Ces Flamands qui veulent sauver la Belgique

Les Flamands, en chour, réclament la scission du pays et l’indépendance de la Flandre, histoire de se débarrasser des Wallons paresseux et profiteurs. Telle est, en tout cas, la perception qu’ont beaucoup de francophones de leurs voisins du Nord. Et si la réalité était tout autre ? Et si  » la  » Flandre était beaucoup plus diversifiée et nuancée que les médias ne veulent bien le faire croire ? Balade dans le monde des Flamands raisonnables et attachés à la Belgique, dont les propos franchissent rarement la frontière linguistique

Ce n’était jusqu’il y a peu qu’un léger murmure, mais on dirait qu’il gonfle. Du ch£ur des Flamands qui revendiquent à l’unisson toujours plus de compétences pour la Flandre, la poursuite du dépeçage de l’Etat fédéral, voire le confédéralisme, s’échappent quelques voix sourdes, persistantes, qui appartiennent à un autre registre. En novembre 2005, le groupe de réflexion flamand De Warande publiait son Manifeste pour une Flandre indépendante en Europe. En juillet 2006, Rudy Aernoudt, philosophe, économiste et haut fonctionnaire flamand, répliquait par son contre-manifeste intitulé Flandre-Wallonie, je t’aime moi non plus. Le vendredi 15 décembre dernier, alors que la RTBF diffusait son canular sur l’indépendance de la Flandre, des citoyens flamands exprimaient leur inquiétude sur les pavés bruxellois. Et la plupart des responsables politiques du Nord, estomaqués qu’on ait pu les présenter comme une bande de séparatistes, juraient, croix de bois, croix de fer, que la scission du pays relevait de la pure fiction et qu’aucun parti démocratique ne nourrissait pareil scénario. Dans la foulée, des Flamands  » raisonnables  » sortent du bois. Certains d’entre eux osent dire qu’il faut arrêter la fuite en avant institutionnelle, d’autres réaffirment leur attachement à la Belgique. Sans doute le disaient-ils déjà dans le passé, mais la pression de l’extrême droite flamande, les affaires carolorégiennes et le retard à l’allumage du redressement wallon en étouffaient les voix. Et, de ce côté-ci de la frontière linguistique, il faut avouer que l’on cède trop souvent à la tentation de la caricature et de la simplification, qui appauvrit l’analyse. Le Vif/L’Express est allé à la rencontre de ces  » dissidents « , et force est de constater qu’ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit généralement.

Si Tayllerand, diplomate inspiré, avait pu connaître les m£urs politiques belges, il n’aurait pas manqué de répéter qu’  » en politique, ce qui est cru devient plus important que ce qui est vrai « . En Belgique, entre les  » croyances  » et la réalité, il y a désormais davantage qu’une distorsion : un véritable gouffre. Le résultat de longues années de man£uvres de désinformation, inaugurées par l’extrême droite flamande et véhiculées, désormais, par la plupart des partis politiques démocratiques, tout occupés à diaboliser les francophones,  » socialistes, paresseux, chômeurs-nés, inaptes à l’apprentissage des langues  » et, surtout, profiteurs de cette  » tempête de milliards  » ( » miljardenstroom « ) soufflant du Nord vers le Sud. De leur côté, les partis francophones ne cessent de vilipender les Flamands  » égoïstes, intolérants et séparatistes « . Les médias, faisant de la surenchère leurs choux gras, ont relayé complaisamment ces images manichéennes, tant il est vrai que cette escalade dope l’audimat. Ainsi, les mots  » front francophone du refus  » – lequel n’a aucune existence réelle et n’est évoqué, du côté francophone, que pour frapper les esprits nordistes – résonnent comme une déclaration de guerre dans les rangs des Flamands, majoritairement demandeurs d’un round institutionnel après les prochaines élections fédérales.

La réciproque est tout aussi vraie, bien entendu. Profite-t-on des dernières déconvenues du prince Laurent, en Flandre, pour remettre en cause l’existence même de la monarchie, un sujet qui passionne désormais la classe politique et les éditorialistes du nord du pays ? Dans un bel ensemble, les partis francophones, suivis par la plupart des médias, se dressent contre cette position qui, bien entendu, cache quelque sombre complot séparatiste. Un responsable politique flamand prône-t-il la régionalisation de certains leviers de la politique de l’emploi, afin de répondre le mieux possible aux spécificités régionales et aux besoins des entreprises et des travailleurs ? Les francophones s’érigent en ch£ur contre la volonté de régionaliser l’accord interprofessionnel et les allocations de chômage, ce qui n’était pourtant pas le propos. La perception que nous avons des Flamands n’est évidemment pas née de rien. Les partis nordistes ont presque tous inscrit le confédéralisme à leur programme politique et ne ratent aucune occasion de pointer un doigt accusateur vers les  » profiteurs  » wallons. De la même façon, lorsqu’un élu francophone se hasarde à révéler l’étendue du  » sinistre  » wallon, ses pairs l’accusent d’être un allié objectif de l’extrême droite flamande.  » Le populisme est devenu l’allié indispensable de la politique, analyse Eric Corijn, philosophe et sociologue (VUB) : cette dernière doit être vendable, car les élections se font désormais sur la base d’un bon marketing. Et les attaques dirigées contre l’autre « clan » détournent l’attention de l’absence d’efficacité des politiques dans leur propre communauté.  » Quoi qu’il en soit, plus de 51 % des électeurs flamands ont voté pour le CD&V/N-VA (confédéraliste) ou le Vlaams Belang (séparatiste) aux dernières élections provinciales. Si l’on y ajoute ceux qui ont porté leurs voix sur des libéraux nationalistes (tel, jusqu’il y a peu, Jean-Marie Dedecker), sur quelques socialistes flamands pointus et sur Spirit, le pourcentage de citoyens du Nord qui se passeraient bien de la Belgique monte à 60 %, décrypte-t-on au Sud. Nombre d’observateurs flamands réfutent cependant pareille analyse :  » La plupart du temps, les gens n’ont qu’une idée très vague du programme de « leur » parti, dit notamment Carl Devos, politologue à l’université de Gand. Et ceux qui le connaissent n’adhèrent pas automatiquement à tous les points qui le composent.  » D’autre part, les partis sont loin d’être des lieux où l’on parle d’une seule voix.  » On n’entend pas beaucoup, pour l’instant, les représentants de l’aile démocrate-chrétienne du CD&V, opposés à la fuite en avant institutionnelle, fait observer Sven Gatz (VLD), député flamand et bruxellois. Mais ceux-ci continuent pourtant d’y être nombreux et influents.  »  » Peu de gens savent comment se déroulent les congrès des partis, relève pour sa part Tony Van de Calseyde, vice-président de B Plus (le mouvement pour une Belgique rénovée dans une union fédérale). Rappelez-vous dans quelles circonstances a été adoptée la motion en faveur du confédéralisme, au congrès du VLD de décembre 2002 : à peine 300 membres étaient présents, alors qu’un congrès normal rassemble au moins un millier de militants, et le confédéralisme a été adopté par 128 voix contre 123 !  »

23 % d’indépendantistes purs et durs

Les congrès, en effet, ressemblent souvent davantage à des séances de musculation qu’à des moments de profonde réflexion. Dès que l’on s’en prend à l’autre communauté linguistique, le succès médiatique est garanti. Et il est d’autant plus facile d’accabler le voisin que celui-ci, justement, n’a pas les moyens de sanctionner électoralement ceux qui, en face, prennent des libertés avec la vérité : en l’absence de circonscription électorale nationale, aucun responsable politique flamand ne peut recueillir les suffrages francophones, et réciproquement, sauf à Bruxelles-Hal-Vilvorde. Et c’est ainsi que les clichés et les slogans réducteurs et mensongers ( » Tous les 6 ans, une famille flamande paie une voiture à une famille wallonne « ) s’enracinent dans l’inconscient collectif. Certes, l’un ou l’autre sondage vient, de temps en temps, remettre les pendules à l’heure en interrogeant les citoyens. Mais, comme il s’agit d’enquêtes d’opinion réalisées en Flandre, les francophones n’en sont, la plupart du temps, pas informés. Une enquête récemment réalisée par Doorbraak, un mensuel politique flamand indépendantiste, montre que plus de 55 % des Flamands se prononcent contre l’indépendance de la Flandre : c’est davantage qu’en 2004 – ils n’étaient que 49 %. Si l’on sait que 23 % des personnes interrogées sont  » sans opinion « , le noyau indépendantiste représente donc moins de 23 %. On est loin des chiffres vertigineux souvent avancés ! Une autre étude, réalisée conjointement par la KULeuven et l’UCL, montre que près de 54 % des Flamands s’identifiaient d’abord à la Belgique en 2003, pour seulement 29 % à la Flandre. Jusqu’au milieu des années 1980, ils privilégiaient majoritairement leur identité nordiste. Comme quoi, on se fait parfois des idées…

Prudence et réflexion

On ne les entend peut-être pas suffisamment, de ce côté de la frontière linguistique, mais de nombreuses personnalités flamandes des mondes politique, social, culturel et économique revendiquent le droit à la libre expression. Et rappellent leur opposition au détricotage des derniers attributs de l’Etat fédéral. Qu’on ne se méprenne pas, cependant : ils ne rêvent pas d’un retour à l’Etat unitaire. Simplement, par réalisme, par pragmatisme, par souci d’efficacité et parfois, oui, par affection pour ce que représente encore la Belgique, ils enjoignent à ceux qui négocieront la prochaine réforme de l’Etat de bien réfléchir et d’être très prudents. Certains le font depuis des lustres : les syndicats et les mutuelles, notamment. Ils savent, eux, ce qu’il en coûterait à tous les Belges si l’on scindait la sécurité sociale. Ils sont désormais relayés par certains responsables politiques qui exhortent à délaisser les luttes toutes symboliques pour se concentrer sur les seuls objectifs d’efficaci-té, ce qui passe par une meilleure collaboration entre le Nord et le Sud : Herman De Croo (VLD), Karel De Gucht (VLD), Freddy Willockx (SP.A), Willy Claes (SP.A), Pascal Smet (SP.A), Jos Gysels (Groen !), Sven Gatz (VLD), Mark Eyskens (CD&V), Wilfried Martens (CD&V) et le Premier ministre Guy Verhofstadt (VLD) sont de ceux-là, et la liste est loin d’être exhaustive. D’autres font observer que les frontières dépassent maintenant le cadre des nations pour se trouver à un niveau largement supranational et que, désormais, seules les grandes  » communautés urbaines  » seront les moteurs du développement culturel et économique. Les autres invoquent qui le  » surréalisme  » de la Belgique, qui son esprit si particulier, qui le plaisir d’y vivre ou les points de convergence qui, malgré tout, continuent d’unir les Flamands et les francophones, par-delà leurs différences. Mal leur en prend, le plus souvent :  » On ne peut plus s’interroger sur le rythme de la réforme de l’Etat sans être taxé de vieux belgicain « , s’est plaint notamment l’ancien Premier ministre Wilfried Martens.  » Il faut avouer que les francophones ne nous aident pas toujours, soupire Yves Desmet, rédacteur en chef du quotidien De Morgen : prestations éthyliques de Michel Daerden, Charleroi et les affaires… Tout cela laisse des traces, évidemment. Les gens sont très influencés par ce qu’ils voient à la télé. Et pourquoi diable faut-il que les francophones réagissent toujours au quart de tour chaque fois qu’un leader flamand dit une bêtise ! ?  »

François Brabant et Isabelle Philippon

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