LuxLeaks Le grand bal des hypocrites

Les révélations sur les rulings luxembourgeois accordés à de grandes multinationales ont secoué l’Union européenne. Mais les Etats sont-ils prêts à baisser leurs armes fiscales pour avancer vers davantage de transparence, voire d’harmonisation ? Même sous la pression des opinions publiques, les résistances restent fortes.

Marius Kohl est devenu un drôle de héros, malgré lui, au Grand-Duché. Cet homme de 61 ans, barbu, avec un catogan, incarne le tsunami médiatique qui a déferlé sur le Luxembourg, depuis cet automne. C’est lui qui, au premier étage du bâtiment couleur rouille du fisc grand-ducal, a accordé, pendant trois décennies, son imprimatur aux propositions de ruling de grandes multinationales, comme Coca-Cola, Pepsi, Walt-Disney, Fiat, Apple, Amazon, Skype, Ikea, General Electric, HSBC, Deutsche Bank, BNP Paribas, Heinz, FedEx, Bombardier, Procter & Gamble, LVMH, JP Morgan, Groupe Bruxelles Lambert, Dexia…

Surnommé fort logiquement  » Monsieur Ruling  » dans les milieux financiers internationaux, ce fonctionnaire tout-puissant et zélé travaillait onze heures par jour, en prenant une pause déjeuner d’une demi-heure à peine, à la tête du désormais célèbre bureau  » Sociétés 6  » de l’Administration des contributions directes, à deux pas de la gare de Luxembourg. Sa signature apparaît sur tous les accords fiscaux – jusqu’à quarante par jour – révélés par le consortium de journalistes ICIJ dans l’affaire LuxLeaks. Ces milliers de rulings ou décisions anticipées, ont permis à de grosses multinationales du monde entier d’éluder, en toute légalité, des milliards d’euros ou de dollars d’impôts au nez et à la barbe d’autres administrations fiscales.

En octobre 2013, Marius Kohl a pris une retraite méritée. Son départ avait affolé les sociétés d’audit, les réviseurs et avocats fiscalistes, qui auraient bien érigé une statue à ce magicien ultradiscret et détenteur de bien des secrets. Le ministère des Finances du Grand-Duché a vite rassuré ses  » clients  » en renforçant l’équipe du bureau  » Sociétés 6 « . Les affaires pouvaient continuer. Business as usual. Et ce, alors que la Commission européenne avait déjà ouvert une enquête préliminaire sur les pratiques de ruling du fisc luxembourgeois avec Fiat et Amazon.

Le  » tax ruling  » est une technique très simple d’optimisation fiscale pour les grandes sociétés internationales. Celles-ci créent une holding ou une filiale, en l’occurrence au Luxembourg, avec très peu d’activités et de salariés, à qui elles facturent des services importants pour y faire transiter de gros montants. Parfois, il ne s’agit que d’une société boîte aux lettres. Bref, ce sont des filiales bidon dont l’objet permet de bénéficier d’exonérations fiscales. Cela donne la possibilité aux boîtes d’audit, comme PwC, Deloitte, KPMG ou Ernst & Young, de négocier des accords de décision fiscale anticipée avec le fameux bureau 6 pour que l’impôt des sociétés de 28,6 %, normalement appliqué au Grand-Duché, tombe à 2 ou 3 %, parfois même moins.

Grâce aux fuites orchestrées par un ancien employé de PwC, le jeune Français Antoine Deltour, le LuxLeaks a révélé près de six cents de ces arrangements  » sur mesure « , entre 2002 et 2010. Mais la partie immergée de l’iceberg est bien plus importante. Le Luxembourg abrite sur son territoire pas moins de 50 000 holdings, ayant pour la plupart une maison mère à l’étranger. C’est dire l’ampleur que cette pratique a pu prendre au fil des années. Avant le récent déballage médiatique du LuxLeaks, il s’agissait d’ailleurs d’un secret de polichinelle, même si le gouvernement grand-ducal a toujours tout fait pour garder son système de ruling le plus discret possible.

Le rapport parlementaire fantôme

En juin 1996, Jean-Claude Juncker, qui était alors Premier ministre et ministre des Finances, a chargé le député Jeannot Krecké (dont il fera son ministre de l’Economie plus tard) de se pencher sur la fraude fiscale dans son pays. Dans le rapport parlementaire de 239 pages qu’il rendra un an plus tard, Jeannot Krecké évoque le bureau 6 et son chef Marius Kohl, dont le nom est cité pour la première fois dans un document public. Mais le mot  » ruling « , lui, n’y apparaît pas. Les mises en garde du député sur les décisions du bureau 6, dont il préconisait un meilleur contrôle, ont également été gommées dans la version grand public du rapport, dont il n’existait que trois versions non expurgées. Curieusement, ces versions originales, dans lesquelles était notamment pointé le problème des sociétés boîte aux lettres permettant aux multinationales de bénéficier du ruling, sont aujourd’hui introuvables.

Désormais à la tête de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, fragilisé par les révélations du LuxLeaks, ne pouvait plus cacher la poussière sous la carpette, d’autant qu’il a lui-même avalisé le système pendant des années à la tête du gouvernement luxembourgeois. Révélateur de son embarras : il n’a réagi à la première salve de l’ICIJ qu’après sept longs jours de silence… Lorsqu’il a redressé la tête, il a d’emblée annoncé la relance des discussions sur l’élargissement de l’assiette commune de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, qui serait un premier pas vers l’harmonisation fiscale et réduirait déjà considérablement le dumping entre Etats de l’UE. Le texte est bloqué, depuis 2011, au Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, où la règle de l’unanimité prévaut en matière fiscale.

Le Luxembourgeois sait qu’il va jouer son mandat sur sa crédibilité dans la politique fiscale de la Commission. En même temps, avec sa première proposition, il pointe la résistance de tous les partenaires européens en matière de fiscalité des entreprises : une manière de dire que le Luxembourg n’est que l’arbre qui cache la forêt. L’hypocrisie est générale. D’ailleurs, outre le Grand-Duché, les enquêtes que la Commission a lancées en 2012 sur les pratiques de ruling concernent aussi les Pays-Bas et l’Irlande. Officieusement, la Belgique, la Hongrie et le Royaume-Uni sont aussi dans le collimateur. Le Luxembourg a rappelé, de manière opportune, que 21 des 28 Etats membres pratiquaient le ruling. C’est bien simple : si les autres pays européens n’avaient rien à se reprocher, on les entendrait condamner avec beaucoup plus de vigueur le Grand-Duché.

Personne n’est totalement blanc dans la guerre fiscale que se livrent les partenaires de l’UE. Certainement pas la Belgique. Celle-ci était encore pointée du doigt, en novembre dernier, par le magazine français Capital. Lequel a révélé le nom de plusieurs grosses entreprises de l’Hexagone (EDF, Total, LVMH, Danone, Carrefour, Vinci…) qui économisent des centaines de millions d’euros d’impôts dans leur pays grâce à notre système d’intérêts notionnels, via de pseudo filiales établies en Belgique. Il y a là comme un air connu. D’autant que ces entreprises ont également accès, via leurs maisons filles, au service de ruling du fisc belge. Ce dernier vient de reconnaître avoir conclu une soixantaine d’accords fiscaux secrets avec des multinationales, depuis 2005. De telles ententes préalables se pratiquaient encore bien avant (lire Le Vif/L’Express du 19 décembre).

Echange automatique ?

L’Europe va-t-elle profiter du LuxLeaks pour aller de l’avant ?  » Ce n’est pas aujourd’hui ni demain que nous ferons disparaître la concurrence fiscale entre les Etats, a averti la commissaire à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager. Mais on ne peut plus accepter que cette concurrence ne soit pas transparente.  » D’où la deuxième proposition avancée par Jean-Claude Juncker : l’échange automatique des accords fiscaux conclus par les Etats. Une telle directive mettrait fin au caractère secret de tous les rulings, même si l’anonymat des contribuables risque de faire l’objet de longs débats. Egalement pointés du doigt, les Pays-Bas ont d’ailleurs déjà annoncé leur intention de divulguer les accords fiscaux passés avec nombre de multinationales.

Sans attendre la Commission, le Luxembourg envisage aussi de commencer cet échange avec la Belgique, plutôt concernée par le LuxLeaks : GBL (Albert Frère), de Spoelberch (AB Inbev), Dexia (avant de devenir Belfius), banque Degroof, Belgacom…. Les ministres des Finances des deux pays ont négocié, début décembre, un échange à la carte. Le fisc luxembourgeois devrait fournir à son homologue belge les dossiers de décision anticipée qu’il demande. C’est déjà une avancée, si l’on considère les difficultés récentes de la Commission européenne pour pouvoir obtenir des informations sur les accords négociés par le Grand-Duché avec Fiat et Amazon.

Dans une interview au journal Le Monde, Jean-Claude Juncker a également déclaré que le bon sens voudrait que  » le pays du profit soit le pays de la taxation « . Imposer les entreprises là où elles réalisent leur chiffre d’affaires serait, en effet, la solution qui conjurerait définitivement le scandale du LuxLeaks. On en est encore loin. Quoique… La France, l’Allemagne et l’Italie ont annoncé une directive dont l’objectif serait d’empêcher l’érosion de la base imposable des multinationales via le transfert de leurs bénéfices, à l’image du plan d’action BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) présenté récemment par l’OCDE. Ces trois pays tiendront-ils leur promesse ?

On le voit, le chantier fiscal européen est immense. Il n’avancera que sous la pression des médias et de l’opinion. En 2013, l’OffshoreLeaks, qui avait révélé le nom de dizaines de milliers de riches contribuables fraudant le fisc via des constructions offshore, avait accéléré l’adoption de l’échange automatique d’informations fiscales. Celui-ci entrera en vigueur le 1er janvier 2015 pour les revenus des intérêts des non-résidents, ce qui signifie la fin du secret bancaire grand-ducal, mais aussi autrichien, les derniers bastions en la matière. Pour les autres types de revenus, le Luxembourg a obtenu un délai jusqu’en 2017. Les résistances restent fortes, malgré tout. Il faudra sans doute d’autres Leaks…

THIERRY DENOËL

Le chantier fiscal européen n’avancera que sous la pression des médias et de l’opinion

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