On isole bien les malades…

Les élèves renvoyés de partout auraient dû avoir  » leurs  » établissements

dès janvier. Mais trois des quatre athénées pressentis se sont opposés à leur arrivée, relançant le débat sur l’opportunité de tels centres. L’école des caïds, un projet mort-né ?

C ‘est une demi-victoire, concède Paul Furlan (PS), député-bourgmestre de Thuin. Car, si le Centre de rescolarisation des jeunes exclus pour faits de violence ne se fera pas dans notre athénée, il sera vraisemblablement ouvert ailleurs.  » Le soulagement est toutefois grand.  » Les parents nous téléphonaient, paniqués, explique le préfet Michel Caerbergs. Ils menaçaient de ne plus inscrire leur enfant chez nous l’an prochain. Un certain nombre de familles avaient justement choisi notre établissement pour son ambiance conviviale, plutôt qu’une école réputée à Charleroi, où l’insécurité est plus grande. Regrouper les caïds n’est pas une bonne idée. Cela leur permettra d’échanger leurs carnets d’adresses.  » A Thuin, les professeurs ont procédé à des arrêts de travail, les élèves ont recueilli des signatures pour des pétitions…

Coulé dans un avant-projet de décret, qui sera discuté au gouvernement de la Communauté française le 5 novembre prochain, l’Institut de resocialisation et de rescolarisation fait l’objet d’un rejet quasi unanime dans les communes où ses quatre antennes décentralisées devaient être créées. Effet  » nimby  » ( not in my back yard, pas dans mon jardin) ? Désireux d’ouvrir les implantations dès janvier prochain, Pierre Hazette (MR), ministre de l’Enseignement secondaire, avait recensé les bâtiments inoccupés qui ne nécessiteraient pas des rénovations trop importantes et dont l’accès serait distinct de l’école dont ils dépendent. But : ne pas mélanger les populations. C’était notamment le cas de l’ancienne école fondamentale de l’athénée royal de Saint-Georges-sur-Meuse, située dans un quartier en partie abandonné, non loin de l’aéroport de Bierset. Mais Hazette y a été accueilli par des quolibets et des insultes lors de sa visite le 23 octobre dernier. A Dinant, le député-bourgmestre Richard Fournaux (CDH), soutenu par des manifestations d’élèves, a également fustigé des  » classes de redressement  » qui allaient porter atteinte à la réputation de l’Institut technique d’Herbuchenne, à peine remis de problèmes disciplinaires, ainsi qu’à la vocation touristique de sa cité ! Enfin, à Ixelles, le seul site encore en lice où Hazette se rend ce 31 octobre, le préfet de l’athénée Madeleine Jacquemotte est un peu seul contre tous :  » Ces jeunes exclus de partout existent, explique Pascal Dochain. Actuellement, les élèves en difficulté sont noyés dans des classes de 25 élèves. Les professeurs n’ont pas le temps de s’en occuper. A problème particulier, moyens spécifiques : on ne laisse pas un malade grave parmi les bien portants. On l’écarte !  » Malgré l’opposition de la commune, des habitants et d’une partie de ses enseignants, Dochain a été l’un des premiers à défendre le projet du ministre.

 » Je ne peux pas fermer les yeux sur ces mineurs d’âge qui traînent dans la rue en dépit de l’obligation scolaire « , répète Hazette. Pour les seules écoles officielles du réseau organisé par la Communauté française, 824 jeunes ont été exclus définitivement l’an dernier, dont 345 à Bruxelles, selon le dernier rapport de l’ULg (université de Liège) et de l’UCL (Université catholique de Louvain) sur la violence dans le secondaire.  » Au fil des renvois, leur dossier s’alourdit, reconnaît Martine Dorchy, préfète coordinatrice des écoles de la Communauté française à Bruxelles. Quand ils ont fait le tour des établissements fréquentés par un public défavorisé, il ne reste plus que des athénées élitistes, dont ils sont renvoyés encore plus rapidement.  » En novembre 2002, Hazette a donc lancé son idée d’établissement de rescolarisation pour les jeunes  » coupables de faits particulièrement graves « . Jean-Marc Nollet (Ecolo), ministre de l’Enseignement fondamental, et Rudy Demotte (PS), alors ministre de la Fonction publique, se sont opposés à ce qu’ils avaient qualifié de  » ghetto scolaire « .

Au printemps 2003, le gouvernement s’est finalement entendu sur une série de mesures visant à lutter contre le décrochage et la violence dans les classes. Conformément à cet accord, 8 médiateurs entre les familles et l’école viennent d’être engagés. Au total, dans les quatre années à venir, leur nombre doublera : ils seront 60. Les organismes chargés de la formation continue des enseignants sont aussi encouragés à développer des modules pour améliorer le climat dans les établissements. Enfin, une cellule administrative devra coordonner des actions de prévention : car, à l’avenir, une équipe mobile, sorte de service 100 de l’enseignement, devrait pouvoir intervenir en urgence dans les écoles en crise. Et un encadrement renforcé sera accordé, au moins temporairement, aux directions qui accepteront le retour d’élèves passés éventuellement par un centre relais.

En effet, Hazette n’a pas abandonné son projet. Mais la super-école des caïds doit faire place à quatre antennes en Wallonie et à Bruxelles. Chacun des centres relais devrait accueillir 40 élèves volontaires, répartis en 4 groupes de 10, pris en charge par 2 adultes en même temps. L’encadrement serait composé, à parts égales, de personnel psychosocial et d’enseignants. Ces derniers devraient garantir, aux jeunes, des acquis scolaires de base, de façon qu’ils ne perdent pas nécessairement l’année en cours. La priorité serait donnée aux élèves qui ont été renvoyés au moins deux fois.

En préférant quatre implantations plutôt qu’une, le gouvernement a toutefois multiplié les réactions de rejet. Et relancé le débat de fond : comment gérer l’obligation scolaire de jeunes qui n’en veulent plus ? N’est-il pas paradoxal que leur réinsertion passe par des structures à part ?  » En d’autres temps et en d’autres lieux, cela s’appelait l’apart-heid, commente Bernard De Commer, permanent syndical du SEL/Setca. Notre enseignement va créer un endroit de  » parquage  » supplémentaire, avant le chômage, la rue ou la prison. Et après les écoles à discriminations positives, qui sont devenues les réceptacles de toutes les difficultés. Ou l’enseignement spécial, qui ne se justifie pas pour un grand nombre de ses élèves. Cette ségrégation nourrit les préjugés : les jeunes en sortent étiquetés et font l’objet de discriminations, notamment à l’embauche. Comme par hasard, la plupart des caïds proviendront, à l’instar de beaucoup de jeunes du spécial, de milieux socioculturellement défavorisés.  »

L’aboutissement d’un enseignement qui pratique la relégation ?  » Cela commence quand le directeur d’un collège élitiste conseille à des parents d’inscrire leur enfant dans  » une école qui correspond mieux à ses besoins « , poursuit De Commer. Les centres relais vont faire rapidement le plein : les établissements auront encore moins de scrupules à renvoyer des élèves.  »

L’école de caïds serait en quelque sorte le dernier avatar d’un enseignement dualisé.  » C’est la pièce manquante d’un système qui a fait des groupes d’élèves homogènes la condition sine qua non à l’apprentissage, observe Dominique Lafontaine, chercheuse en pédagogie à l’ULg. Le redoublement est utilisé comme un moyen d’uniformiser le niveau d’une classe, tout comme la réorientation vers des options  » moins fortes « , vers des filières techniques et professionnelles… Quand ce délestage progressif a produit tous ses effets, humainement, il faut proposer quelque chose pour ceux qui sont rejetés de partout.  »

Bien sûr, la recherche en pédagogie montre qu’il y a d’autres façons de s’organiser, qui ne débouchent pas sur de tels mécanismes d’exclusion et ne compromettent pas la qualité des formations. C’est ce que Dominique Lafontaine a expliqué, le 24 octobre dernier, à Bruxelles, lors d’un colloque organisé par le Conseil de l’éducation et de la formation (CEF) sur l’hétérogénéité dans les classes et les écoles. Ainsi, la dernière enquête internationale sur les performances des élèves de 15 ans, menée dans 18 pays d’Europe occidentale (Pisa 2000), établit que l’école francophone belge est l’une des moins efficaces et des moins équitables, avec celles du grand-duché de Luxembourg et de l’Allemagne. Les Etats qui pratiquent l’homogénéité des groupes d’élèves comptent en effet 22 % de  » cancres  » et une élite de 8,8 % de jeunes très compétents. En comparaison, les écoles qui mélangent des populations socioculturellement hétérogènes, comme en Finlande, en Islande et en Suède, font mieux, avec 16 % seulement d’élèves faibles et jusqu’à 9,4 % de forts en thème.  » Mais ces pays ne permettent pas aux parents de choisir l’école de leur enfant et ils soumettent l’ensemble des élèves à un même cursus jusqu’à 15, voire 16 ans « , poursuit Dominique Lafontaine. Sans pratiquer le redoublement ni la réorientation précoce vers l’enseignement spécial, technique ou professionnel. Sauf exceptions.

Au bout

En Belgique francophone, la réforme du passage par cycle, interdisant de recommencer la 1re rénovée, se voulait une amorce de  » tronc commun  » jusqu’à 14 ans.  » Mais elle a nécessité une rapide marche en arrière et une réforme… de la réforme, introduisant une possibilité d’année complémentaire « , rappelle Marcel Crahay, professeur de pé- dagogie à l’ULg. Sans dou- te parce que les esprits n’étaient pas mûrs.  » Notre système est arrivé à un tel point de dualisation, spécialement à Bruxelles et dans les grandes villes, qu’il ne s’accommode plus de demi-mesures « , pense Martine Dorchy. Pour une véritable égalité des chances, il faudrait revoir le système de fond en comble.  » Mais, actuellement, il n’y a pas de volonté politique ni de demande des parents, surtout si leurs enfants réussissent dans les meilleures écoles « , poursuit Dominique Lafontaine. En attendant, la scolarité des laissés-pour-compte, des plus déstructurés de nos jeunes, dépendra encore et toujours de la bonne volonté des plus motivés de nos enseignants. Du moins si Hazette ou l’un ou l’autre de ses collègues au gouvernement, qui n’ont toutefois jamais montré beaucoup d’entrain à ce sujet, leur trouvent des bâtiments.

Dorothée Klein

 » En d’autres temps, cela s’appelait l’apartheid « 

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