Les limites de l’espèce

Une saison de machettes, par Jean Hatzfeld. Seuil, 330 p. Prix Femina de l’essai.

Au printemps 1994 se produisirent au Rwanda des événements d’une inhumanité exceptionnelle. En une centaine de jours, les Hutu ont massacré 800 000 Tutsi, dans l’indifférence des nations policées. La machette fut pendant cette période de ténèbres l’arme la plus fréquemment utilisée par les tueurs. A l’automne, le Conseil de sécurité de l’Onu avalisa un rapport qualifiant de génocide ces assassinats commis en masse, sans rien laisser au hasard.

Jean Hatzfeld avait publié, il y a trois ans, un livre sur les rescapés de Nyamata. Dans cette commune, en quelques jours, 50 000 Tutsi avaient été tués par des miliciens et des voisins hutu, sur une population de 59 000 âmes. Plusieurs milliers de ces malheureux furent massacrés dans des églises et dans une maternité où ils s’étaient réfugiés. Les jours suivants, les marais avoisinants furent le tombeau de ceux qui avaient cru trouver le salut dans ces mares d’eau sale.

Hatzfeld est retourné à Nyamata et, avec l’accord des autorités rwandaises, il a rencontré, dans le pénitencier où ils sont maintenant détenus, un groupe de tueurs. Ceux-ci étaient des amis, ils avaient tué ensemble, en chantant et aux heures ouvrables, et ils partagent maintenant les mêmes cellules. Une saison de machettes est à la fois le récit de l' » indicible  » recueilli sur les lèvres des bourreaux et la somme des réflexions à voix haute que se fait sobrement à lui-même un homme honnête (analogies avec l’extermination des juifs et des gitans, méditations sur l’Histoire, sur sa propre expérience, en Bosnie, sur nous-mêmes, qu’aurions-nous fait ?…), à mesure qu’il s’enfonce, comme malgré lui, dans la fréquentation de ce qui était non pas un cauchemar, mais un génocide contemporain.

Les tueurs des collines étaient des gens comme les autres. Cultivateurs pour la plupart, parfois policiers ou instituteurs. Ils s’expriment dans une langue qui est non seulement claire et précise, mais aussi terriblement imagée et inventive. Hatzfeld les a laissé parler. Il faut s’effacer pour les entendre :  » On était tous embauchés à égalité pour un seul boulot : abattre tous les cancrelats.  »  » C’était suant et dissipant, c’était comme une distraction imprévue. Je n’ai même pas compté.  »  » Nombre de cultivateurs n’étaient pas lestes en tueries… Le rabâchage et la répétition contraient la maladresse.  »  » Le gourdin est plus cassant, mais la machette est plus naturelle.  »  » C’était chacun sa technique et son caractère.  »  » Le plus souvent, les enfants s’essayaient sur des enfants, rapport à leurs tailles correspondantes.  »  » [Couper] était devenu un aller-de-soi.  »  » Tuer était moins échinant que cultiver.  »  » On ne comptait plus ce qu’on avait tué, mais ce que ça allait rapporter.  »  » C’était la règle de tuer à l’aller et de piller au retour.  »  » Pendant les tueries, j’ai choisi de ne pas prier Dieu.  »

Il avait donc suffi de quelques heures pour que la mort devienne leur métier. En efficacité, le carnage a dépassé, souligne Hatzfeld, les sinistres performances de la machine à tuer les juifs et les gitans au temps de l’Allemagne nazie, nantie de moyens d’extermination industriels, et au plus fort de sa puissance criminelle, en 1942. On lit Une saison de machettes comme un livre terrible, en se souvenant de ce qu’ont écrit Wiesel, Rousset, Kogon, Semprun, Mialet et d’autres. Mais tous ceux-ci étaient du côté des victimes (et des résistants). Ils racontaient l’effroi et le combat de ceux qui s’étaient sentis  » contestés comme homme, comme membre de l’espèce « , alors qu’avec ces tueurs hutu nous voici du côté de la mort donnée à la ronde, en chantant. Ils en parlent d’une voix placide et sans repentir, ne s’apitoyant que sur leur propre sort,  » déconnectés du monde qu’ils ont ensanglanté « . Leurs souvenirs des tueries ne dépassent pas leurs paroles. Et pourtant… Toutes les questions posées par le livre se rejoignent dans cet effrayant, cet incompréhensible mystère. Hatzfeld l’évoque avec une prudentia qui l’honore. Robert Antelme parlait des  » limites de l’espèce humaine « . l

DE daniel rondeau

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