Les pensées de Pascal

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Pascal, 43 ans et trente mois de séropositivité déclarée, raconte sa vie aspirée par le virus, jusqu’à flirter avec le suicide. Aujourd’hui,  » marié avec le sida « , il détaille son quotidien au bras d’une maladie masquée et dévorante.

Mes T4 sont très très bas, à 256, et ma charge virale est à plus de 126 000, malgré ma trithérapie. Je suis au stade du sida et je témoigne à visage découvert parce que, depuis quelque temps, j’ai envie de m’investir. Pour beaucoup, c’est encore un sujet tabou : d’une certaine manière, les gens pensent qu’on a tout fait pour cela, que c’est de notre faute. On accepte le cancer, pas le VIH, pourquoi ?  » La chambre bruxelloise est inondée de figurines de Schtroumpfs – 300 environ – et d’autres schtroumpferies qui renvoient à l’enfance fracassée de Pascal.  » Cela s’est très mal passé, surtout vis-à-vis de ma mère, j’étais le mauvais petit canard. Je prenais sans cesse des coups, des insultes, j’étais maltraité alors que mes deux s£urs ne l’étaient pas. « 

Dans la pièce où il vit – au troisième étage d’une maison supervisée de Saint-Gilles (Bruxelles) – Pascal, de son frêle mètre cinquante-neuf, l’arcade gauche piercée, n’esquisse pas de soupirs. Pas beaucoup de sourires non plus. Quand il raconte à sa mère qu’il vient d’être violé par un cousin de la famille, il n’a que 8 ans. La seule réponse maternelle est un bonus de claques. Le père, chauffeur de taxi, ne bronche pas.  » A l’âge de 15 ans, j’ai moi-même demandé au juge de la jeunesse de pouvoir sortir de ma famille ; il a convoqué mes parents, m’a placé dans un home pour enfants battus à Spa.  » Ecole à Verviers, sentiment d’exister enfin. Premières questions sur la sexualité. Pascal s’invente d’abord des désirs de femmes, débusque une petite amie sans effet charnel :  » Elle avait deux ans de moins que moi et elle était sicilienne, je connaissais son père et ses frères, fallait y aller doucement.  » Pascal connaît une liaison féminine aboutie –  » Je n’ai pas aimé  » – et finit par vivre son homosexualité pleinement à l’âge de 21 ans. Mais pas dans la galaxie commune des back-rooms ou de la promiscuité :  » Je me sens de toute façon mal à l’aise de montrer mon corps, je suis très pudique.  » Il vit en couple. Son compagnon, mari séparé et père, a vingt ans de plus que lui.

Dans l’entreprise de Tirlemont où Pascal abat volontiers des journées de douze heures, il a tissé des liens avec les patrons.  » Quand j’ai arrêté mon travail parce que je me suis fait opérer de l’épaule, j’ai cessé de les voir et je ne le leur ai jamais dit ce qui m’arrivait.  » En mai 2007, ce garçon timide et têtu, signe du Bélier, croit souffrir d’une broncho-pneumonie.  » Le médecin m’a fait une prise de sang et a demandé l’analyse VIH, sans rien m’en dire. Il m’a appelé pour me dire qu’il fallait que je vienne à son cabinet. Franchement, je pensais au diabète ou un cancer – mon père en est mort à l’âge de 56 ans – mais ce n’était pas cela. Quand il m’a annoncé que j’avais le sida, la première image qui m’est venue, c’est celle de Philadelphia, le film avec Tom Hanks. Du coup, je n’entendais plus rien de ce que l’on me disait, ma vie s’écroulait.  »

Pascal plonge, rêve de la mort et du paradis, des anges blancs et des démons noirs. Parle en songe à son père  » qui est parti en me disant qu’il m’avait aimé « . Tutoie le suicide. Il va annoncer la nouvelle à sa s£ur aînée,  » quelques jours avant son anniversaire, pas terrible comme cadeau  » et à sa mère. Toujours aussi revêche, celle-ci lâche  » T’es gay, c’est normal.  » Sa s£ur qui est pourtant sa confidente depuis l’enfance, son amie, son double de onze mois plus âgée, est pétrifiée. Pense que cela s’attrape par une poignée de main, un baiser.  » Tellement de gens le pensent encore.  » Pascal mettra des mois à regagner sa complicité. Il expérimente l’ignorance et la désolation communes aux millions de malades qui confrontent la brutalité de leur désarroi à l’incrédulité, la méfiance, parfois la violence des autres.  » Il y a des gens que je connaissais depuis vingt ans, depuis l’enfance, qui connaissaient mon passé difficile, la violence de ma mère, eh bien, ces gens-là, quand je leur ai expliqué ce qui m’arrivait, ils ont choisi de disparaître, de couper tous les ponts.  » A la vie qui s’effrite en direct, aux trahisons sentimentales, Pascal doit ajouter la question imprescriptible : comment ai-je attrapé cette saloperie ?  » J’ai toujours été fidèle à mon compagnon pendant dix-sept ans et lui ne l’a pas… Peut-être est-ce arrivé lors d’une de mes opérations ? J’ai voulu savoir, mais on m’a dit que ce serait long, cher et compliqué. Cela m’épuisait d’y penser sans cesse, j’ai préféré en rester là. « 

En mars 2009, le couple de Pascal s’arrête net. Son compagnon retourne chez l’épouse précédemment abandonnée (…) et ne donne aucun signe de vie pendant deux mois. Pascal n’entend plus ses sarcasmes, ses  » Regarde-toi avec ton sida  » :  » Après quelques semaines sans aucune nouvelle, il m’a demandé de revenir, mais j’ai dit non, je suppose qu’il s’était à nouveau engueulé avec sa femme.  » Pascal surmonte angoisses, virus et dépression par les médocs, une vingtaine de pilules quotidiennes. Selon les jours, il a 40 ou 100 ans, monte sans peine les trois étages pour gagner sa chambre, ou se traîne misérablement. Mais il a surmonté l’envie de mourir, s’est trouvé une nouvelle raison de vivre au quotidien : penser aux autres. Pascal croit dans une certaine résistance communautaire et c’est pour cela qu’il a décidé de s’engager volontairement dans la Plate-Forme Prévention Sida et à Aide Info Sida (1).  » Je suis également patient ressource à Saint-Pierre, je fais le tampon entre les spécialistes et les gens qui viennent en consultation, j’aime être à l’écoute, discuter, parce que j’ai l’impression que cette maladie est toujours aussi mal connue. J’ai même l’impression qu’il y a du recul dans la prévention. Il y a des communautés où le sida constitue encore un plus grand tabou, comme chez les Blacks ou les Arabes : un jeune Marocain de 21 est venu en pleurs à une réunion expliquant qu’il ne pouvait dire ni qu’il était gay, ni qu’il était séropositif. Moi, dans mon malheur, j’ai beaucoup de chance par rapport à eux.  »

Dépendant de la mutuelle depuis octobre 2008, Pascal vit avec moins de 1 000 euros par mois. Dans son entreprise de reconstruction, il est moins question de survie financière que de futur sentimental. Une histoire d’amour ?  » Le problème de couple, c’est qu’il faut déjà expliquer le problème intime à la première rencontre et puis, il y a toujours le risque que le préservatif cède : je ne veux pas me sentir dans la peau d’un meurtrier. Ou alors, il faut rencontrer quelqu’un qui a déjà la maladie et donc gérer un double poids.  » Pascal s’est arrêté de parler, Schroumpf grincheux n’a pas bougé. La pièce est silencieuse, le temps semble gelé, Pascal est vivant et personne ne peut savoir quand cela pourrait changer. La vraie peur, elle est là, dans l’invisibilité du futur.

(1) Informations sur www.preventionsida.org et www.aideinfosida.be

PHILIPPE CORNET

Le 1er décembre est la journée mondiale du Sida

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire