Bruce célèbre le meilleur de l’Amérique

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

We Shall Overcome. The Seeger Sessions, le nouveau Bruce Springsteen, est autant un album de redécouverte du répertoire traditionnel américain qu’un geste politique de résistance

En 1982, Bruce Springsteen sort Nebraska, album sombre écrit aux confins du folk américain : c’est l’hommage distancié et hautement mélancolique rendu par la rock-star à Woody Guthrie et aux protest-songs de l’Amérique endolorie. Pratiquement un quart de siècle plus tard, We Shall Overcome. The Seeger Sessions renoue (partiellement) avec les mêmes racines musicales, mais livre un sentiment de célébration plutôt que de solitude. L’album est un hommage à Pete Seeger, pionnier folk et artiste férocement engagé dès la fin des années 1930 (il est né en 1919) : très jeune, il bourlingue dans toute l’Amérique avec Alan Lomax, collecteur historique de musiques ancestrales. Seeger va vite former un trio politiquement à gauche, croisant lui aussi la route de Guthrie et s’embarquant dans un demi-siècle de carrière frondeuse, vivant pleinement la contestation des années 1950-1960. Un emblème, une figure, une sorte de Dylan non métaphysique. Curieusement, l’un de ses titres les plus fameux ( If I Had a Hammer) aura le funeste destin d’être adapté en français par… Claude François dans un magnifique geste de contresens yé-yé.

Springsteen se glisse aujourd’hui dans les pas de Seeger en reprenant nombre de morceaux traditionnels que le flibustier folk pratiqua avant lui. Plus important encore, il se sert de ces chansons sans âge comme témoins d’une certaine rectitude américaine et on ne peut s’empêcher de penser que cet album-manifeste bouclé en deux temps, trois mouvements est la meilleure réponse qu’il ait trouvée à la dépression profonde que traverse l’Amérique contemporaine. Contrairement à Nebraska, où il convoquait tous les mauvais fantômes de sa seule voix sépulcrale (et d’une paire de guitares), Bruce a voulu s’entourer ici d’un groupe important, grande formation où cuivres, banjo, violons, guitare, accordéon, orgue se jettent dans la bataille. C’est précisément cet esprit de semi-improvisation qui a dominé les trois modestes journées d’enregistrement – dans la maison de campagne de Bruce – réparties sur… huit années. Seules la violoniste Soozie Tyrell et Patti Scialfa (Madame Springsteen) sont rescapées du E Street Band, les autres musiciens amenant un air de carnaval, de groupe à bastringue, inédit pour le Boss.  » Ces chansons qui existent depuis si longtemps, il faut les recontextualiser, sinon, on va les oublier et elles vont mourir. » C’est ce que Springsteen, complètement pris dans son truc de  » bal pour les consciences « , explique dans le DVD accompagnant le disque. L’échantillon de temps parcouru est impressionnant, puisque le disque nous balade d’une très vieille chanson écossaise ( Froggie Went a Courtin’remonte à 1549) à des titres datés des années 1950.

Stylistiquement, l’album parcourt toutes les géographies américaines : des negro-spirituals à la musique irlandaise, frôlant au passage le jazz ou la polka, le tout sous le signe du grand manitou folk. Dire que l’album est intégralement réussi serait mentir, mais il trimbale une réelle joie musicale, un sens de la célébration et de la résistance, jusqu’à évoquer les Pogues ( Jesse James) et donner à la voix de Springsteen une densité imparable. Les deux titres qui se détachent sont aussi les plus spleen : Shenandoah (traditionnel du début du xixe siècle) que Springsteen transforme en lamentation bouleversante, et puis, la version de We Shall Overcome. C’est celle que Bruce avait déjà enregistrée en 1997 pour un album hommage à Pete Seeger : ce dernier avait repris la trame de cet hymne baptiste pour l’injecter dans la culture ouvrière des années 1930, avant de le réarranger en 1960 et en faire, selon les termes de Bruce,  » la chanson de contestation politique la plus importante de tous les temps « . Légèrement plus lente que les versions archiconnues de Dylan ou de Joan Baez, cette reprise est, sans aucun doute, l’un des moments les plus habités, les plus mélancoliques, de tout le parcours musical de Bruce Springsteen. Un moment d’histoire. Beau à pleurer. Et cela n’est qu’une image.

CD chez Sony-BMG. Bruce Springsteen est en tournée européenne – qui ne passe pas par la Belgique -, notamment le 10 mai, à Paris Bercy, et le 16, à Amsterdam. C’est sans doute déjà complet. Infos sur www.brucespringsteen.net

Philippe Cornet

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