La banque mondiale

Avec la future BAII, créée pour investir dans des projets de développement asiatiques, Pékin remet en question le système financier issu de la Seconde Guerre mondiale. Aidé en cela par 56 pays… dont nombre d’alliés des Etats-Unis. Un geste qui, demain, marquera peut-être l’acte de naissance du XXIe siècle, celui de l’Asie.

La Chine elle-même n’osait rêver d’un tel succès… Il y a longtemps que Pékin réclamait une refonte de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, ces institutions financières planétaires nées des accords de Bretton Woods, en 1944, et toujours dominées par les Occidentaux. En vain. Il y a moins de deux ans, en octobre 2013, le président Xi Jinping a lancé un ballon d’essai en évoquant une nouvelle organisation, mieux à même de financer les immenses besoins de développement des pays asiatiques. L’idée est accueillie dans l’indifférence générale. Alors, sans traîner, il a mis son projet en application… Un triomphe, de son point de vue : dans les prochaines semaines, la Chine devrait présider la cérémonie de signature des statuts du futur mastodonte, la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII).

Toute ressemblance avec la Banque asiatique de développement, qui existe déjà, n’a rien de fortuit. Pékin est méfiant envers cet établissement, présidé par des Japonais depuis sa fondation, en 1966, et installé aux Philippines – Tokyo et Manille sont les deux alliés indéfectibles de Washington dans la région. La République populaire (RPC) n’aime pas davantage la puissante Banque mondiale, dirigée depuis toujours par des Américains et dont les modes de décision ne reflètent pas, à ses yeux, les changements intervenus ces dernières décennies, à commencer par sa propre ascension au rang de puissance économique et stratégique incontournable.

Si ce constat n’est pas neuf, le succès de l’offensive menée par la RPC a surpris, surtout aux Etats-Unis. Pas moins de 56 pays, dont 17 européens, entendent participer à la future banque. Sur les 100 milliards de dollars dont sera dotée, dans un premier temps, l’institution, la Chine contribuera à hauteur de près de 30 milliards. Parmi les signataires remarqués, plusieurs grands amis de l’Oncle Sam : le Royaume-Uni, la Corée du Sud, l’Australie. Hormis les Etats-Unis, le seul acteur important de la région Asie-Pacifique à n’avoir pas signé est le Japon. En principe, le concurrent américain et l’ennemi nippon restent les bienvenus pour rejoindre cette grande célébration de la montée en puissance chinoise. Dans les faits, cependant, le quotidien nationaliste Global Times, à Pékin, ne boude pas son plaisir :  » Sans la participation du Japon, la BAII fonctionnera très bien « , estime-t-il.

La Chine ne convie pas la Corée du Nord et laissera l’Inde y prendre la deuxième place

Parmi les fondateurs, on compte des pays aussi divers que la France, l’Allemagne, l’Italie, Israël, l’Afrique du Sud, l’Egypte, la Nouvelle-Zélande… Pékin a ratissé large, car chaque signature nouvelle ajoute au crédit et au prestige du projet.  » La Chine a souhaité réunir le plus grand nombre possible de membres afin d’attester le soutien régional et global à son plan, légitimant ainsi les institutions alternatives qu’elle crée hors du système de Bretton Woods « , constate Sun Yun, experte de la politique étrangère chinoise au centre Stimson, à Washington.

Avec une bienveillance inhabituelle, la Chine laissera son grand rival en Asie, l’Inde, prendre la deuxième place au sein de la BAII, à laquelle New Delhi contribuera jusqu’à 8 milliards de dollars. Un geste destiné à prouver, mieux qu’un long discours, à quel point le projet, certes d’origine chinoise, serait en réalité multilatéral. La Russie sera le troisième pays contributeur. L’empire du Milieu a su se montrer séducteur et ouvert.

Il s’agit là d’un changement majeur dans la diplomatie chinoise. La puissance montante a longtemps fait cavalier seul, jugeant le monde largement hostile à son ascension. En toute logique, la Chine privilégiait plutôt les échanges bilatéraux, où son poids démographique et économique la place d’emblée en position de force. C’est ainsi qu’elle a bâti sa relation avec les pays d’Afrique, proposant investissements et infrastructures en échange de livraisons de ressources naturelles. Or, ce mouvement a été suivi d’un net retour de bâton : Pékin est désormais accusé d’exporter sa main-d’oeuvre et de recourir à ses propres entreprises publiques sans tenir compte des situations locales.

Cette fois-ci, la Chine compte bien travailler avec les autres et étudier les projets au regard de leur rentabilité.  » C’est l’un des principaux intérêts de ce projet, estime un diplomate français. Compte tenu de son poids, la Chine se voit obligée, par moments, d’oublier ses objectifs pour se fondre dans le jeu international. Elle ne veut plus risquer d’apparaître comme un passager clandestin.  » Signe des temps, la Corée du Nord n’a pas été invitée à rejoindre le club : le régime totalitaire de Pyongyang est incapable de respecter la moindre transparence économique.

L’homme chargé par le gouvernement de mener le projet, Jin Liqun, a su trouver les mots pour séduire jusqu’aux Britanniques, conduisant l’administration Obama à s’inquiéter de l' » attitude systématiquement conciliante  » dont Londres ferait preuve envers Pékin. L’envoyé spécial de Pékin n’a pas caché que les premiers Etats signataires seraient sans doute les mieux placés pour obtenir un siège au futur conseil d’administration. Mais d’autres facteurs ont joué :  » Objectivement, le projet n’est pas mal « , reconnaît le diplomate déjà cité.

Surtout, les institutions existantes semblent mal adaptées aux besoins immenses de l’Asie. Comme la Chine se plaît à le rappeler, un rapport publié voilà cinq ans par la Banque asiatique de développement estime que 8 000 milliards de dollars d’investissements supplémentaires seront nécessaires pour maintenir la croissance des économies de la région au cours de la décennie à venir. Comment dire non, dans ces conditions, à celui qui se propose de participer au financement ? Certes, des interrogations persistent. Les projets chinois d’envergure, tels que le barrage des Trois-Gorges, sur le fleuve Yangzi, ont été réalisés sans égards pour les populations déplacées ni pour le coût environnemental. Pékin est loin d’être un modèle de vertu. Mais les Européens ont jugé qu’il valait mieux tenter de peser de l’intérieur sur le cours des événements.

Une autre ambiguïté concerne les orientations de la banque. Car la Chine a déjà fait savoir, avec maladresse, qu’elle souhaite voir l’établissement participer à ses projets de politique étrangère, tels que la nouvelle route de la soie, imaginée par Xi Jinping pour renforcer le développement chinois en direction de l’Asie centrale. Pour autant, Nicholas Lardy, spécialiste de la Chine à l’Institut Peterson d’économie internationale, estime que les pilotes chinois de la nouvelle BAII auront l’intelligence de penser d’abord à la réussite du projet, plutôt que de l’aligner ostensiblement sur les objectifs diplomatiques de Pékin.

La BAII serait maigre en bureaucratie, propre contre la corruption et verte pour l’économie de demain

Jin Liqun incarne, à sa manière, une politique plus pragmatique et subtile que celle du passé. Ancien vice-président de la Banque asiatique de développement, cet ancien étudiant de l’université de Boston a aussi opéré à la tête du puissant fonds souverain chinois, China Investment Corporation, chargé de placer quelques centaines des 3 700 milliards de dollars de réserves de change du premier exportateur de la planète. A l’image du gouverneur de la banque centrale, Zhou Xiaochuan, ou du ministre des Finances, Lou Jiwei, c’est un mandarin habile, serviteur fidèle de l’Etat-parti et participant apprécié des conférences internationales, dont il connaît les codes. Avec son anglais parfait, il n’hésite pas à défendre des valeurs très chinoises. En 2011, alors à la direction du fonds souverain, il a expliqué, sur la chaîne Al Jazeera, tout le mal qu’il pensait du droit social à l’européenne :  » Les lois sur le travail induisent la paresse, l’indolence, plutôt que le travail dur. Le système d’incitation est totalement détraqué (out of whack).  »

A la tête de la BAII, la Chine tentera demain d’exporter son propre modèle de développement, consistant à construire en amont les routes, voies ferrées et centrales électriques afin qu’elles entraînent ensuite la croissance. Les artisans de la nouvelle institution la veulent plus souple que la Banque mondiale, notamment dans ses mécanismes d’attribution de prêts. Les trois quarts des droits de vote seront entre les mains de pays asiatiques, même si sa langue de travail sera l’anglais. A Pékin, le siège accueillera un personnel limité en nombre, qui contrastera avec les troupes pléthoriques qui peuplent, à Washington, les sièges de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international… La BAII, elle, sera  » lean, clean and green « , assure Jin Liqun à ses interlocuteurs : maigre en bureaucratie, propre contre la corruption et verte pour l’économie de demain. Tout un programme.

Côté américain, on reconnaît n’avoir pas vu venir le coup.  » La plus grande erreur que les Etats-Unis puissent commettre est de perdre l’initiative dans le modelage d’un système international en mutation « , écrivait il y a peu dans le Financial Times un ex-président de la Banque mondiale, l’Américain Robert Zoellick. Pis, c’est le refus répété des élus américains d’adapter les institutions existantes qui a poussé Pékin à agir.

Barack Obama a longtemps vanté sa stratégie du  » pivot américain vers l’Asie « . Les dirigeants pékinois viennent de lui rappeler, sans jamais se départir de leur courtoisie, que le pivot est une figure de premier plan dans les arts de combat chinois.

De notre correspondant, Harold Thibault

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