Les latinos débarquent

Venue d’Argentine ou d’Equateur, une nouvelle vague d’immigrants gagne l’Espagne et l’Italie. Avant de se fondre dans l’espace Schengen

Quitte à tout recommencer, autant le faire dans un autre pays.  » Le 25 mai dernier, à 46 ans, Doris Castillo a débarqué à Madrid avec son mari et son fils de 13 ans. A bord de l’avion en provenance de Buenos Aires, beaucoup pourraient raconter une histoire comparable à la sienne. Des salaires rongés par la crise économique, des traites qui s’accumulent, des cotisations sociales impayées, l’appartement saisi… En Argentine, Doris était psychologue, son mari, consultant en entreprise. Ils ont tenu bon. Jusqu’à la goutte d’eau en trop : le vol de leur voiture, qui n’était plus assurée depuis longtemps.  » A l’école de mon fils, les profs étaient sans cesse en grève, je ne voyais pas quel futur lui offrir. On a fait la dernière chose encore possible : acheter un billet d’avion pour l’Europe.  » Destination l’Espagne, parce que son mari, fils d’Espagnols, a la double nationalité.

Cela aurait pu être l’Italie, l’Irlande ou l’Allemagne. Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens, des Incas et les Argentins, des bateaux, dit une plaisanterie fameuse. C’est-à-dire d’Européens jadis partis chercher une vie meilleure de l’autre côté de l’Atlantique. Ils sont des dizaines de milliers d’Argentins à avoir recherché ainsi fébrilement les certificats de naissance de leurs grands-parents ou de leurs aïeux, grâce auxquels ils peuvent obtenir un passeport européen. Près de la moitié des Argentins sont, en effet, d’origine italienne. Ils ont donc droit, selon la loi nationale, à la citoyenneté italienne. Une fois le sauf-conduit en poche, ils préfèrent pourtant, à cause de la langue et du dynamisme du marché de l’emploi, s’installer en Espagne.

A Madrid, Doris vend des appartements, en attendant de faire homologuer son titre de psychologue. Son mari multiplie les CV, après avoir vendu des encyclopédies au porte-à-porte dans la canicule de la capitale déserte, cet été.  » C’est dur, mais ici les choses ne peuvent que s’améliorer pour nous. Là-bas…  » Les Argentins occupent une place à part dans la vague sud-américaine qui déferle sur l’Europe à partir de l’Espagne. Ils étaient avocats, architectes, médecins ou profs, les voici désormais barmans, serveurs, chauffeurs, vendeurs ou opérateurs téléphoniques. D’autres hispanophones û des Equatoriens, surtout, mais aussi des Colombiens, des Boliviens, des Péruviens ou des Dominicains û viennent grossir les rangs d’une immigration plus  » classique « , qu’on retrouve dans le personnel de maison et le bâtiment, quand ils ne s’échinent pas comme ouvriers agricoles dans les cultures sous serre de la côte méditerranéenne.

Les chiffres sont éloquents. En 2002, 550 000 latinos, en provenance de 17 pays, ont passé les contrôles aux frontières dans les aéroports espagnols. Mais seuls 86 000 d’entre eux ont utilisé leur billet de retour. Les 464 000 autres ? Evanouis quelque part dans l’espace Schengen. Si 128 312 Argentins sont entrés û dont 4 703 ont régularisé leur situation par la suite û seulement 18 742 sont repartis. Et ce, sans compter tous ceux qui, comme le mari de Doris, ont pu présenter un passeport européen. Spectaculaire, aussi, le cas des Equatoriens : 101 000 entrées en 2002, 874 départs.

 » Mon mari voulait émigrer aux Etats-Unis. Mais, après le 11 septembre, c’est devenu impossible « , raconte Rosa Marquez, une Equatorienne de 32 ans. Arrivée de Quito l’an dernier, elle gagne sa vie en s’occupant d’une personne âgée à domicile. Nourrie, logée, blanchie, elle gagne 520 euros par mois. Quand tout ira bien, quand ses papiers seront régularisés, elle fera venir ses enfants et son mari. Au bout de deux ans de résidence légale, comme tous les Sud-Américains, elle pourra demander la double nationalité, celle qui ouvre la porte de la Grande-Bretagne, où les salaires sont meilleurs. En attendant, le dimanche, son jour de congé, elle soigne son mal du pays avec ses compatriotes au parc de l’Oeste, en bordure de la capitale Espagnole. Là se monte chaque week-end un mini-Equateur, mi-puces, mi-fête. On vient pique-niquer en famille, écouter un concert, jouer au foot, acheter des CD pirates ou échanger de vieux vêtements. Première communauté immigrée à Madrid, les Equatoriens étaient 13 000 résidents  » réguliers  » en 1999, ils sont aujourd’hui officiellement plus de 200 000.

Jusqu’ici, la circulation entre l’Espagne et l’Amérique latine échappait, au nom des liens  » familiaux, culturels et historiques « , à l’obligation de visa. Mais, sous l’action conjuguée des crises économiques en série dans les pays du cône sud et des attraits de la forte croissance espagnole, le flux a pris une ampleur nouvelle : au dernier recensement, en 2001, ils étaient 691 365 Latino-Américains, soit deux fois plus que les Africains. Une nouveauté pour une Espagne longtemps terre d’émigration. Pour faire face, Madrid a instauré des visas d’entrée, pour les Colombiens d’abord et, tout récemment, le 3 août dernier, pour les Equatoriens. Une mesure qui a fermé net le robinet :  » Avant arrivaient de 250 à 300 personnes par jour ; aujourd’hui, on n’en compte pas plus de 10 ou 12 « , calcule Raul Jimenez, porte-parole de l’association équatorienne Rumiñahui, qui estime à 250 000 le nombre de ses compatriotes sans papiers sur le territoire.

Pour la troisième fois en quatre ans, la loi sur l’immigration a été retouchée. Afin de renforcer le contrôle des frontières, les compagnies aériennes devront désormais, comme aux Etats-Unis, déclarer les passagers qui n’utilisent pas leur billet de retour. Une réforme appuyée par l’opposition socialiste, qui a apporté ses amendements,  » afin d’éviter, souligne Consuelo Rumi, responsable de cette question d’immigration au PSOE, qu’à moins de six mois des élections législatives l’immigration soit un terrain de surenchère démagogique « .

L’exemple espagnol est peu probant

A condition d’être régulée, l’arrivée des latinos est encouragée par une politique de quotas adoptée par l’Espagne depuis près de trois ans. L’hypothèse des quotas a été évoquée pour la première fois, au niveau européen, par les ministres de l’Intérieur, à l’initiative de la présidence italienne, le mois dernier. En Italie, le  » ministère des Italiens dans le monde  » a ainsi organisé, en 2002, le  » retour  » de milliers de jeunes Argentins et Chiliens vers la Vénétie et la région de Padoue, en plein boom économique et à la faible natalité. La nouvelle loi sur l’immigration Bossi-Fini prévoit d’ailleurs des quotas réservés aux étrangers d’origine italienne. L’exemple espagnol est pourtant, jusqu’ici, peu probant. En 2002, le contingent prévu de 10 000 travailleurs étrangers n’a finalement donné lieu qu’à 3 000 entrées légales. Le patronat, sceptique, n’y voit qu’une entrave administrative à la flexibilité de l’emploi.  » Qui peut dire de combien de personnes il aura besoin dans six mois ou dans un an ?  » demande Manuel Azpilicueta, président du Cercle des entrepreneurs. José Maria Diaz Ropero, du syndicat Commissions ouvrières, retourne la question :  » Comment faire fonctionner des canaux légaux d’entrée, tant qu’un réservoir de quelque 600 000 sans-papiers, déjà sur le territoire, alimente à bas prix tout le secteur de l’économie souterraine, qui représente environ 23 % du PIB espagnol ?  »

Personne ne se voile la face. A terme, la gestion par les quotas, dans une Espagne où le déclin démographique commence à s’inverser, se veut une manière polie d’ouvrir ses portes à l’immigration désirée et, surtout, de fermer le guichet à celle qui ne l’est pas. Et les latinos, jusqu’ici, ont parfaitement rempli les conditions : hispanophones, catholiques, jugés non conflictuels, ils ont été  » favorisés pour des raisons évidentes « , expliquait, lors de la mise en place des quotas, Enrique Fernandez Miranda, alors délégué du gouvernement à l’Immigration. Avec le risque de laisser sur le carreau les Africains, condamnés à l’illégalité û même si, pour des motifs politiques, un quota a aussi été décidé à l’égard du Maroc voisin.  » L’Espagne a l’obsession de sa frontière sud, souligne Carlos Ugarte, qui coordonne les programmes d’aide aux immigrés pour MSF Espagne. Elle monte des systèmes de surveillance sophistiqués à Tarifa, face au Maroc, pour quelques milliers de passages par an et laisse filer un demi-million de personnes via les aéroports. Cherchez l’erreur.  » Mais Angel Acebes, ministre de l’Intérieur, persiste : le contrôle des frontières et la politique de quotas sont  » la seule manière de garantir les droits des étrangers entrant sur le territoire et de les protéger des mafias « .

Cécile Thibaud, avec Vanja Luksic à Rome

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