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 » Je n’aime pas les passes sans but « 

En début de saison, Saint-Trond flirtait avec la zone rouge. Et pourtant, l’idée de jeu d’Ivan Leko n’a jamais changé. Une obstination qui a porté ses fruits, et lui a ouvert les portes bleues et noires de la Venise du Nord. Rencontre avec le nouveau bâtisseur du football brugeois.

Au moment de poser l’enregistreur sur la table et de dégainer une première question, personne n’a encore lié le destin d’Ivan Leko à celui de Bruges. Le Croate reçoit donc dans les installations de Saint-Trond, alors que les Trudonnaires préparent leur sprint final. Une partie de son bureau est d’ailleurs occupée par un tableau, où des pions sont disposés dans un 4-3-3 qui fait immédiatement penser au Genk d’Albert Stuivenberg, prévu au menu des Canaris quelques jours plus tard.

Au bout d’une saison réussie, l’ancien maître à jouer brugeois raconte le quotidien chargé d’un métier d’entraîneur qui ne cesse d’obséder ses pensées. Les mots, choisis avec soin dans un espagnol qu’il maîtrise parfaitement depuis ses années en Liga, sont ceux d’un coach qui a choisi la voie du ballon.

Et puisque son chemin audacieux l’a mené jusqu’au banc du Jan Breydel, le nouvel entraîneur de Bruges ouvre l’historique de son GPS pour raconter les moindres virages de sa vision du jeu.

En regardant votre équipe jouer cette saison, on a vu beaucoup de systèmes de jeu, mais toujours la même philosophie.

IVAN LEKO : Pour un entraîneur, c’est le plus important. Dès que tu commences à travailler, tu dois être très clair avec ton groupe sur ces points : qui es-tu comme entraîneur, quelle est ta philosophie, quelle est ta vision du jeu. Après, les systèmes de jeu sont importants, mais seulement pour disposer les différents profils sur le terrain. Cette saison, on a joué avec trois ou quatre systèmes, mais toujours avec la même idée.

Une idée plutôt rare en Belgique, parce qu’il y avait beaucoup de séquences travaillées en possession du ballon.

LEKO : Travailler et offrir du jeu collectif avec le ballon, c’est ce qui donne le plus de plaisir. Parce que c’est beaucoup plus difficile. Tout le monde sait que l’organisation et le jeu sans ballon, c’est basique en football, parce que sans organisation défensive, on ne peut rien faire. Mais pour moi, le principal, c’est le jeu collectif avec beaucoup de mouvement. Ce n’est pas seulement de la possession pour de la possession. Il faut avancer, éliminer l’adversaire, et toujours penser offensivement.

Chaque passe doit être donnée avec une intention précise ?

LEKO : Je n’aime pas les passes sans but. Chaque prise de balle d’un joueur est un challenge. Il doit toujours provoquer, fixer quelqu’un pour l’éliminer. Mais on dépend aussi de l’adversaire. C’est indispensable de bien lire la situation, pour voir s’il est possible de trouver la profondeur ou non. Et si ce n’est pas le cas, il faut conserver le ballon pour l’amener d’un autre côté.

LES AUTOMATISMES

Le défi principal du football actuel, c’est de trouver des espaces dans les zones offensives ?

LEKO : Le football est un jeu d’espaces. Comment les créer, les conquérir, puis en sortir pour attaquer un autre espace. C’est là que les entraîneurs doivent offrir des solutions. Savoir comment attaquer, c’est très important. On parle du mouvement simultané de trois ou quatre joueurs, pas d’un seul. Parce qu’un joueur qui bouge ouvre des espaces pour les autres, et c’est comme ça qu’on commence à créer du jeu offensif.

Comment travaille-t-on ce football-là à l’entraînement, pendant la semaine ?

LEKO : On prépare des situations réelles, qui vont se produire en match. Nous devons offrir à nos joueurs des solutions pour toutes ces situations. Ensuite, sur le terrain, ce sera au joueur de lire les situations pour choisir la meilleure des solutions que nous avons proposées pendant la semaine.

Cela ne risque pas d’amener un jeu trop automatisé, et donc trop prévisible ?

LEKO : C’est toujours un débat : soit on joue avec des automatismes, soit on donne une liberté totale au talent individuel. Moi, j’ai confiance en les automatismes, mais avec un choix du joueur au final. Nous donnons trois ou quatre solutions et nous les travaillons beaucoup mais au final, c’est le joueur qui décide sur le terrain.

La surprise vient du talent des joueurs.

LEKO : Exactement. Nous croyons en l’intelligence du joueur, qui reconnaît des situations sur le terrain, et qui utilise ensuite une des armes que nous avons travaillées pendant la semaine.

 » CHAQUE JOUR, IL Y A DES CHOSES À APPRENDRE  »

Quelle est la place du système de jeu dans ce raisonnement ?

LEKO : Quel que soit le système, nous avons toujours eu l’idée d’amener le ballon dans des situations où il est possible de trouver la profondeur. Je pense que l’important, ce n’est pas le nombre d’attaquants avec lequel tu joues, mais plutôt le fait d’avoir toujours un joueur de plus que l’adversaire autour du ballon, pour pouvoir maintenir la possession puis attaquer les espaces là où on le veut. Sans ce joueur supplémentaire, tu n’ouvres pas de solutions.

Recréer artificiellement ces situations de match à l’entraînement, c’est un défi important du métier ?

LEKO : L’important, ce n’est pas ce qu’un entraîneur sait. C’est qu’il trouve des façons de l’enseigner à ses joueurs. Comment les faire apprendre le plus facilement et le plus rapidement possible ? Je pense que c’est capital que le joueur répète les mouvements le plus de fois possible à l’entraînement. Il faut le mettre dans des situations qui font qu’une fois en match, il les reconnaît et il fait les choses plus vite et mieux.

Il faut créer un mécanisme inconscient dans l’esprit du joueur ?

LEKO : C’est la clé du football collectif. Avant que le ballon arrive, tu dois avoir deux, trois ou quatre solutions. Tu sais déjà ce que tu vas faire. Et voir une équipe qui joue comme ça, c’est vraiment un plaisir. Mais ce n’est pas facile. Tu dois être dur, parfois tu deviens même lourd, parce que c’est ennuyeux de répéter les séquences autant de fois. Mais je suis sûr que sans un grand nombre de répétitions avec le ballon, tu ne peux arriver à rien le samedi. C’est pour ça qu’il faut un groupe ambitieux, qui a soif d’apprendre. Il y a des joueurs qui pensent qu’ils savent déjà tout du football. D’abord, je leur dis que tout le monde, même les entraîneurs, doit être ouvert. Parce que chaque jour, il y a de nouvelles choses à apprendre. Ce constat, c’est la position zéro à partir de laquelle on peut travailler.

Comment fait Ivan Leko pour apprendre chaque jour ?

LEKO : Quand j’ai un jour libre, je le passe à regarder cinq ou six matches de football. Je suis toujours à l’affût d’un système, d’un mouvement, d’une astuce installée par de bons entraîneurs. C’est possible que finalement, tu ne voies rien, mais il faut toujours être préparé à apprendre quelque chose. Mais pas pour le copier, parce que ton football doit venir de toi-même pour que tu aies confiance en lui.

Il paraît que vous regardez beaucoup le Genoa d’Ivan Juric.

LEKO : C’est une équipe qui joue un très bon football, oui. Déjà avec Gasperini à la tête du club, le jeu était présent. En Angleterre, j’aime aussi voir le Tottenham de Pochettino, avec son football total. Le Chelsea de Conte est différent, c’est plutôt une équipe de schémas et d’automatismes, mais j’ai beaucoup de respect pour un coach qui gagne le championnat avec la même équipe que celle qui a fini dixième l’année précédente. Ensuite, il y a le Borussia Dortmund. Le foot de Tuchel, c’est spectaculaire. Chez tous ces entraîneurs-là, tu peux voir des choses intéressantes. Il faut regarder beaucoup de matches, toujours avec l’esprit ouvert.

DU BASKET À LA DANSE

Seulement des matches de football, ou aussi d’autres sports ?

LEKO : Je me souviens très bien qu’il y a quinze ans, quand j’étais à Málaga, j’avais un bon ami qui jouait au basket à Unicaja (club de basket basé à Málaga, ndlr). À ce moment-là, les basketteurs avaient sept ou huit actions offensives. Et chaque joueur savait parfaitement, à chaque instant, comment il devait se déplacer et où il devait demander le ballon. Je me suis mis à comparer ça avec le football. Et à l’époque, au foot, on faisait beaucoup plus de choses qui ne reposaient que sur le talent. C’est grâce au basket que j’ai vu qu’autre chose était possible.

En basket, il existe des actions qui, si elles sont parfaitement exécutées, débouchent toujours sur un tir. C’est quelque chose qui n’existe pas en football ?

LEKO : Non, mais il y a des mouvements qui te permettent d’ouvrir des espaces, d’arriver à une situation qui te permet de créer du danger. Créer une occasion de but, c’est très difficile, parce que l’adversaire défend avec dix joueurs de champ et c’est beaucoup plus difficile d’attaquer dix hommes que d’en attaquer cinq. Mais je reste persuadé qu’il existe des mouvements et des actions qui augmentent ta certitude de créer du danger.

Alors, on peut dire que l’entraîneur peut offrir à son joueur une position favorable ?

LEKO : Oui, c’est ça. Quand on analyse l’adversaire, on se rend compte que chaque équipe a deux ou trois points faibles. On tente ensuite de les exploiter et puis, au moment de débriefer le match, on voit que ces choses que nous avions préparées ont été utilisées pendant la rencontre et qu’elles nous ont permis de créer du danger. Ce constat, ça permet au joueur d’augmenter sa confiance en ce que tu lui dis, parce qu’il réalise que ce que tu racontes se produit effectivement pendant le match.

Le basket est un sport particulièrement inspirant ?

LEKO : Pas spécialement. En fait, il y a peu de choses semblables entre le basket et le football, mais tu peux y trouver un détail intéressant qui te questionne sur ton propre sport. En Croatie, on joue beaucoup au handball, et je trouve que c’est un sport plus proche du nôtre, parce qu’il y a une zone à attaquer, et le football te parle toujours de comment attaquer face à une défense en zone. Au basket, on joue plutôt l’individuelle. L’essentiel, c’est que regarder d’autres sports t’ouvre des possibilités de penser. Par exemple, en football américain, pourquoi est-ce que les équipes sont aussi obnubilées par l’idée de gagner des yards ? En football aussi, on veut gagner du terrain, avancer. Ce sont des détails qui n’ont a priori rien à voir, mais qui peuvent provoquer ton esprit.

Prenons alors un exemple venu d’un autre sport : en rugby, les coaches sont placés dans les tribunes. Ils ne peuvent pas directement communiquer avec leurs joueurs, mais ils ont une meilleure vue d’ensemble du match. N’est-ce pas une option à envisager pour le football ?

LEKO : On voit mieux depuis les tribunes, c’est une certitude. Mais ce qu’on essaie de faire, c’est de reproduire des exercices faits pendant la semaine. Et la semaine, je suis au milieu de mes joueurs, à la même hauteur qu’eux. Il y a déjà tellement de différences entre notre entraînement et notre match, que je préfère être le plus près possible de mes joueurs, pour que les circonstances se rapprochent au maximum de celles dans lesquelles nous nous sommes entraînés. Si j’étais dans les tribunes, je ne serais pas tranquille.

Il y a des idées qui vous viennent d’ailleurs que du sport collectif ?

LEKO : Ma fille fait de la danse classique. En septembre, ils commencent une nouvelle année, qui se conclut par un show aux alentours du mois de mai. En voyant ce spectacle, j’ai été intrigué par le professeur. Je me demandais comment une personne pouvait arriver à ce que 25 filles, de dix ou onze ans, fassent parfaitement les mêmes mouvements ensemble, à la seconde près. Si elle peut réussir ça, en travaillant seulement une ou deux fois par semaine, alors ça doit être possible que dix adultes qui travaillent ensemble tous les jours soient coordonnés dans leurs mouvements.

SPECTACLE ET RÉSULTATS

Pour vous aussi, c’est important de proposer du spectacle ?

LEKO : C’est difficile de parler de ça. Cette saison, nous avons commencé avec l’idée de jouer un football total. Et pour différentes raisons, les résultats n’ont pas suivi. Donc, je pense qu’il faut trouver un équilibre entre proposer le football que tu aimes et faire des résultats. Parce que faire sans les résultats, ce serait stupide, et nous ne sommes pas ici pour être stupides. Mais faire des résultats avec le football que tu aimes, c’est quelque chose qui te donne du plaisir, dont tu es fier.

Mais il faut croire en la manière pour qu’elle porte ses fruits.

LEKO : Ça, j’en suis convaincu. Quand tu es devant le groupe, si un seul joueur voit que tu n’as pas une confiance absolue en ce dont tu parles et en les choses que tu travailles, c’est le début de la fin. Si un entraîneur n’a pas confiance en quelque chose, ça ne peut déjà plus fonctionner à moyen terme.

Proposer un football offensif, ça vous aide à convaincre les joueurs d’adhérer au projet ?

LEKO : Les joueurs veulent un entraîneur qui les rend meilleurs. S’ils constatent après deux ou trois semaines qu’ils s’améliorent, alors tu peux faire ce que tu veux.

Le besoin urgent de prendre des points, ça a altéré votre travail à un moment de la saison ?

LEKO : Pas tellement. Le travail et l’idée sont toujours presque les mêmes. On a continué à scruter les détails, à amener des choses nouvelles aux joueurs parce que si tu ne leur donnes pas de la nouveauté, l’équipe ne progresse pas. La seule différence, c’est qu’il est beaucoup plus facile de travailler quand tu ne dois pas mettre un focus excessif sur le prochain résultat.

JOUEUR IVAN ET COACH LEKO

Quelle est la plus grande différence entre Ivan Leko le joueur et Ivan Leko le coach ?

LEKO : Je ne sais pas… (Il réfléchit) Je n’étais pas un joueur égoïste, et j’ai toujours tenté d’être un leader positif dans le vestiaire. S’il y a une chose qui a changé, c’est que je prends beaucoup plus de plaisir maintenant, en regardant mon équipe jouer comme je le veux, qu’en faisant moi-même un bon match. Parce que c’est beaucoup plus difficile de faire jouer dix hommes à ta manière.

Ce passé de joueur professionnel, c’est un avantage dans le métier d’entraîneur ?

LEKO : Il y a des moments où tu peux te dire :  » Qu’est-ce que j’aurais pensé de ça, moi, si j’étais un de mes joueurs ? «  Ça n’arrive pas souvent, mais ce sont des moments dans lesquels ton passé t’aide beaucoup. Cela peut être un avantage, parce que je peux reconnaître une situation, peut-être plus facilement ou plus rapidement qu’un coach qui n’aurait pas ce passé de joueur.

Votre équipe reflète le joueur que vous étiez ?

LEKO : Je pense que la mentalité de l’entraîneur est la mentalité de l’équipe. Donc, je ne peux pas trop m’éloigner de moi-même. Si je n’étais pas moi, tout le groupe le sentirait. J’aime le football, l’agressivité, la vitesse, et je dois essayer que mon équipe soit ainsi.

C’est aussi votre personnalité qui vous incite à être très actif pendant vos séances d’entraînement ?

LEKO : Il existe différents profils d’entraîneurs, et j’ai beaucoup de respect pour les méthodes de chacun. Mais moi, ma façon de faire, c’est d’être très actif. Je me sens meilleur comme ça. Peut-être que ce n’est pas la méthode idéale, mais quelque chose à l’intérieur de moi me dit que c’est comme ça que je suis. Déjà comme joueur, j’étais pareil : je parlais beaucoup, j’étais très actif, et j’essaie de conserver cette activité malgré ma fonction différente.

Les entraîneurs tentent de laisser le moins de part possible au hasard, mais pendant les matches, c’est impossible de tout contrôler. Comment on le vit sur la touche ?

LEKO : Je crois que 95 % du travail d’un entraîneur est fait pendant la semaine. Le jour du match, c’est seulement 5 %. Tu dois réagir, mais la façon de jouer, d’attaquer, de défendre, tout ça a été travaillé avant. Sur le côté, tu dois afficher de la confiance. Donc, c’est important pour moi d’être bien préparé, d’arriver au match en sachant ce qui va se passer sur le terrain.

Je vous donne une situation : 2-0 pour l’adversaire, il reste 10 minutes. Il faudrait peut-être un attaquant supplémentaire, mais on ne l’a pas travaillé en semaine. Parfois, vous devez improviser ?

LEKO : Ce sont des choses difficiles. Personnellement, j’ai seulement confiance en des choses que j’ai travaillées. Je ne suis pas à l’aise si on entre dans des choses qui n’ont pas été préparées, et donc j’essaie de ne pas le faire. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a des aspects tactiques, mais aussi un aspect mental et un esprit de groupe qui sont très importants en football. Et si je dois choisir entre une équipe meilleure tactiquement, et une équipe avec une bonne mentalité, je suis sûr que je gagnerai plus de choses avec la mentalité. La tactique, c’est seulement un outil. Tu peux avoir le plan tactique parfait, mais si tu n’as pas l’envie et la faim, tu ne peux pas gagner.

PAR GUILLAUME GAUTIER – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Quand j’ai un jour libre, je le passe à regarder cinq ou six matches de football.  » – Ivan Leko

 » L’important, c’est d’avoir toujours un joueur de plus que l’adversaire autour du ballon.  » – Ivan Leko

 » Le football est un jeu d’espaces. Comment les créer, les conquérir, puis en sortir pour attaquer un autre espace.  » – Ivan Leko

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