» En Syrie, ils sont tous méchants… « 

Elle n’a que faire des pressions politiques, mais souvent la politique la rattrape au tournant. Pour l’ancienne procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et de celui pour le Rwanda, Carla Del Ponte, membre aujourd’hui de la commission de l’ONU sur les droits de l’homme en Syrie, la justice pour tous ne peut souffrir aucun accommodement. C’est pourquoi on n’a cessé de lui mettre des bâtons dans les roues et de vouloir la décrédibiliser. Dans le cas du Rwanda, on a même réussi à l’écarter car elle avait osé s’attaquer à des tabous.  » Je ne regrette rien « , affirme cette énergique Suissesse, qui, dans son enfance, adorait chasser les serpents. Tout un programme.

Le Vif/L’Express : Vous êtes actuellement un des quatre membres de la commission d’enquête indépendante de l’ONU sur la Syrie, quel est votre constat ?

Carla Del Ponte : Nous n’avons pas encore accès à la Syrie. En attendant, on mène des enquêtes dans des pays limitrophes en interrogeant les victimes. En Syrie, il n’y a aucun respect des règles internationales des conflits armés. Entre les belligérants, tout est permis. Je n’ai jamais vu cela de manière aussi systématique. Dès qu’on attrape un ennemi, on le torture ou on le tue, ou les deux. C’est incroyable. C’est le règne de la vengeance et de la cruauté.

Et cela, vous le voyez des deux côtés ?

Absolument, oui. Bien sûr, avec une intensité différente, le régime ayant une puissance, aérienne notamment, que l’opposition ne détient pas. Mais dans la  » qualité  » des crimes commis, il n’y a pas de différence. En Syrie, il n’y a pas des bons et des méchants, ils sont tous méchants car tous commettent des crimes…

En mai 2013, vous évoquiez l’utilisation de gaz sarin par les rebelles. Le Monde a ensuite titré que votre propre commission vous avait  » désavouée  » à ce propos. Vrai ?

Ce n’est pas vrai que la commission m’a désavouée. A l’époque, les premiers indices pointaient les opposants. Mais j’avais bien rappelé qu’il ne s’agissait que d’indices. D’ailleurs, l’enquête est toujours en cours. Les experts ont identifié 14 lieux d’utilisation du gaz sarin et on est en train d’établir les responsabilités. Pour l’attaque de la Ghouta (banlieue de Damas) du 21 août 2013, il n’y a pas encore de conclusions, pas de  » smoking gun « , mais nos enquêtes continuent avec assiduité. Nous espérons être plus spécifiques dans notre rapport qui sera remis en mars 2014.

Vous prônez une solution politique. Mais la voyez-vous arriver lors de la conférence de Genève annoncée pour le 22 janvier 2014 ?

La solution politique est celle du cessez-le-feu. Il n’y a pas de solution militaire. Plus on avance, plus il faut le souligner. Cela dépend surtout des Etats-Unis et de la Russie. Le gros problème, c’est la représentation de l’opposition, divisée en de multiples groupes. Ce sera la tâche de M. Brahimi (NDLR : Lakhdar Brahimi, le négociateur).

Comment faire avec des rebelles qui veulent d’abord voir partir Bachar al-Assad ?

M. Brahimi a été très clair : pas de conditions préalables. On verra s’il réussira.

Rwanda, Syrie, trafics d’organes au Kosovo, vous allez souvent à contre-courant des certitudes politiques ou médiatiques. C’est votre désir de briser le  » mur du silence  » qui vous anime ?

Je ne suis pas à contre-courant. Je fais simplement mon travail sans tenir compte des pressions politiques ou de situations particulières. Nous avons un mandat bien précis, et nous exécutons ce mandat. Sur la Syrie, je suis frustrée que le Conseil de Sécurité se contente de mandater la commission. Il faudra bien une suite ! Or personne ne travaille encore à mettre en place un tribunal pour déférer les présumés responsables de ces crimes. Cela dit, la priorité pour le Conseil de Sécurité est le cessez-le-feu.

Au Rwanda, aucun membre de l’équipe au pouvoir n’a jamais eu à répondre des crimes commis dans le sillage du génocide en 1994. Une frustration pour vous ?

Il y a de nombreuses années, j’ai quitté le tribunal sur le Rwanda, ou plutôt on m’a forcée à le quitter… Comme on m’a mis dehors, je n’ai aucune responsabilité dans cet état de fait.

Qui est ce  » on  » ?

La politique a décidé qu’il ne fallait pas que je continue l’enquête. Pendant l’enquête sur le génocide, nous avions en effet découvert des éléments qui accablaient l' » autre partie  » (NDLR : le FPR aujourd’hui au pouvoir), mais qui s’avérait être la  » bonne partie « . Donc…

Quand vous parlez de  » la politique « , visez-vous Washington ?

C’est mon opinion personnelle, cela s’est passé ainsi, mais je ne regrette rien. En attendant, il y a des victimes qui attendent une justice qui n’arrivera jamais.

C’est lourd de menaces pour l’avenir du Rwanda ?

(soupir) Je ne peux pas vous dire. Dans tous les conflits, des crimes sont commis de part et d’autre, mais parfois on ne parvient pas à punir tous les coupables. Il paraît que le Rwanda est tranquille depuis des années, mais, effectivement, on ne sait jamais. Il faudra suivre.

En 1994, l’attentat contre l’avion présidentiel a été le déclencheur du génocide. Que pensez-vous du juge français Bruguière, accusé d’avoir bâclé son enquête qui a mené à l’inculpation de proches de Kagame ?

Je n’ai pas eu la possibilité de regarder les actes de son enquête, il m’a juste montré l’armoire avec les documents. On s’était mis d’accord qu’il commencerait l’enquête sur l’attentat, afin qu’on ne m’attaque pas directement. Mais mon mandat s’est terminé quelques semaines après.

Qui a tiré sur l’avion ?

Je ne sais pas. Si j’ai une intime conviction, elle doit toujours être basée sur des preuves. Je n’ai pas vu ces preuves, alors… je ne sais pas. Mais ce serait bien de le savoir un jour.

La Cour pénale internationale (CPI) n’a pas bonne presse en Afrique, où on lui reproche de n’inculper que des Africains, et de ne pas regarder ailleurs. La Cour serait-elle manipulée ?

J’espère que non. Mais je ne le pense pas. C’est difficile de juger car la CPI est un nouveau-né, et les premiers pas sont forcément difficiles. Les cas africains étant plus évidents que d’autres, c’est par là qu’elle a débuté. Il faut lui laisser encore du temps. Au sein de notre commission, nous estimons que la Syrie serait un cas à traiter pour la CPI. Mais politiquement, cela reste très sensible. Peut-être d’ici un an ou deux ?

La justice internationale n’est-elle pas souvent une justice de vainqueurs ?

Vu de dehors, cela peut paraître ainsi. Mais à l’intérieur de l’institution, que ce soit au TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) ou au TPIY (pour la Yougoslavie), je n’ai jamais senti que le travail se faisait sous influence. Naturellement, il y a les réalités politiques… Je disais toujours à mes collaborateurs quand ils étaient déprimés :  » Ecoutez, on est sur la bonne voie « . Les choses s’amélioreront de génération en génération. Là-dessus, je suis optimiste.

Diriger la CPI, n’était-ce pas votre rêve ?

Mon rêve ? Je n’ai pas de rêves de ce type-là. On ne m’a rien demandé, mais j’étais la seule personne avec autant d’expérience comme procureur international. Si on voulait faire marcher la machine à tous cylindres, j’étais prête. Je l’avais fait savoir, la décision n’a pas été faite dans ce sens.

Vous avez été procureur en Suisse avant de l’être au niveau international. Quelle différence ?

La seule différence entre un procureur national et un procureur international, c’est que, dans ce dernier cas, la moitié de mon activité était diplomatico-politique. Sans police judiciaire, j’étais obligée d’aller dans les capitales et parler avec les gouvernements pour obtenir leur coopération. Sans cette aide, vous n’arrivez à rien ! C’était absolument nouveau pour moi. Et cela n’a pas trop mal réussi avec l’ex-Yougoslavie : 161 mises en accusation et 161 arrêtés. Les autres tribunaux internationaux n’ont pas eu ce succès. Pour arriver à cela, que de voyages, de réunions pour informer, persuader et obtenir de l’aide. Je n’avais plus de vie privée, c’était un engagement continu et total. Cela m’a marquée.

Qu’est-ce qui est prioritaire : la paix ou la justice ?

Il n’y a pas de paix sans justice. Les deux sont inséparables. Mon prédécesseur Louise Arbour avait sorti un acte d’accusation contre (le président serbe) Milosevic et c’était bien avant la conclusion de l’accord de Dayton. Elle l’avait gardé secret tout en disant qu’il était hors de question de  » sauver  » Milosevic pour obtenir la paix. La justice s’est donc poursuivie en parallèle avec les négociations.

Que vous apporte votre travail ? Votre premier désir n’était-il pas d’être chirurgien, un métier qui attire la sympathie ? Vous, en tant que procureur, ce sont surtout des claques et des menaces…

Oui, de ce côté-là, j’ai été servie ! Ce qui m’a fait évoluer et m’a toujours motivée, c’est la justice pour les victimes. Je n’étais pas spécialement vouée à cela. Même aujourd’hui, dans la commission Syrie, je suis l' » élément procureur « .

Vous rêvez d’instruire des dossiers dans le cas syrien ?

Encore une fois, je ne rêve de rien. Aujourd’hui, je suis à la pension. Je découvre la vraie vie, je joue au golf, au bridge, je fais la grand-mère et je trouve cela fantastique ! Je rajeunis… Mais bon, si demain on m’appelle pour ce job, je le ferai parce que je suis toujours attirée par cette justice pour les victimes. Elle est indispensable.

Qu’est-ce qui vous indigne aujourd’hui ?

Quand on ne dit pas la vérité. Quand on parle gris au lieu de parler noir ou blanc. L’opinion publique a besoin d’être informée proprement. Je n’aime pas les choses cachées. Je ne parle pas des mensonges d’inculpés, c’est admissible et même un droit. C’est surtout du côté politique. Je me souviens de gros mensonges, mais je ne vous le dirai pas (rires). Je suis encore en fonction…

Oui, mais vous êtes juge à la retraite aussi, vous avez davantage de liberté de parole !

Ecoutez, ça n’en finit pas, Karadzic (NDLR : Radovan Karadzic, accusé d’avoir orchestré le massacre de Srebrenica, et déféré depuis 2008 à La Haye) vient de me dénoncer pour  » offense à la Cour « , dont je n’avais même pas idée, j’attends maintenant la décision d’une cour spéciale à La Haye qui statue qu’il n’y a pas offense… Incroyable, non ?

Des menaces pèsent-elles encore sur vous ?

Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. Je fais un peu attention, car je n’ai plus d’escorte sauf dans les apparitions publiques. L’autre jour à l’aéroport, un Africain m’a abordée en me demandant si j’étais le procureur Del Ponte et en me parlant de Bagosora (NDLR : Théoneste Bagosora, considéré comme le cerveau du génocide rwandais et condamné à la réclusion à perpétuité par le TPIR). Je sens que je vais bientôt dire  » Sorry, je ressemble beaucoup à Carla Del Ponte, mais ce n’est pas moi ! « , alors qu’avant je disais  » Oui, c’est moi  » (rire). Je suis étonnée qu’on me reconnaisse encore alors que cela fait des années que ne suis plus procureur. Je n’ai même plus le souvenir précis de certains dossiers. Une autre fois, c’était une Syrienne. Cela dit, je suis flattée car les gens voient encore en moi le symbole de la justice, et ça j’aime !

Vous aspirez à retrouver un certain anonymat ?

Ah oui, ça vraiment. Vous n’imaginez pas à quel point.

Propos recueillis à Genève par François Janne d’Othée – Photos : David Wagnières pour Le Vif/L’Express

 » Je ne suis pas à contre-courant. Je fais simplement mon travail  »

 » Il n’y a pas de paix sans justice. Les deux sont inséparables  »

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