Désert de rock

Bob Dylan, Robert Wyatt et Jack White les admirent et envient leur authenticité. Les musiciens touareg reviennent avec Emmaar, un album âpre et envoûtant. Pendant une semaine, ils ont accueilli Le Vif/L’Express aux portes du Sahara.

Allongés comme des lions dans la savane, les Tinariwen scrutent l’horizon. Tamanrasset est à quelques kilomètres, dans le sud de l’Algérie et aux portes du Mali. Paysage lunaire de sable, d’épines et de roches roses. Silence. Tout à coup interrompu par le coassement d’une grenouille, qui va crescendo…  » Allô, Allô ? Ça va ?  » répond Hassan ag Touhami, l’un des musiciens fondateurs du groupe, en décrochant son téléphone. Maintenant, c’est la guitare de Jimi Hendrix qui se met à miauler. Ce n’est pas une hallucination, mais la sonnerie d’un autre portable.

En l’espace d’un instant, voilà balayés tous les clichés : non, les hommes bleus ne se déplacent pas qu’à dos de chameau – nous sommes entourés de 4 x 4 – et ils ne sont pas coupés du monde – les smartphones sonnent jour et nuit. Rien à voir avec cette affiche géante vue la veille à l’aéroport :  » Bienvenue à Tamanrasset « . Sur la photo, huit Touareg, le visage caché par des turbans bariolés, chevauchent dans les dunes. Originaires de l’Adrar des Iforas, dans le nord du Mali, les Tinariwen ne sont pas algériens, mais la ville en a fait son emblème. C’est ici qu’ils se retrouvent toujours. C’est ici que Le Vif/L’Express a passé huit jours avec eux, avant la sortie de leur nouvel album, Emmaar, aujourd’hui dans les bacs, et une série de concerts, avec un soir à Bruxelles.

Des porte-parole

 » L’Algérie nous a accueillis, pointe le jeune bassiste et compositeur Eyadou ag Leche, en veste en tweed anglais et pantalon militaire. A Tamanrasset, la communauté touareg est immense ; elle s’étend à plusieurs quartiers, sans compter les camps de réfugiés. Depuis l’indépendance du Mali, en 1960, notre peuple a subi humiliations et répressions. A travers notre musique, nous en sommes les porte-parole.  » Les Tinariwen répètent ici avant de se lancer dans une tournée mondiale, loin de leur refuge, le jardin d’Eyadou. C’est ainsi qu’ils appellent ce petit coin de désert. Entre une cérémonie du thé et des repas aussi frugaux que sophistiqués, c’est un perpétuel voyage musical improvisé. Un bourdon de guitare tisse une toile menant à la transe, les solos s’enlacent, traversés d’envolées psychédéliques, de sons abrupts et de voix tantôt graves, tantôt portées par des mélismes lancinants. Comme si J. J. Cale et Hendrix avaient débarqué en plein Sahara.

A ce rock plein de soufre succèdent des ballades baignées de douceur et de mystères. L’assouf, synonyme de saudade et de blues, ce chant si particulier des Tinariwen, empreint de mélancolie et de rage, n’a plus rien à voir avec l’image de guerriers rebelles qu’on leur accole depuis leur premier succès, en 2000 : la kalachnikov dans une main et la guitare dans l’autre.  » Ça tombe bien, M. Kalachnikov vient de mourir « , lance, ironique, Abdallah ag Alhousseyni, dit Catastrophe, l’un des anciens du groupe. Depuis la fin des années 1970, la musique de Tinariwen est indissociable de la lutte pour la reconnaissance du peuple touareg. L’Azawad : leur territoire perdu. Une région difficile à définir, que certains Touareg situent entre le Mali, l’Algérie et le Niger.  » Sur leurs traces inondées de pluie, je suis passé. Sans repères dans le temps et l’espace, désorienté… « , chante Abdallah. Ces paroles, en tamasheq, la langue touareg, sont extraites d’Emmaar.

 » Ibrahim !  » s’exclament les musiciens. Des yeux noirs embués de douceur, un regard perçant, une Gibson à l’épaule, ornée d’une croix touareg : c’est bien le fameux Ibrahim ag Alhabib. Il est immense, charismatique, frêle et puissant comme un Homme qui marche de Giacometti.  » Il a révolutionné notre musique, raconte Eyadou, en parlant de celui qui a chanté à son baptême et qu’il considère comme son deuxième père. Ibrahim y a introduit la guitare, un instrument considéré comme vulgaire chez nous. Tel un Bob Dylan, il a revisité nos chants traditionnels en insérant des textes qui racontent l’actualité de notre peuple. Il a été la parole de la rébellion touareg de 1990.  »

Ibrahim a l’air gêné, lui qui préfère rester en retrait, même sur scène. A 14 ans, il construit sa première guitare avec un câble de frein de vélo, un bâton et une boîte de conserve.  » L’idée m’est venue après avoir vu mon premier western « , raconte-t-il. Silence. Puis, comme un déluge d’images et de mots en ordre aléatoire :  » Il y a la guerre dans ma tête. J’avais 4 ans quand la première rébellion touareg a éclaté. Elle a été durement réprimée. Mon père a été tué sous mes yeux par l’armée malienne. Les femmes et les enfants devaient applaudir pour chaque homme qui tombait… Je cherche encore le visage de mon père dans le désert. Et dans Amanar, la constellation d’Orion.  » Pointant du doigt le ciel étoilé, Ibrahim montre la forme d’un homme muni d’un sabre :  » Voilà, c’est lui.  »

 » Tout ce que je cherche, c’est la paix  »

Depuis ses 15 ans, Ibrahim est en voyage ; sa vie se partage entre Tessalit, sa ville natale dans le nord du Mali, Tamanrasset, les tournées et le désert.  » En 1980, j’ai rejoint l’armée de Kadhafi, en Libye, avec des centaines d’autres Touareg. Il avait promis de nous former et de soutenir notre cause. En réalité, il voulait qu’on se batte pour lui au Niger… Je suis parti.  » C’est en Libye qu’Ibrahim retrouve Hassan, Abdallah et d’autres musiciens avec lesquels il forme le groupe.  » Tinariwen, c’est Ténéré. Ténéré signifie désert, mais aussi pays, dit-il l’air déjà ailleurs. Tout ce que je cherche, c’est la paix. Je ne comprends pas la notion de frontière.  » Contrairement à Abdallah, qui avoue se perdre sans arrêt dans le désert, Ibrahim s’y déplace comme en terrain balisé. La frontière entre le Mali et l’Algérie, fermée depuis le début du conflit, en 2012, n’est pour lui qu’un mur imaginaire.

La musique de Tinariwen, elle, est bannie des radios et des télévisions au Mali, mais elle est toujours très écoutée par la population grâce aux enregistrements pirates. Pour réaliser leur nouvel album à la belle étoile, les Tinariwen ont été contraints de partir vers un autre désert, celui de Mojave, en Californie. Ils ont installé leurs tentes dans le Grand Ouest américain, au milieu des paysages rocailleux et des cactus du parc national de Joshua Tree. Le groupe y a revu des amis de longue date, les Blackfire, une formation punk-rock d’Indiens navajos avec laquelle ils ont souvent joué au Mali.  » Quand je vois la politique menée contre les Indiens d’Amérique, je pense aux Touareg, confie Eyadou. L’alcoolisme, le chômage, les bidonvilles… Comme je le dis dans la chanson Sendad Eghlalan, je crains que si les Touareg ne se réveillent pas, on leur réserve le même sort.  »

On demande à Hassan quels souvenirs ils gardent de leur collaboration avec Josh Klinghoffer, le guitariste de Red Hot Chili Peppers, qui les a rejoints pour cet album :  » Qui ?  » répond-il. Les Tinariwen ne semblent avoir aucune notion de la célébrité. Même pas de la leur.  » A part Eyadou, aucun d’entre nous n’a ressenti le besoin d’écouter le disque, avoue Hassan. On fait de la musique pour être des passeurs.  » Le soleil se couche, le vent se lève, on prépare les couvertures pour la nuit. Le regard d’Ibrahim s’assombrit. Ses pensées sont aspirées vers sa famille, ses amis, dans le nord du Mali. Il murmure les paroles de Timadrit in Sahara (la jeunesse du Sahara) :  » Maintenant, nous allons nous réveiller. Nous avons appris le maniement d’autres armes que celles léguées par nos ancêtres.  »

Emmaar (Pias). Concert le 9 mars, à 20 h, à l’Ancienne Belgique.

www.abconcerts.be/fr/

De notre envoyée spéciale Paola Genone; P. G.

 » Je cherche encore le visage de mon père dans le désert. Et dans Amanar, la constellation d’Orion.  »

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