Des goinfres en vadrouille

Autrefois cantonné dans les forêts d’Ardenne, le sanglier s’invite dorénavant dans les parcs, les golfs et les jardins des banlieues vertes. Bonjour les dégâts ! La faute à qui ? A la nature, au climat, aux aménagements… Mais aussi au business fou de la chasse. Le sanglier, un cochon tirelire ?

Fièrement campé sur les panneaux routiers, il ouvre la porte de l’Ardenne, avec son  » ardeur d’avance « . Ses trophées surplombent la cheminée de toute auberge forestière qui se respecte : poil dru, mâchoires volontaires et canines menaçantes. Incarnation animale de la bravoure et de la force virile, le sanglier hante toutes les conversations des sous-bois : quel forestier n’a pas son anecdote à raconter sur ces laies courageuses défendant leurs marcassins jusqu’au sacrifice ou ces chiens de chasse éventrés par les défenses de verrats en furie, affûtées comme des lames de rasoir ?

Et pourtant, le roi des forêts vacille sur son trône. Son image se fissure, son aura se craquelle. Sus scrofa – son nom latin – devient la bête noire des campagnes. C’est que les populations de  » cochons  » explosent de partout ! Il y a trente ans, la Wallonie comptait à peine 8 000 animaux. Ils étaient 13 000 en 1996. Ils sont, aujourd’hui, près de 23 000 à essaimer aux quatre coins de la Région. Autrefois cantonnés aux massifs d’Ardenne et de Famenne, ils ont franchi la Meuse et occupent des zones situées jusqu’aux portes des grandes villes. A Namur, ils défoncent les jardins chics de la Citadelle. A Liège, ils retournent les parterres fleuris des hauteurs du Sart Tilman. On a vu, récemment, des éclaireurs de cette armée à poils débouler à Thuin, à Tournai et jusqu’à Bruges !

Dangereux, l’animal ? Allons donc. Il faut vraiment qu’il soit blessé et acculé dans une impasse, ou qu’il sente une menace pour ses jeunes (dans le cas des femelles), pour qu’il se décide à charger ses poursuivants à deux pattes. Le problème réside plutôt dans son irrésistible besoin de croquer ce qui lui tombe sous le groin, six heures par jour. Si, au moins, il se contentait de cueillir ou de brouter délicatement la végétation ! Mais non : le sanglier fouine, farfouille, chamboule et dévaste le moindre arpent de terre qu’il visite. Son besoin de croquer racines, bulbes, tubercules et, surtout, les vers de terre, précieuse source de protéines, est insatiable. Omnivore et opportuniste, le sanglier l’est jusqu’au bout du boutoir.

En Ardenne, le phénomène des dégâts est connu de longue date. Des générations de chasseurs ont nourri les sangliers au plus profond des bois, afin d’éviter qu’ils complètent leur ordinaire dans les cultures et les plaines en lisière. En les alimentant au maïs et aux céréales, ils tentent d’occuper et de distraire leurs protégés, particulièrement aux périodes les plus délicates : les semis de printemps, l’arrivée des céréales à maturité. Des cohortes d’agriculteurs et de chasseurs se sont ainsi épuisées dans des conflits de voisinage qui, bien souvent, ne peuvent se résoudre sans l’intervention du juge de paix. A lui revient la tâche d’évaluer le montant des indemnités à verser aux premiers. Ici et là, un jeu malsain est né : louchant sur les indemnités, des agriculteurs (une infime minorité) plantent sciemment une culture qui a toutes les chances d’être dévastée. Or la loi est dure pour les chasseurs : ils sont jugés, a priori, responsables des dégâts, même si aucune faute ne peut leur être reprochée.

Mais, avec l’expansion du sanglier en zone périurbaine, le problème des dommages prend une ampleur nouvelle. Cette fois, ce sont les citadins qui s’estiment lésés par le hobby un brin envahissant des Nemrod. Les tensions montent, les enchères gonflent ! Ces conflits juridiques ont même abouti jusqu’à la Cour de cassation qui, au grand dam des chasseurs, a reconnu aux propriétaires de pelouses les mêmes droits aux compensations que les cultivateurs.

Certes, le foisonnement des sangliers ne frappe pas que nos régions. A Barcelone et à Berlin, les cochons sauvages font les poubelles des jardins publics. Ils frappent aux portes de Paris, dans les Yvelines. Dans les départements du Cher et de la Nièvre, on organise des battues et des tirs à l’arc pour limiter leurs effectifs. Intelligente, la bête se réfugie là où elle sait qu’on ne la dénichera pas facilement : parcs, réserves naturelles, abords des voies d’eau ou des routes, etc.

Mais comment explique-t-on, chez nous, cette explosion des effectifs ? Plus doux qu’autrefois, les hivers ne permettent plus la sélection naturelle des animaux faibles ou malades. Entre 2002 et 2004, la répétition anormale de périodes d’abondance des glands et des faines leur a offert d’excellentes conditions d’alimentation et… de reproduction : les laies de nos régions sont capables, aujourd’hui, d’être en chaleur dès qu’elles ont atteint de 35 à 40 kilos (très tôt !) et d’avoir trois portées sur deux ans. Enfin, l’interdiction de certaines clôtures, pour des raisons évidentes d’éthique cynégétique, a probablement eu des effets pervers sur leurs populations, de même que la sévère limitation des périodes de chasse lors de la dernière législature (2000-2004).

Mais l’une des explications les plus sujette à polémiques se trouve au sein même du monde de la chasse. Une certaine chasse, du moins… Autrefois, le sanglier se traquait dans une logique de proximité. La battue était l’occasion de rassembler le village auprès d’un barbecue convivial, où s’alignaient quelques bêtes tirées par les limiers du coin. De nos jours, cette activité s’est muée en business. Face au prix exorbitant exigé pour la location de certains territoires (50 à 200 euros par hectare !), les chasseurs ont créé des sociétés dont chaque membre, pour exercer son droit de tir, est tenu d’acheter des parts ou  » actions « . Chaque chasseur y consacre, chez nous, une moyenne de 4 760 euros par an. En échange de telles dépenses (qui s’ajoutent à de nombreuses autres), beaucoup estiment avoir le droit de tuer un nombre élevé d’animaux. Les sociétés de chasse sont donc tentées, par tous les moyens, de peupler au maximum leurs territoires, y compris en pratiquant un nourrissage excessif des sangliers, bien au-delà des périodes délicates où il faut éviter les dégâts aux cultures. Rien de plus prestigieux, pour un directeur de battues, d’offrir à ses actionnaires, qui paient entre 300 et 1 200 euros la journée de divertissement, le spectacle de nuées d’animaux bien dodus dévalant sous la ligne de tir.

Dans ce cercle vicieux, le rôle des chasseurs flamands (un chasseur sur quatre en Wallonie) pèse de plus en plus lourd. Les poches mieux garnies, ils raflent plus aisément, lors des adjudications publiques, la location du droit de chasse sur les plus beaux territoires. Qui sont aussi les plus chers… Géographiquement éloignés de leurs domaines et visiteurs très occasionnels de ceux-ci, ils ont rarement une connaissance intime de la faune qui les fréquente. Ils ont tendance à réduire leur rôle de gestionnaires de l’environnement à du simple abattage automnal. A leurs yeux, bien plus que le tir sélectif et réfléchi, c’est le trophée qui compte. Or, si l’on veut limiter la vadrouille des sangliers hors des forêts, certaines formes de sélection d’animaux, moins prestigieuses, sont préférables à d’autres. Cela dit, erreurs de nourrissage et de gestion du cheptel ne sont pas l’apanage des Flamands : bien des chasseurs wallons excellent à confondre chasse et tir forain, voire massacre.

Que faire ? Benoît Lutgen, le ministre wallon de l’Environnement, vient de limiter – très partiellement et progressivement – le nourrissage des sangliers. Les chasseurs ont hurlé, estimant que les dégâts ne feront que croître. Il a aussi élargi les périodes de chasse. D’autres mesures sont également de mise. Au Royal Saint Hubert Club, on tente de convaincre les affiliés de mieux réfléchir aux modes de nourrissage : époque, quantités et modes de dispersion du maïs  » dissuasif  » doivent être revus. L’Unité anti-braconnage (UAB), elle, traque les lâchers illégaux de sangliers qui, bien que rares, restent pratiqués. Certains en appellent à l’adoption de plans de tirs au sanglier, comme il en existe pour le cerf. Munis de colliers émetteurs, des dizaines de sangliers hantent, depuis l’année dernière, les forêts wallonnes. Leurs déplacements sont étudiés par les scientifiques du Laboratoire de faune sauvage et cynégétique de la Région wallonne, à Gembloux. Cet effort de connaissance n’est que justice : ni ange ni démon, le sanglier mérite bien plus que l’adoration ou l’anathème.

Philippe Lamotte

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