Le gang des abdo-minables

Dans No Pain, No Gain, le nouveau film de Michael Bay à l’affiche, un trio de crétins certifiés tue des riches pour les dévaliser. Une intrigue inspirée de faits réels. Tout commence dans un club culturiste à Miami…

No Pain, No Gain, la comédie noire de Michael Bay (lire aussi la critique du film dans Focus Vif), aurait dû s’intituler  » No Brain, No Gain « . On n’obtient rien sans cervelle, en français, plutôt qu’on n’obtient rien sans effort. Trois culturistes s’allient pour voler et assassiner des millionnaires, avec des gaffes et des dégâts, des situations abracadabrantesques et une question récurrente : mais où donc le scénariste est-il allé chercher tout ça ? Réponse : dans les pages du Miami New Times, à la rubrique faits divers. Daniel Lugo et Adrian Doorbal, joués par Mark Wahlberg et Anthony Mackie, ont réellement commis, au coeur des années 1990, les atrocités rapportées dans le film. Leur compère Jorge Delgado, lui, a été remplacé par un personnage fictif, Paul Doyle, interprété par Dwayne Johnson. Flash-back sur une affaire tragi-comique.

Ou plutôt sur une histoire de fous. Ou plutôt sur une histoire d’abrutis. Elle commence en 1994, à Miami Lakes, en Floride, dans une salle de sport a priori banale. A l’ombre de longs palmiers ébouriffés, les lettres écarlates de l’enseigne du Sun Gym éclaboussent le blanc de la façade au-dessus d’un auvent de tuiles. John Mese, expert-comptable et ex-bodybuilder professionnel, a la cinquantaine en saindoux : il a ouvert le club sept ans plus tôt. A dire vrai, Mese s’y connaît autant en commerce qu’en chimie macromoléculaire et préfère organiser des concours de Mister America plutôt que s’occuper de ses clients. Par chance, son manager est, lui, une publicité vivante pour les bienfaits de la gonflette. Echafaudage de muscles exubérants surmonté par une tête de créature troglodyte au menton fuyant, Daniel Lugo, c’est l’incroyable Hulk passé au DécolorStop. Depuis deux ans que Lugo est là, les amateurs de culture physique se bousculent pour bousculer de la fonte. Et pas de mauviette à l’horizon. Des virils, des bas du front, des flics plus ou moins ripoux, des dealers tatoués, des escrocs notoires et des baraqués sous stéroïdes. Daniel Lugo est du même tonneau : après avoir purgé quinze mois de prison pour extorsion de fonds, il est toujours en liberté surveillée et doit encore rembourser 70 000 dollars à ses victimes.  » Ça n’arrivera plus, j’ai compris que la fin ne justifie pas les moyens « , avait-il certifié, la bouche en coeur, au tribunal. Par conséquent, Lugo s’est reconverti dans la fraude à l’assurance-santé dès son embauche au Sun Gym. Une affaire juteuse qui lui rapporte une fortune, aussitôt transférée sur le compte en banque de son meilleur pote, son haltère ego, Adrian Doorbal. S’agirait pas que la justice ait vent de ces revenus mirobolants… En 1994, Doorbal a 22 ans, une belle gueule de Cubain barbouillée de souvenirs d’enfance, des quadriceps à ne plus savoir qu’en faire, la jugeote d’un poêle à mazout, des montagnes d’argent sale à gauche, une place de coach au Sun Gym et un visa de touriste expiré depuis longtemps : bref, tout baigne.

John Mese ne sait rien des magouilles de son manager, il est juste au courant de son passé judiciaire et s’en fiche comme de son premier deltoïde. Daniel Lugo fait des merveilles dans sa salle de sport, avec son bagout et ses 115 kilos de protubérances diverses. Mese n’imagine pas qu’un gang de meurtriers, façon Dalton sanguinaires, est en train de se former sous ses yeux, entre la presse à pectoraux et le banc incliné.

 » Y a qu’à kidnapper Schiller et lui soutirer son fric  »

Celui par qui l’horreur va arriver se nomme Jorge Delgado, 31 ans, physique de cure-dents et visage séduisant. Déjà deux ans qu’il sue sang et os sous la houlette de Lugo, à la recherche de l’esquisse d’un vague triceps. Le manager du Sun Gym est son mentor, son grand frère. Au nom de leur amitié, Delgado vient de perdre son boulot. Il était le bras droit de Marc Schiller, riche homme d’affaires argentin à la tête d’un cabinet d’expertise comptable et d’une franchise d’épicerie fine. Jusqu’à ce que Delgado se mette en tête d’associer Daniel Lugo aux business de Schiller.  » Quoi, ce type louche ? ! Hors de question. Tu choisis, c’est moi ou lui « , lui répond en substance le Crésus de la pampa. Ce sera lui. Adieu. Mais la femme de Delgado attend un bébé, et la dèche menace.  » Y a qu’à kidnapper Schiller pour lui soutirer son fric « , propose aimablement Lugo. Mieux, même : ils vont le dépouiller. Lui prendre sa carte de crédit, son écran plat, sa villa, ses chaussons en pilou. Et, éventuellement, le tuer. Parce qu’avoir jeté son ami Jorge à la rue, c’est moche, très moche. Adrian Doorbal et Jorge Delgado opinent. La fine fleur des empotés réunie, la tragi-comédie peut commencer.

D’abord, il faut dénicher des seconds couteaux. Stevenson Pierre et Carl Weekes, par exemple. Pierre, un ancien employé du club au gabarit de coucou, et Weekes, un ex-braqueur cocaïnomane qui n’est plus qu’amour pour Dieu et la cousine de Pierre, ne sont pas opposés au rapt, mais estiment le meurtre un rien excessif.  » Et si on lui parlait, à Schiller, tout simplement ?  » suggère Pierre. Lugo pose amicalement l’un de ses battoirs sur l’épaule du téméraire et le regarde dans le blanc de l’oeil. Fin de la contestation. A Mario Sanchez, un Minotaure qui s’entraîne au Sun Gym, Lugo explique qu’il a besoin d’un costaud pour impressionner un narcotrafiquant grippe-sou.  » Vous n’allez pas lui faire de mal ?  » s’inquiète le brave garçon, qui se voit déjà réduit en abats par un chef de cartel tatillon. Non, tu penses. Mais prends quand même ton 357 Magnum avec toi… Un détour par le Spy Shop de Biscayne Boulevard pour acheter des Taser, des menottes et des talkies-walkies, et la bande est prête au pire.

Plan de bataille : en béton armé. Quotient intellectuel moyen : 2. En vertu de quoi, sept tentatives d’enlèvement échouent. Le mois d’octobre s’écoule sous le crachin. Le 14 novembre, Weekes, Doorbal et Sanchez fondent sur Marc Schiller dans un parking, alors qu’il sort de son 4 X 4. Décharges de Taser. Hurlements. L’otage est enfourné dans le van, menotté, aveuglé : direction l’entrepôt de Delgado. Mission accomplie. Mario Sanchez reçoit 1 000 dollars pour ses bons et loyaux sévices – merci mec, à un de ces quatre. Place aux choses sérieuses. Enchaîné, cogné, affamé par Delgado, Doorbal, Lugo, Weekes et Pierre, qui font les trois-huit, Schiller accepte tout ce qu’on lui demande. En quelques coups de fil et une série de signatures, il se déleste de tout, comptes offshore, cash, titres de propriété. L’ex-femme de Lugo bénéficie de l’assurance-vie et Delgado, de l’épicerie fine. John Mese, le patron de Lugo, et Doorbal, au Sun Gym, contresignent les papiers en tant qu’experts-comptables. Sans poser de questions. L’Argentin est rincé, vidé, ruiné. Il a identifié deux de ses tortionnaires, Lugo et Delgado. Il sait qu’il va mourir.

Electrocuté, calciné, Schiller se réveille à l’hôpital

Le glas sonne le 15 décembre. Depuis trois jours, le gang soûle la victime à la vodka et à la tequila allongées de somnifères. Adrian Doorbal s’est gentiment proposé pour l’étrangler, mais Lugo et Delgado ont opté pour le simulacre d’accident en état d’ébriété : un crash en bagnole, et par ici l’assurance-vie. Le manager, le coach et celui qui a vu Dieu embarquent un Schiller inconscient pour une cascade sur une aire déserte, à 2 h 30 du matin. Lugo est au volant du 4 x 4 de Schiller, les deux autres voyagent dans une Camry. Sur place, Lugo installe la victime au volant de son véhicule, met les gaz, saute du siège passager : boum ! Choc contre un pilier. Raté : Schiller bouge encore. Lugo balance un bidon d’essence, met le feu : boum ! Explosion du véhicule. Encore raté : Schiller sort en titubant, cheveux grillés et chemise fumante. On a beau dire, le meurtre, c’est un métier.  » Ecrase-le !  » hurlent Lugo et Doorbal à Weekes, qui conduit la Camry. Pas si simple, avec un type qui zigzague, ivre mort et à moitié cramé. L’un louvoie au jugé, l’autre braque en pestant. Une grille met fin au slalom. Schiller est coincé. Choc d’un corps qui voltige par-dessus le capot.  » Passe-lui dessus « , insistent les deux musclés, prudents. Weekes s’exécute.  » Encore !  » crie le duo. Trop tard, une voiture arrive. Les Pieds nickelés s’enfuient.

Electrocuté, calciné, disloqué et repassé, le pelvis en puzzle et la vésicule en crêpe Suzette, Marc Schiller se réveille au Jackson Memorial Hospital de Miami, un tantinet irrité. La moustache en bataille, il contacte Ed Du Bois, détective privé de père en fils. Du Bois n’en croit pas ses oreilles à écouter l’histoire du kidnappé :  » Barrez-vous, vite, et loin, avant qu’ils vous achèvent !  » lâche-t-il à son client. Le 17 décembre, Schiller s’envole pour New York en avion sanitaire. Il fait bien. Vérification faite auprès des morgues, la clique de bras cassés en a déduit que le mort l’est moins que prévu et a retrouvé sa trace au Jackson Memorial.  » Je peux l’étrangler, si vous voulez « , rappelle Adrian-belle-gueule-Doorbal. Qu’importe la méthode, il faut finir le boulot. Première tentative d’infiltration : loupée, les apprentis assassins se perdent dans les couloirs de l’hôpital. Second essai : too late, le patient s’est volatilisé.

Au début de janvier 1995, les malfrats emménagent dans la villa de Schiller. Lugo, Delgado et Doorbal se partagent les 2,1 millions de dollars, les bijoux, les cartes de crédit et les bolides du disparu, Weekes se contente de 50 000 dollars et Pierre, de 30 000. A eux la belle vie. Pas pour longtemps.

Un plan parfait, à deux ou trois bricoles près

Marc Schiller, expatrié en Colombie pour se refaire une santé, a lancé Ed Du Bois à leurs trousses. Le privé déniche des paquets de preuves dans le bureau de John Mese, le boss du Sun Gym, qui a eu le tort de parapher les papiers que Schiller a signés sous la torture. Le gang prend peur et quitte la villa en mars. En embarquant tout, des boules de Noël au Jacuzzi. Pendant que les flics rient au nez de Marc Schiller et que le FBI remballe Du Bois et ses indices, Lugo, Delgado et Doorbal mijotent un nouveau coup, sans Weekes ni Pierre, qui supputent l’embrouille galactique. Adrian Doorbal tient le pigeon idéal, grâce à une strip-teaseuse dont il est bleu : l’un des ex de l’effeuilleuse est un Hongrois millionnaire, Frank Griga, roi du téléphone rose. Avec Daniel Lugo, le coach imagine une stratégie d’enfer : offrir à Griga d’investir dans un bidule quelconque et, après un dîner dans un resto chic avec monsieur et madame, entraîner le couple chez Adrian, soi-disant pour finaliser le contrat, puis, là, aidés du chétif Delgado, leur extorquer leurs codes bancaires et autres vétilles, avant de les liquider.

Un plan parfait, à deux ou trois bricoles près. Un : le resto chic est fermé quand ils arrivent, et ils doivent convaincre le couple d’aller directement chez Doorbal. Deux : Doorbal tue Frank Griga sans le faire exprès, avec un objet non identifié, mais contondant. Trois : Doorbal refroidit aussi, et toujours involontairement, la compagne du millionnaire, en se trompant sur les doses de tranquillisant pour chevaux qu’il lui injecte, après qu’elle a bredouillé la combinaison du coffre-fort. Quatre : ils ont deux cadavres sur les bras, ce qui compromet le coup du suicide. Ils transportent donc les Griga à l’entrepôt de Jorge Delgado, achètent du propane, des fûts, des seaux, une tronçonneuse, des gants et des rouleaux de plastique, puis entreprennent de découper les corps. La tronçonneuse s’enraie. Lugo va l’échanger au magasin. De retour, il brûle mains et pieds des victimes dans un tonneau plein d’essence, sur le trottoir.  » Ça va pas, non ? Si quelqu’un passe ? !  » s’exclame Delgado. Pas idiot : le manager poursuit donc son barbecue dans l’arrière-cour. Le lendemain, 27 mai 1995, le trio bazarde des barils farcis aux torses et aux têtes dans un fossé d’écoulement. Mais les voisins du couple hongrois trouvent leur disparition fort louche. Or ils savent avec qui ils sont partis dîner, ils leur ont même souhaité une bonne soirée. Ils alertent la police, le FBI s’en mêle, Ed Du Bois rapplique, ils additionnent un et un et – bon sang, mais c’est bien sûr ! – ils trouvent trois. Le 3 juin, Adrian Doorbal et Jorge Delgado sont arrêtés chez eux ; Daniel Lugo est interpellé à Nassau, aux Bahamas, cinq jours plus tard. Les complices suivent assez vite. Le procès s’ouvre le 24 février 1998. Ce sera le plus long et le plus cher de l’histoire du comté de Miami Dade. Delgado avoue et écope de quinze ans de prison. Lugo et Doorbal sont condamnés à mort. Et Marc Schiller, témoin clé, prend… quarante-six mois. Pour fraude à l’assurance-santé.

Par Sandra Benedetti

En 1994, Doorbal a 22 ans, des quadriceps à ne plus savoir qu’en faire, la jugeote d’un poêle à mazout…

Raté : Schiller bouge encore. On a beau dire, le meurtre, c’est un métier

Doorbal tue Frank Griga sans le faire exprès. Il refroidit aussi, toujours involontairement, la compagne du millionnaire

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