvent leurs collègues d’autres pays. Reste un hic : le règlement de l’Union prévoit que l’ensemble de ses membres s’engagent  » en bloc « . Autrement dit, pour chacune des propositions soumise au vote, ce sera d’office soit 25 voix (pour ou contre), soit, si les Européens n’arrivent pas à se mettre d’accord au préalable, 25 abstentions… Un scénario qui, d’avance, fait même frémir le grand requin blanc.

Valérie Colin

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