Tchéquie noire

Guy Gilsoul Journaliste

Trois cents ouvres présentées à Bruxelles et Namur révèlent comment à Prague, entre 1880 et 1914, naquit et se développa un art qui s’apparente au symbolisme sans lui être soumis.

Dès l’entrée de l’exposition La Voix du silence, une estampe imaginée par Kupka en 1903 convoque un univers improbable et inquiétant. Sous un ciel nocturne mais sur un chemin en pleine lumière gardé par deux allées de sphinx, une silhouette encapuchonnée marche, accompagné par son ombre. A côté de cette aquatinte, dessiné au fusain par Vratislav Nechleba, le portrait d’un homme aux cheveux longs, voûté, les mains abandonnées, le regard vide et sans force évoque une solitude plus effroyable encore.

Plus loin, il y a des verts glauques répandus en vapeurs tièdes et des fantômes comme on en a rarement vus, des monstres blanchâtres rampants ou aériens, translucides et carnivores. Là, au noir de charbon, un visage, nez crochu et bouche ouverte en forme de sexe rougi, ricane. Là, dans un palais sous-marin, évoluent de jeunes adolescentes couronnées d’or alors que dans une autre peinture, une traînée neigeuse et serpentine terminée en doigts de squelette fait danser la flamme d’une bougie et s’envoler les pages d’un poème.

La double exposition, orchestrée par Otto Urban, cherche à révéler comment, dans la Bohême de la fin du xixe siècle, naquit un mouvement appelé Dekadence. A Bruxelles, le parcours débute par des £uvres qui révèlent le nouveau statut de l’artiste et du poète. Mélancolique ici, halluciné ailleurs, il se voit en moine, en juif errant, en Christ souffrant et surtout en mage. Dans les autres parties du parcours, on le retrouve, affrontant ses hallucinations, les tentations sataniques et toutes les morts des plus suaves aux plus violentes.

Conduit sur les lieux d’un érotisme macabre

A Namur, le mage, habité par  » d’érudites hystéries  » (comme l’écrivait Joris-Karl Huysmans, le modèle français du décadent), affronte l’amour, la femme fatale, Salomé, Messaline ou Hérodiade qui le mènent sur les lieux d’un érotisme macabre. Certes, l’£uvre scandaleuse de Félicien Rops était connue à Prague comme celles de Gustave Moreau, Odilon Redon, Fernand Khnopff, Arnold Böcklin ou encore Edvard Munch. De même, les plasticiens tchèques, souvent poètes d’abord, avaient eu accès aux textes des Baudelaire et autres Oscar Wilde. On pourrait donc se croire en terrain connu. Et pourtant, il n’en est rien. Pourquoi ?

La réponse est simple. La Bohême n’est pas Paris ni Bruxelles qui vit alors son âge d’or. A Prague, le pessimisme domine. L’actuelle République tchèque, tenue en laisse et fouettée, comme l’indique un article de l’époque, n’a pour elle qu’un passé, un présent misérable et aucun avenir. Le décadent qui, à Londres et à Paris, est un dandy qui cherche  » le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné  » (Charles Baudelaire), prend à Prague un autre visage : celui d’un écorché qui, de rage en désespoir, cherche à exprimer par le mot et l’image ( voir photos) son dédain pour son temps, le bourgeois, sa terre et l’art des artistes besogneux. En effet, alors qu’à Paris comme à Bruxelles, à Londres ou à Milan, les symbolistes recherchent des solutions plastiques souvent inédites et raffinées, Prague préfère les ignorer. Les décadents tchèques sont des créateurs-mages, pas des artisans dont les subtilités pourraient voiler l’essentiel. Cette  » dekadence  » annonce-t-elle alors, comme le suggère le commissaire, l’attitude de doute et de pessimisme liés à la post-modernité née un siècle plus tard ? Voilà un raccourci que nous n’emprunterons pas.

Dekadence Bohemian Lands, 1880-1914. Jusqu’au 10 mai. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 18 heures. Bruxelles, Hôtel de Ville. Grand- Place. www.bruxelles.be Namur, musée Rops. 12, rue Fumal. www.ciger.be/rops

Guy Gilsoul

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