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La pêche en eaux profondes bientôt interdite?

Le Vif

L’Europe va-t-elle bannir ces chaluts qui ratissent les fonds des océans et sont accusés de décimer les espèces? D’un côté, des scientifiques, écologistes et ONG réclament leur interdiction. De l’autre, une poignée de pêcheurs et le gouvernement français défendent leur maintien. Plongée dans une obscure bataille.

Ciel dégagé, soleil automnal et vent léger. Il fait bon scruter le large depuis la passerelle du Jean-Claude Coulon II, un chalutier mastodonte de 46 mètres de longueur qui, ce matin-là, attend sagement sur le quai du port de Lorient. Jusqu’à ce qu’une voix timide s’élève : « C’est quoi, ces oiseaux qui hurlent et volent dans tous les sens ? » Un homme du bord au visage buriné par les embruns hésite, puis ose un timide : « Seagull. » Avant de traduire en s’esclaffant : « S’il gueule, dis-lui de se taire ! » Blague de marins…

Reste qu’en ce moment les pêcheurs n’ont pas spécialement envie de rire, et encore moins de se taire. Lundi 9 et mardi 10 décembre, le Parlement européen, en assemblée plénière, étudie l’avenir du secteur de la pêche en eau profonde, dans le droit fil de la récente proposition de la commissaire grecque aux Affaires maritimes et à la pêche, Maria Damanaki, qui vise à interdire, d’ici à deux ans, l’utilisation de la technique du chalut de fond et des filets maillants dans l’Atlantique du Nord-Est.

Quèsaco? Vu de Paris, ou pour un terrien hexagonal, l’affaire n’a pas l’air bien méchante. Mais c’est oublier que chaque fois que Bruxelles intervient dans ce secteur industriel fragile, l’embrasement n’est pas loin.

De subventions en calculs politiques, où les positions françaises ont rarement été judicieuses, l’Europe s’est en effet beaucoup trompée en matière de pêche ces trente dernières années. Face à la raréfaction des ressources en poissons, elle a d’abord diminué le nombre de bateaux (par deux depuis 1980), avant de s’apercevoir que les importations explosaient et que les pratiques étaient toujours plus intensives, notamment parce qu’elle avait financé la construction de gros navires (souvent français).

« Des bulldozers des fonds marins » « Ces derniers sont allés chercher plus loin des côtes et plus en profondeur des richesses halieutiques qui, jusque-là, avaient été très peu prélevées, raconte Philippe Cury, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). D’une certaine façon, l’exploitation des eaux profondes apparaît comme l’ultime frontière de la pêche. Après, il n’y a plus rien. »

Le plus saisissant est la vitesse à laquelle ce « plus rien » se rapproche. La décennie 1990 a suffi à piller le ventre de nos océans. La pêche en eau profonde, qui va puiser de 400 à 1500 mètres sous la surface de la mer, utilise des chaluts, ces immenses filets lestés de plusieurs tonnes raclant le sol et ramassant tout ce qu’ils peuvent.

« Ce sont les bulldozers des fonds marins, explique Gilles Boeuf, président du Muséum national d’histoire naturelle (Paris). Ils détruisent tout sur leur passage -sédiments, coraux, éponges – et de 20 à 40 % des prises sont immédiatement rejetées à la mer parce que non commercialisables. »

En effet, l’Europe ne permet de prélever que trois espèces – le sabre noir, la lingue bleue et le grenadier. Des poissons si laids qu’ils feraient fuir les clients, s’ils n’étaient présentés en filets sur les étals des marchés : « Ils ont un intérêt gustatif neutre et sont dépourvus d’arêtes. D’où leur succès auprès des gens qui ne veulent pas s’embêter à décortiquer une carcasse », explique Brice Thoby, mareyeur du groupe Océalliance.

L’Ifremer « affilié au lobby de la pêche », selon les ONG

A partir de 2003, l’Europe s’inquiète du carnage. Elle édicte un premier règlement qui impose des quotas pour les trois espèces concernées, met en place des licences de pêche et s’engage à mieux contrôler l’état des stocks. Un texte aujourd’hui dépassé, d’après Jean-Paul Besset, eurodéputé EELV. « Les quotas, très critiqués, ne sont jamais respectés. »

La preuve : en 2012, le chercheur Sebastian Villasante, de l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle (Espagne), a montré que les captures étaient en moyenne 3,5 fois plus élevées que le volume autorisé par Bruxelles…

Mais c’est surtout le mode d’établissement des quotas par le Conseil international pour l’exploration de la mer (Ciem) qui est mis en cause depuis ses débuts. Le Ciem se fonde sur les prises effectuées par les chalutiers, ainsi que sur les rares observations embarquées et la taille des spécimens débarqués.

De fait, les chiffres dont disposent les scientifiques prennent en compte les seules captures des professionnels, comme si l’industrie du nucléaire était évaluée uniquement par ses propres mesures. Or, il existe d’autres moyens technologiques – satellites, acoustiques-qui permettent d’aboutir à des estimations plus fines. Résultat : si les quotas affichés par l’Europe n’ont cessé de baisser jusqu’en 2011, ils ont été, à la surprise générale, rehaussés l’année dernière.

A l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), Alain Biseau, responsable des expertises halieutiques, justifie ainsi cet effet de yoyo : « Nos diagnostics ont montré que la biomasse pour les trois espèces autorisées avait augmenté et que la pression de la pêche avait diminué. »

Chez les écologistes, on parle plutôt de stabilisation. « Aucun scientifique ne peut vraiment dire que les stocks se sont régénérés », tempête Claire Nouvian, fondatrice de l’ONG Bloom. Et la jeune femme de remettre en question le travail de certains spécialistes de l’Ifremer, qu’elle estime « affiliés au lobby de la pêche ». Claire Nouvian sait que ses thèses font mouche.

La pétition sur le site de son association, remise à François Hollande, et appuyée par une BD choc de la blogueuse Pénélope Bagieu a déjà recueilli près de 700000 signatures. Le discours rodé de cette pasionaria anti-pêche profonde a également séduit de nombreuses personnalités, tels Nicolas Hulot, Jacques Perrin ou encore Yann Arthus-Bertrand.

« Nous ne labourons rien… » Au-delà de la difficulté à quantifier la ressource, les opposants dénoncent une pêche d’un autre temps, qui ne concerne qu’une poignée de bateaux français et peu d’emplois directs de marins. Surtout, ils fustigent ses effets dévastateurs sur les abysses, un milieu toujours très mystérieux, qui se régénère peu.

A juste titre. Certains écosystèmes profonds comme les coraux ont plus de 4000 ans; le chalut les détruit de façon irréversible. Ainsi, en 2000, le biologiste Julian Anthony Koslow révélait que de 30 à 50 % des récifs norvégiens et irlandais de Lophelia pertusa (coraux d’eau froide) avaient été dévastés par des chaluts.

Aujourd’hui, force est de constater qu’il n’existe pas d’estimation précise de la surface couverte par ces animaux au large des côtes européennes. Au mieux certains îlots sont-ils localisés, protégés et interdits à la pêche. « Il y a eu par le passé des dégradations, mais désormais nous évoluons sur 5% de la surface exploitable. Il s’agit de véritables autoroutes des mers situées au large de l’Ecosse », se défend Fabien Dulon, directeur de la Scapêche, principal armateur français (6 bateaux) à travailler en eau profonde.

Les pêcheurs n’aiment pas endosser la cape de fossoyeurs des océans et insistent sur le fait que leurs engins passent sur des fonds sédimenteux quasi déserts. « Nous ne labourons rien et le chalut ne laisse aucune trace, aucun sillon, ni ne soulève de gerbe de vase », s’agace même Jean-Pierre Le Visage, responsable d’exploitation de la Scapêche.

Sur cette question, les professionnels des mers semblent peu crédibles et, une fois de plus, seul l’Ifremer leur donne raison. Une position en contradiction avec celle de la communauté scientifique internationale. En 2010, la biologiste Angela R. Benn, du Centre national d’océanographie de Southampton (Royaume-Uni), tirait la sonnette d’alarme en estimant que l’impact cumulé sur une seule année de la pêche profonde en Atlantique Nord et Est était des centaines ou des milliers de fois plus important que celui de l’ensemble des activités humaines sur plusieurs années…

La France possède 80 % des quotas européens

Le blocage est d’autant plus étonnant qu’il existe des alternatives au chalut réputées moins destructrices – comme la palangre, une ligne d’hameçons reposant sur le fond. Autre avantage : ces techniques nécessitant six fois plus de maind’oeuvre à bord des navires, elles créeraient des emplois.

« Le chalut a un autre inconvénient majeur pour la faune des abysses : il n’est pas sélectif, ajoute Claire Nouvian. Au cours d’une pêche, il peut remonter cent espèces pour trois autorisées. » Cet argument percutant est pourtant un raccourci : en une année, la pêche en eau profonde peut ramener à la surface cent espèces différentes, ce qui ne veut pas dire qu’à chaque fois qu’un chalut est mis à l’eau il en remonte autant.

L’ordre de grandeur serait plutôt « une quinzaine par trait de chalut », corrige Pascal Lorance de l’Ifremer (Nantes). Il n’empêche, les scientifiques l’admettent : on sait peu de choses sur le rôle des espèces non commercialisables et sur leur poids dans les écosystèmes profonds.

Devant tant d’incertitudes, une seule question s’impose : doit-on s’entêter à exploiter ces richesses? « Non, répond Gilles Boeuf. On n’a pas besoin de cette pêche pour nourrir l’humanité. Elle représente 1,7 % des prises européennes. » Un chiffre ridicule auquel une poignée de nations – la France, l’Espagne et le Portugal – s’accrochent comme à une bouée de sauvetage.

On peut le comprendre : notre pays possède à lui seul 80 % des quotas européens de pêche en eau profonde. Cette aberration historique nous isole par rapport à la plupart des 27 autres nations de l’Union. Les Français, avec, en tête, Frédéric Cuvillier, ministre délégué chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche, sont ceux qui s’opposent le plus violemment à la proposition de la Grecque Maria Damanaki.

« L’idée d’interdire la pratique du chalut de fond n’est pas un postulat de négociation acceptable », tonne le ministre. Pour lui, il faut revoir le règlement de 2003 vers plus de « durabilité », respecter les quotas du Ciem et  » geler l’empreinte du chalutage en eau profonde » en le cantonnant à des zones strictement définies. Le ministre l’affirme : « Si la proposition passe en l’état la semaine prochaine, ce n’est pas quelques bateaux, mais 10 % de la flotte française qui seront concernés. »

Une position qui trouve un surprenant écho dans l’entourage de François Hollande où nombre de membres du gouvernement ou proches du chef de l’Etat sont, vu leurs attaches locales, très liés au monde de la pêche : Jean-Yves Le Drian (Défense), ancien maire de Lorient, le premier port français concerné par la pêche en eau profonde; Bernard Cazeneuve, ministre délégué au Budget, ex-premier édile de Cherbourg; Bernard Poignant, conseiller très spécial du président de la République et maire de Quimper.

Et Frédéric Cuvillier lui-même, qui, il y a un peu plus d’un an, gérait encore Boulogne-sur-Mer, fief d’Euronor, le troisième armateur de cette industrie. L’inflexibilité affichée par la France risque de peser lors du vote en assemblée plénière au Parlement de Strasbourg. Une belle cacophonie est à prévoir chez les eurodéputés socialistes, qui pourraient voter à l’inverse de leur propre famille politique (S & D)!

A terme, la pêche en eau profonde ne peut pas être durable. En dépit des subventions dont elle bénéficie depuis des années, son chiffre d’affaires connaît un déficit chronique, sa consommation en carburant (0,6 litre de gasoil par kilo pêché!) est dispendieuse, les stocks halieutiques sont loin d’avoir retrouvé leur niveau d’il y a vingt ans, et elle émet une quantité de rejets en mer inacceptable.

Sur la passerelle du Jean-Claude Coulon II, ces arguments restent encore inaudibles. Déjà, le ciel se couvre. Au loin, on aperçoit le sémaphore de Beg Melen, sur l’île de Groix. Le 10décembre, il hissera un signal d’avis de coup de vent, en direction de l’est.

Par Bruno D. Cot

Le chalutage profond

Les chalutiers qui pêchent en eau profonde mesurent jusqu’à 46 mètres de longueur et partent pour des campagnes de 9 jours (effectifs) à l’est de l’Ecosse. Chaque jour, ils effectuent en moyenne trois traits de chalut (le fait de descendre et de remonter leur filet). Cette opération permet de récolter quotidiennement jusqu’à 9 tonnes de poisson. Au moins 20% de la cargaison sont immédiatement rejetés par-dessus bord.

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