Le Cardinal Godfried Danneels célèbre sa dernière masse en janvier 2010. © BELGA

Godfried Danneels: « Une civilisation qui se met au-dessus de l’homme est une civilisation qui déshumanise »

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

A la veille de sa retraite, le cardinal Godfried Danneels parlait sans tabou du plaisir, du pouvoir, du rituel, du pape, de l’euthanasie, de l’islam ou de Werchter. Tout en gardant, bien sûr, l’Eglise au milieu du village. Archives.

Interview de Godfried Danneels datant du 15 janvier 2010. Il se confiait, sans langue de bois, au Vif/L’Express à l’heure de prendre sa retraite.

Comme Napoléon, Prince, Nicolas Sarkozy et James Brown, le cardinal Danneels n’est pas très grand. Il entre dans la pièce avec une telle discrétion qu’on le dirait monté sur coussins d’air. Le grand bâtiment du xviiie siècle de l’archevêché, au centre de Malines, respire d’ailleurs d’épais silences confortés par la neige extérieure. Godfried Danneels y a ses appartements depuis le 4 janvier 1980 quand il devient officiellement archevêque de Malines-Bruxelles, manager suprême du catholicisme belge. Né le 4 juin 1933 à Kanegem, village de Flandre occidentale  » où même les poules sont catholiques « , le cardinal a fait un impressionnant parcours dans un style bien à lui, de  » force tranquille  » . Le pape ayant accepté sa démission, le cardinal-archevêque n’attend plus que la désignation  » dans quelques jours, quelques semaines tout au plus  » de son successeur. Cela pourrait être l’évêque André-Mutien Léonard de Namur, l’homme qui distille volontiers du soufre conservateur dans son eau bénite. Sous prétexte d’un livre d’entretien récemment publié, Confidences d’un cardinal (1), Godfried Danneels répond à nos questions.

Le Vif/L’Express : Comment faut-il vous appeler, Monsieur, Cardinal, Monseigneur ?

Godfried Danneels : Ici, dans la maison, ils disent Monseigneur, c’est plus court. Mais, officiellement, c’est Monsieur le cardinal ou Eminence qui est une toute vieille expression qui perd du terrain.

D’autant qu’ Eminence est aussi une marque de sous-vêtements !

( Il rigole.) De fait. Une bonne marque d’ailleurs.

Dans cet ouvrage, vous gardez « l’église au milieu du village  » , c’est votre nature profonde ?

Oui, je suis pour l’équilibre, je ne suis ni progressiste, ni conservateur, mais comme le disait le cardinal Suenens,  » d’extrême centre « … C’est un peu mon métier. La chose importante est de chercher la vérité et, en général, celle-ci n’est pas extrémiste !

Pourrait-on vous qualifier d’être  » d’un centre très légèrement à gauche  » ?

Peut-être, mais soulignez  » légèrement « .

Si on pense à la désaffection pour la religion catholique, la  » mise en scène  » de l’Eglise ne souffre-t-elle pas de la comparaison avec d’autres  » liturgies  » , celles des concerts rock par exemple ? Vous êtes allé à Werchter ?

Je ne dirai pas que c’est une autre liturgie, je dirais que c’est un autre rituel ! L’homme ne peut se passer de rituels, il en crée. Non, je ne suis jamais allé à Werchter : on serait très étonné de me voir là-bas ( il se marre). Mais je pense aux liturgies monastiques qui restent un pôle d’attraction assez fort. Il y a une fascination pour la ferveur, l’intériorité.

On peut se souvenir d’une période – fin des années 1960 – où l’on voyait des groupes  » rock  » qui jouaient à la messe…

Cela existe encore, mais très peu : cela n’a pas tenu le coup. La véritable attraction de la liturgie ne se situe pas directement dans le genre de musique, c’est plus intérieur. Et puis des concerts à la guitare, on en trouve de bien meilleurs qu’à l’église, hein ! Le réchauffé n’attire personne. Un sentiment de jeunesse est entré dans les églises, mais les jeunes savent distinguer entre l’expérience spirituelle et celle, affective, collective d’un festival. Ils ont raison.

Dans ce livre toujours, vous expliquez qu’au sortir de la guerre votre père a été dénoncé pour  » collaboration  » avec les Allemands et a passé deux jours en prison à Bruges : peut-on tout pardonner, y compris la délation ?

C’est dur parce que le pardon dépasse les forces de l’homme, mais qu’est-ce qui s’est passé ? Pendant la guerre, chaque samedi, mon père faisait une grande cuve de soupe pour les pauvres dans une organisation contrôlée par les Allemands. A la Libération, on a accusé mon père d’avoir collaboré et cela m’a terriblement choqué parce que l’homme avait fait ce geste par pure générosité, sans aucune pensée idéologique. Cette délation était une revanche de village.

Vous n’avez jamais reproché à votre père de ne pas avoir été résistant ?

Non, parce qu’avec ses six enfants et son métier d’instituteur… D’ailleurs, il n’y avait pas de résistants à Kanegem !

C’était trop plat ?

( Rires.) Sans doute.

Vous dites que  » toutes les poules de Kanegem étaient catholiques  » : aucun coq socialiste ou libéral en vue ? Plus sérieusement, vous grandissez dans un milieu complètement homogène, était-ce vraiment supportable ?

Grandir là est une bonne base de départ parce que les fondements sont clairs, mais il faut savoir grandir. J’ai été au collège à Tielt, tout près, puis j’ai passé trois années à Leuven et cinq à Rome. Cela m’a rendu complètement cosmopolite !

Dans ce livre, vous ne parlez pas des femmes. Ni du désir.

Je n’ai pas choisi les questions posées. Non, mais je suis normal et je sais ce qui me manque : je n’ai ni femme, ni enfants et quand on devient plus âgé, on y pense davantage.

On se demande quand même pourquoi le mariage des religieux est autorisé chez les protestants par exemple et pas chez les catholiques ?

C’est une tradition choisie depuis le xiie siècle. Avant, certains religieux étaient mariés, mais au concile de Trente ( NDLR : qui débute en 1545 et s’achève dix-huit ans plus tard), l’Eglise catholique latine décide le célibat des prêtres. Dans l’Evangile, le Christ ne renonce pas seulement au mariage, mais aussi aux richesses, au pouvoir, à la domination.

On ne va pas vous découvrir un enfant secret ?

Ce serait pénible ! Mais nous ne sommes pas tous des saints, vous savez !

Vous appréciez la poésie d’Hugo Claus alors que, auteur sulfureux, ses livres étaient pratiquement mis à l’index dans les années 1950 et 1960 !

Non, pas formellement ni techniquement mis à l’index. Je distingue entre son art – je trouve que c’est un grand romancier, un grand poète – et ses convictions de non-foi. Je l’admire pour son art. L’Eglise ne l’aimait pas, mais c’était assez réciproque ( sourire).

Vous avez côtoyé le pouvoir, celui du pape, celui des hommes politiques ou du roi Baudouin que vous connaissiez bien : y a-t-il un point commun entre ces formes de pouvoir ?

Que ce soit avec le pape ou le roi Baudouin, je n’ai jamais parlé de pouvoir. Le pape n’a pas d’armée mais un pouvoir moral, c’est évident. C’est un personnage beaucoup plus simple et humain que ce qu’on en fait !

Il est victime de son costume ?

( Soupir.) Suis-je, moi, victime de mon costume ? Il est plus sobre, mais il est moins beau. Il vient de chez C&A. Et la croix que je porte, le Christ ressuscité, a été achetée à Rome il y a une vingtaine d’années pour 26 francs belges. Ce n’est pas du métal : elle ne sonne même pas aux détecteurs dans les aéroports. Mais j’en possède une autre ( sourire). Quant à mon habit de cardinal, il se fait à Rome, vu qu’ici personne n’achèterait ce genre de tissu vendable à un seul client : ce ne serait pas très rentable ( sourire).

Vous avez côtoyé Jean-Paul II, de quoi parliez-vous ? De la contraception et de l’usage du préservatif pour combattre le sida ?

Jean-Paul II a remis l’Eglise catholique sur la carte mondiale. J’aurais pu avoir cette conversation mais je ne l’ai pas eue. J’ai toujours dit qu’on n’arrêterait pas le fléau par le préservatif!

Cela peut aider.

Dans certains cas ( il hésite), cela peut aider. Quand on est marié et qu’un membre du couple a le sida, le préservatif vous prémunit contre la maladie.

L’Eglise parle de sexualité : pourquoi parle-t-elle de quelque chose qu’elle ne connaît pas ?

Ce n’est pas un argument qui me fait grande impression : il ne faut pas être une poule pour savoir ce qu’est un oeuf ! Je n’ai pas connu la mort, cela veut-il dire que je ne puisse en parler ? Je constate que, souvent, les couples viennent chez moi pour parler de sexualité.

Fondamentalement, on a l’impression que la notion de plaisir dérange l’Eglise !

Non, mais elle met le feu orange de temps à autre. On sait que la jouissance a été créée par Dieu, mais on en fait un faux dieu à adorer ! On voit les ravages organisés et provoqués par le goût du pouvoir, de la richesse et de la sexualité incontrôlée ! Pourquoi pas le mariage et la jouissance sexuelle normale ?

Mais qu’est-ce qu’une jouissance sexuelle normale ?

Vous devez mieux le savoir que moi…

N’êtes-vous pas inquiet du boom de l’islam qui, lui, ne semble pas en manque de nouvelles vocations ?

La religion musulmane est une grande religion aussi longtemps qu’elle ne se mêle pas de politique. L’Eglise faisait aussi de la politique au Moyen Age, mais elle a su faire sa Révolution française, se séparer de l’Etat. Ce n’est pas encore le cas avec la religion musulmane, même si l’islam européen a déjà entamé sa révolution !

A propos de l’euthanasie, vous dites qu’elle est une  » déshumanisation de la société  » : c’est choquant !

Je dis qu’une civilisation qui se met au-dessus de l’homme est une civilisation qui déshumanise. Quelqu’un m’a créé, m’a donné la vie et je vais la lui rendre. On exagère les cas d’extrême difficulté, il y a beaucoup de possibilités palliatives à la douleur. Peut-être y a-t-il l’un ou l’autre cas impossible, alors je ne juge pas. Dieu va juger.

Cela veut dire que si vous ou l’un de vos proches était dans une telle situation de souffrance terminale, vous accepteriez votre sort ?

Je demanderais la grâce à Dieu de pouvoir l’accepter.

Vous avez donc, forcément, l’absolue conviction d’un après la mort ?

Je ne l’imagine pas, je ne le matérialise pas en images, mais je crois, parce qu’il n’y a pas de preuves, que tout ce que je fais maintenant dans ma vie – aimer, comprendre, me réjouir- continuera après ma mort. Je sers Dieu depuis septante-six ans maintenant, je ne l’ai jamais vu et je voudrais une fois le voir.

Comment l’Eglise peut-elle rétablir le contact avec quelqu’un comme Richard Williamson, évêque anglais ouvertement négationniste, excommunié par Jean-Paul II et récemment réintégré par Benoît XVI ?

Ce négationnisme est inacceptable ! Si le pape avait su…

Il est difficile de croire que tout le monde le sache, sauf le pape !

Il s’agit d’un défaut de communication intérieure : s’il l’avait su, il ne l’aurait pas fait. Il a levé l’excommunication, ce qui veut dire enlevé l’obstacle juridique, canonique, et non pas réintégré Williamson qui devra d’abord accepter Vatican II, ce qui est loin d’être fait !

Mauvaise communication ou pas, ce genre d’affaire décrédibilise terriblement l’Eglise et, plus généralement, la religion, non ?

Ce n’est pas très bon pour la juste perception de l’Eglise.

Auriez-vous aimé être pape ?

Non… Il faut être fou pour vouloir être pape et se trouver à la tête d’un milliard de catholiques, de gens si différents.

D’un point de vue financier, une retraite de cardinal vaut-elle une retraite de ministre ?

Je crois que c’est 75 % du dernier salaire perçu.

Qui est de ?

Je ne sais pas, c’est au Moniteur ( sourire), mais je ne reçois jamais cet argent : il est directement versé sur les comptes de l’évêché qui me paie tout ce dont j’ai besoin. Je n’ai encore jamais eu de soucis financiers. Heureusement. Si je m’étais occupé des finances du diocèse, on serait certainement en faillite depuis un demi-siècle…

On parle beaucoup de votre successeur !

Oui, mais moi je n’en parlerai pas…

(1) Entretiens avec Christian Laporte et Jan Becaus, chez Fidélité/Racine.

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