La cohabitation

Le président français voulait tout changer. Résultat : il a nommé François Fillon. Jusqu’à quel point cette  » nouvelle étape  » entraîne-t-elle un autre rapport de forces entre les deux hommes ? Au-delà, c’est le paysage politique qui vient d’être bouleversé. A droite et au centre, la course à l’élection présidentielle de 2012 a commencé.

C’est ainsi qu’un président de la République française parle, de nos jours, de son Premier ministre. Nicolas Sarkozy a toujours eu le sens de la formule. A la fin d’octobre, il confie à un visiteur :  » François Fillon est intelligent, loyal – beaucoup plus qu’on ne le dit – mais il n’aime pas prendre de risques. Il prend plutôt des postures. Fillon est l’homme qui hausse les sourcils sur le porte-bagages. Il l’a fait avec Séguin, il l’a fait avec Chirac, il le fait avec moi.  » Trois semaines plus tard, ce président qui théorisait, encore récemment, que  » le pire des risques était de ne pas en prendre  » a choisi de confirmer ce chef du gouvernement à son poste. Sur le porte-bagages ?

Au lendemain d’un remaniement qui figurera au hit-parade des séquences politiques les plus ratées du quinquennat, Nicolas Sarkozy justifie son choix devant l’un de ses interlocuteurs :  » Si j’avais changé Fillon, on aurait dit que j’avais peur de lui !  » Pourtant, quand il annonce  » une nouvelle étape « , en mars, le chef de l’Etat a l’intention de le remplacer.  » Il dit qu’il est le maître du calendrier or, en même temps, il permet à François Fillon de gérer ce calendrier « , constate l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Et c’est le chef du gouvernement qui s’imposa au président : sous la Ve République, ce genre de situation a un nom, la cohabitation.

Au cours des jours précédant le remaniement, l’Elysée s’est appliqué à construire des digues pour contenir ce rééquilibrage annoncé. A Colombey-les-Deux-Eglises, le 9 novembre, Nicolas Sarkozy profite de l’hommage au général de Gaulle pour dresser l’apologie du pouvoir du chef de l’Etat :  » Le président de la Ve République, [à] ce n’est pas seulement un arbitre qui se contente de faire respecter la règle, il a le devoir d’agir.  » Bien entendu, le rapport de forces ne va pas s’inverser entre les têtes de l’exécutif, mais la question d’une nouvelle organisation du travail au sommet de l’Etat s’est posée avec insistance aux deux hommes. Nicolas Sarkozy a compris qu’il devait modifier sa gouvernance. Plus facile à faire si Fillon reste, plaidaient certains de ses proches. Plus clair, dès lors qu’un nouveau Premier ministre est nommé, soulignaient d’autres. Aucun challenger ne s’imposant, la discussion a été vite réglée.

De son côté, François Fillon a réclamé une répartition des tâches moins humiliante pour lui. Il n’a pas oublié qu’un dimanche de juillet le secrétaire d’Etat à la Coopération Alain Joyandet a démissionné sans même l’avoir prévenu. Il ne peut ignorer la manière dont certains hauts fonctionnaires en responsabilité parlent de Matignon :  » Jean-Louis Borloo [NDLR : le ministre de l’Ecologie] n’est pas capable d’arbitrer ? Mais où voit-on que l’on fait des arbitrages à Matignon depuis trois ans ?  » s’interrogeait l’un d’eux au plus fort de la compétition.

Avant même la fumée élyséenne, François Fillon sait qu’il l’a emporté. Sans attendre l’officialisation des annonces, son directeur de cabinet, Jean-Paul Faugère, demande, le 8 novembre, à tous ses homologues du gouvernement, lors de leur réunion hebdomadaire, de défricher les chantiers des dix-huit mois à venir. Le Premier ministre cherche également à prendre le dessus sur le secrétaire général de l’Elysée. Dès le 12 novembre, il reçoit Claude Guéant. La veille, celui-ci a une nouvelle fois défini la relation au sein de l’exécutif ( » Il y a un patron, le président, et un chef d’état-major, le Premier ministre « , déclare-t-il dans Le Figaro), et l’hôte de Matignon n’a pas apprécié. L’avant-veille, quand François Fillon et Brice Hortefeux, le ministre de l’Intérieur, s’expliquent vivement sur l’affaire des écoutes, ce sont encore les oreilles de Claude Guéant qui finissent par siffler. France Info a révélé l’existence d’une note classée confidentiel défense signée par le directeur du cabinet de Matignon, rappelant que  » la loi interdit aux services de renseignement de se procurer directement les factures détaillées auprès des opérateurs de téléphone  » : le chef du gouvernement indique au ministre de l’Intérieur que ce n’est pas lui qui est visé.

Fillon a joué les députés contre le président

François Fillon cherche enfin à peser sur le rapport de forces politique – il rencontre longuement François Bayrou, le président du MoDem centriste, – et sur le remaniement. Quand Brice Hortefeux s’amuse à constater qu’avec Nicolas Sarkozy le pouvoir de tout Premier ministre se résume à  » choisir un secrétaire d’Etat « , il grogne :  » Tu as expliqué que je ne nommais que des sous-préfets ! « 

La prédiction d’Hortefeux va pourtant se vérifier.  » Je m’attends à une discussion serrée « , confie François Fillon à la veille du grand week-end de négociation avec l’Elysée. A la sortie, il n’obtient que le maintien de son amie Roselyne Bachelot au gouvernement. Il n’a pas sauvé un autre de ses rares proches : Hervé Novelli est congédié du secrétariat d’Etat aux PME. Quelques heures plus tôt, le Premier ministre lui a indiqué que son portefeuille était supprimé pour cause de réduction drastique d’effectif gouvernemental. Sauf queà c’est le sarkozyste Frédéric Lefebvre qui l’a récupéré. Si le Premier ministre a réussi sans difficulté à évincer la secrétaire d’Etat à la Politique de la ville Fadela Amara, qui avait multiplié les propos désobligeants à son endroit, il n’a imposé aucun fillonniste parmi les neuf nouveaux venus et n’a pas davantage pu empêcher la nomination de Jean-François Copé à la tête de l’UMP.

Son secret, et sa force, se seront plus situés à la base qu’au sommet. Il a joué les députés contre le président, c’est là qu’il a gagné.  » Il est élu à l’Assemblée nationale depuis 1981 et entretient une relation personnelle avec beaucoup de députés, de droite comme de gauche « , note un ministre. A l’issue d’une séance de questions au gouvernement, à la fin d’octobre, le Premier ministre croise le député PS Jean Glavany dans un couloir. Pendant que Jean-Louis Borloo s’exprimait, le socialiste a clamé dans l’Hémicycle :  » Rendez-nous Fillon !  » Goguenard, le locataire de Matignon lui glisse :  » Mais je suis là, Jean ! « 

 » Pour moi, l’UMP et le Nouveau Centre, c’est pareil « 

Dans cette histoire, l’un et l’autre auront montré un visage qu’on ne leur connaissait pas. Nicolas Sarkozy, dont le savoir-faire politique a souvent impressionné jusqu’à ses adversaires, a donné un étonnant sentiment d’amateurisme. Une stratégie – être le seul candidat de la droite et du centre sur la ligne de départ de l’élection présidentielle en 2012 – devait dicter le nouveau profil de l’équipe gouvernementale. Le résultat obtenu semble lui promettre l’inverse, tant le parti majoritaire paraît au bord de l’implosion et la famille centriste gagnée par la révolte.  » Tu sais, pour moi, l’UMP et le Nouveau Centre, c’est pareil « , plaidait le chef de l’Etat quelques jours plus tôt devant un élu centriste qu’il recevait à l’Elysée. Sa priorité était de convaincre le recalé de Matignon, Jean-Louis Borloo, de rester ministre. Sans succès. La composante libérale n’est plus représentée. Et l’impression s’installe que ce président transforme décidément sans vergogne ses idées en gadgets et ses promesses en mirages : ouverture devenue fermeture, ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale sacralisé puis abandonné, parité ministérielle exigée puis oubliée, resserrement gouvernemental martelé puis à peine esquissé. Il voulait tout changer, répétait-il ; il a surtout changé d’avis.

François Fillon aussi aura révélé des facettes inconnues. Celle d' » un sournois redoutable « , assène un ministre tout juste congédié. Celle d’un combattant prêt, pour sauver sa peau, à tous les coups, même s’ils sont bas. Il aura été le premier des opposants à l’arrivée de Jean-Louis Borloo à Matignon.  » Je comprends que tu sois pour lui, il te lâchera tout « , affirmera-t-il, cinglant, à l’un de ses ministres. Celle d’un  » collaborateur  » qui veut d’abord rester maître de son destin. A la rentrée, quand il était persuadé que l’heure de son départ avait sonné, il a voulu  » raconter une histoire qui corresponde à sa personnalité et maîtriser lui-même sa sortie « , selon le ministre du Budget François Baroin. Au point de se transformer en recours, à défaut d’être un rival pour le président ?  » Un scorpion n’a jamais fait un chef de guerre « , sourit un fidèle sarkozyste.

Ensemble, le président et son Premier ministre auront réussi une chose, dresser face à eux une longue liste d’humiliés. Gérard Longuet, le président du groupe UMP au Sénat, n’a appris qu’à 19 heures, le dimanche 14, de la bouche de François Fillon qu’il ne serait pas ministre – Nicolas Sarkozy ne voulait pas d’un  » nouveau Woerth  » dans le gouvernement. Jean-Pierre Raffarin avait rendez-vous avec Nicolas Sarkozy pour être consulté sur le remaniementà le lundi 15 novembre. Du coup, il a prévenu l’Elysée qu’il ne viendrait pas. Et que dire de Rama Yade ?

Avec son sens de la formule travaillée, Brice Hortefeux qualifiait, au début du quinquennat, les relations entre Nicolas Sarkozy et François Fillon de  » personnellement amicales « .  » Personnellement cordiales « , rectifie-t-il maintenant.  » Nous ne sommes pas un couple fusionnel, mais il n’y a pas de passion négative non plus ; ce sont parfois ces couples qui durent le plus « , relevait le président à la rentrée. Il ne reste plus que dix-huit mois à tenir. Et même moins : bientôt, Nicolas Sarkozy ne cohabitera plus qu’avec ses conseillers les plus proches. Depuis 2007, François Fillon le sait : une campagne présidentielle ne se partage avec personne.

éric mandonnet et ludovic vigogne

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