Un Dallas indien

Leur père, Dhirubhai, avait fondé le plus important groupe industriel du pays ; ses fils, Mukesh et Anil, se sont déchirés pour contrôler son empire. Avant que leur mère ne les oblige à une scission. et qu’ils ne prospèrent plus encore. Récit d’une success story bollywoodienne

De notre envoyée spéciale

Le chef du gouvernement en personne avait fait le déplacement. Bombay fêtait, ce jour-là, le Bhoomi Pujan de son futur métro, une cérémonie hindoue traditionnelle lors du premier coup de pioche d’un chantier. Maître d’£uvre du projet – le plus important du pays dans le domaine des transports – l’homme d’affaires Anil Ambani était aux anges. Sa mère, Kolilaben, tout sourire. Six jours plus tard, le 27 juin, Kolilaben posait de nouveau devant les photographes. En sari vert anis, elle accompagnait cette fois son autre fils, Mukesh Ambani, pour l’assemblée générale des actionnaires de son groupe. Ce dernier y dévoilait, devant un parterre de petits porteurs attentifs, un ambitieux projet qui devrait lui permettre d’être, d’ici à quatre ans, à la tête de la première société indienne de distribution : un millier d’hypermarchés, deux fois plus de supermarchés, des circuits de distribution permettant aux fermiers de vendre leurs produits aux classes moyennes des villes… Mukesh, Anil, Kolilaben : en Inde, tout le monde les appelle par leur prénom. Héritiers de Reliance Industries, le premier groupe privé du pays – il avait coiffé sur le poteau il y a quelques années le célèbre Tata – les deux frères se sont déchirés pendant des mois avant que leur mère ne les oblige finalement, l’an dernier, à se partager l’empire industriel créé par leur père, Dhirubhai Ambani. Et l’Inde, de la success story du père à l’univers impitoyable des fils, s’est passionnée pour cette histoire de famille.

Elle commence en 1932. Dhirubhai Ambani naît, le 28 décembre de cette année-là, dans un petit village du Gujerat, au nord-ouest du pays. Modeste instituteur, son père n’en appartient pas moins à la caste marchande des Modh Bania, ce qui permet au garçon de s’inscrire au lycée de Junagadh, la ville voisine, et de suivre des études secondaires. Il loge dans un pensionnat créé par la caste. Pas question, en revanche, d’aller à l’université. A 17 ans, comme beaucoup de jeunes Gujeratis, il s’embarque pour Aden, à l’époque capitale du Yémen et premier port de la mer Rouge. Il trouve rapidement un emploi chez le représentant local de la Shell, qui l’embauche comme pompiste pour l’équivalent de 5 euros par mois.

A 26 ans il quitte le Yémen pour voler de ses propres ailes. Nous sommes en 1958. Il est marié, et son fils Mukesh est né l’année précédente. La famille s’installe dans les faubourgs de Bombay, où Kolilaben donnera naissance à ses trois autres enfants : Anil, en 1959, puis deux filles. Dhirubhai, qui s’est constitué à Aden un petit pécule, ouvre un bureau d’import-export à Bhaat Bazaar, un quartier populaire de la ville. Une pièce unique, une table, trois chaises, un téléphone : ce sera le siège de sa première société, la Reliance Commercial Corporation. L’entreprise exporte, des épices surtout, via le port d’Aden. Mais le jeune patron a du flair. Anticipant le boom des tissus synthétiques, il décide de se spécialiser dans ce secteur et importe de la fibre de polyester. A cette époque, l’économie indienne est étroitement contrôlée par l’Etat. Les importations sont soumises à l’agrément des autorités à travers un système de licences qui s’achètent et se revendent. Dhirubhai en acquiert autant qu’il peut. Sa petite entreprise devient florissante. En 1966, nouvelle étape : il fait fabriquer des tissus puis crée la marque Vimal, qui devient leader dans le secteur du prêt-à-porter grâce à un réseau de boutiques franchisées.

En 1983, à 51 ans, l’ancien pompiste se trouve à la tête du premier groupe textile du pays, avec 10 000 employés. Il se lance alors dans la fabrication de fibre de polyester, puis remonte la chaîne des composants chimiques. Le principe est toujours le même : voir grand, en tablant sur l’expansion du marché indien. Reliance Industries devient l’un des poids lourds de la pétrochimie indienne.

 » Aussi brutaux que leur père  »

De la pétrochimie au pétrole il n’y a qu’un pas, qu’il rêve de franchir. Après un passage à vide à la fin des années 1980 – une campagne critique dans la presse, alimentée par un concurrent, une première attaque cérébrale en 1986 qui le laisse en partie paralysé – il obtient le feu vert des autorités au début des années 1990 pour construire la première raffinerie privée du pays. C’est l’époque où l’Inde s’entrouvre à l’économie de marché, sous l’impulsion du ministre des Finances d’alors, Manmohan Singh, devenu depuis l’actuel Premier ministre. Construite à Jamnagar, dans le Gujerat, à proximité du village natal de Dhirubhai, la raffinerie est achevée en 1999. Elle traite aujourd’hui 660 000 barils de brut par jour, soit plus du quart de la consommation nationale (2,3 millions).

 » Dhirubhai Ambani était un visionnaire, dit l’un de ses anciens collaborateurs. Il fonctionnait à l’instinct. Impossible ne faisait pas partie de son vocabulaire. Quand il avait arrêté une décision, il fallait que la mise en £uvre soit immédiate.  » Pour contourner l’étouffante bureaucratie, le patron de Reliance cultive aussi ses amitiés dans les milieux politiques… A plusieurs reprises, il obtient que des lois ou des directives soient modifiées pour favoriser ses entreprises. Ainsi, quand il se lance dans la production de la fibre de polyester, les droits de douane augmentent, ce qui a pour effet d’affaiblir ses concurrents importateurs. A l’inverse, les taxes sur les achats d’éthylène, un produit qu’il est le seul à acheter à l’étranger, baissentà  » Je ne manipule pas. J’influence les esprits « , dit-il à ceux qui lui reprochent ses méthodes corruptrices. Au vrai, ses rivaux font de même. Mais, à ce jeu-là, il est imbattable.

Ses deux fils, Mukesh et Anil, sont très tôt associés à ses affaires. Dans les années 1980 et 1990, l’aîné pilote les principaux projets industriels du groupe : les usines pétrochimiques, d’abord, puis la raffinerie de Jamnagar – il passe quatre ans au Gujerat pour suivre les travaux – les champs d’exploration pétroliers et gaziers. Le cadet, lui, se voit confier les relations publiques, ainsi que le montage financier des opérations. Les deux frères déjeunent chaque jour avec leur père au siège social de Reliance, à Nariman Point, le district financier de Bombay, face à la mer d’Oman. Dhirubhai, jusqu’au bout, reste le patron.

Lorsqu’il meurt, victime d’une seconde attaque cérébrale, le 6 juillet 2002, Reliance est le premier groupe privé du pays. Estimé à 16,8 milliards de dollars – soit 3,5 % du PNB indien – il a plus de 3 millions d’actionnaires. Mukesh devient président, Anil vice-président. Mais les deux frères ne vont pas tarder à se brouiller. L’un et l’autre sont des battants. Prêts à tout pour obtenir ce qu’ils veulent, ils sont, résume un journaliste,  » aussi brutaux que leur père, malgré le vernis de l’éducation américaine « . Ils sont aussi très différents. Physiquement, d’abord : Mukesh est lourd, alors qu’Anil, qui fait régulièrement du jogging, garde la ligne. Dans leur comportement ensuite : Mukesh est discret et sort rarement de ses gonds. Anil est extraverti et soupe au lait. Mukesh a épousé, comme le veut la tradition, la femme que lui avait choisie son père. Bourreau de travail, il consacre l’essentiel de son temps libre à sa famille. Anil, quant à lui, a choisi pour épouse, au grand dam de ses parents, une ancienne actrice de Bollywood (le Hollywood indien) qui avait été auparavant la maîtresse attitrée d’un comédien. Et la plus grande star du cinéma populaire du pays, Amitabh Bachchan, est l’un de ses meilleurs amis.

Les premières rumeurs de désaccord entre les héritiers apparaissent quelques mois seulement après la mort du père. Vu du côté des partisans d’Anil, Mukesh serait une sorte de J. R. Ewing (le héros impitoyable de la célèbre série télévisée américaine Dallas, du début des années 1980) décidé à évincer son frère pour rester seul maître à bord. Anil se plaint de ne pas être associé aux décisions stratégiques du groupe. Il a le sentiment d’être mis sur la touche, accepte mal la promotion, voulue par Mukesh, de deux cousins, Nikhil et Hital Meswani. Les amis de Mukesh, eux, laissent entendre qu’Anil est léger et mauvais gestionnaire. Ils lui reprochent son entrée en politique – il s’est fait élire en 2003 au Sénat indien, mais n’y restera pas longtemps – et ses amitiés dans le milieu du cinéma. En réalité, Mukesh, qui a vu sortir de terre une à une les usines du groupe, estime que le rôle de patron lui revient de droit. Mais Anil ne voit pas pourquoi il devrait s’incliner, et se contenter de la place de n° 2, alors qu’il n’a que deux ans de moins que son frère. Lorsque la brouille éclate au grand jour, en novembre 2004, cela fait déjà plusieurs mois que les deux hommes ne communiquent plus que par e-mails. C’est Mukesh qui vend la mèche, à l’occasion de l’une de ses très rares interviews. Les hostilités sont déclarées. Anil, qui est beaucoup mieux introduit dans le milieu des médias – il connaît les journalistes par leurs prénoms et, comme son père, n’oublie jamais un visage – joue à fond cette carte. Non sans succès : la presse indienne, qui va faire de l’affaire Ambani son feuilleton favori, prend globalement partie pour lui. Tandis que les actionnaires s’inquiètent.

Kolilaben, leur mère, se charge de trancher le n£ud gordien  » avec la bénédiction de Srinathji « , le gourou de la famille, et l’aide d’un ami banquier, Kevi Kamath. Elle estime que le cadet doit avoir sa part et sa chance. La seule solution est une scission du groupe. Mukesh accepte, à la condition de pouvoir garder la pétrochimie et le pétrole. Tout est couché noir sur blanc dans la soirée du 18 juin 2005 – une date choisie par Kolilaben sur le conseil d’astrologues.

Une opération réussieà et extrêmement rentable

Le dossier sera techniquement bouclé neuf mois plus tard, en février de cette année. Un record de rapidité pour une opération aussi complexe. Mukesh garde donc les activités les plus anciennes et les plus lourdes – textile, pétrochimie, pétrole et gaz – tandis qu’Anil reçoit les télécommunications, la production et la distribution d’électricité et les services financiers. Au total, les actifs attribués à Mukesh sont estimés à 8,5 milliards de dollars ; ceux d’Anil, à 5,7 milliards de dollars. Mukesh conserve le siège social et le nom du groupe, Reliance Industries. Anil crée, pour héberger les sociétés dont il a hérité, l’Anil Dhirubhai Ambani Group. La Bourse, quant à elle, sera vite rassurée : six mois plus tard, les deux frères pèsent davantage, séparés, qu’ils ne valaient unis. En un an, les actionnaires ont vu leur capital multiplié par deux, alors que le Sensex, l’indice de la Bourse de Bombay, a progressé de 40 %. Si Tata redevient le premier groupe privé indien, Mukesh le talonne et Anil est en troisième position…

Loin d’être réconciliés, Mukesh et Anil, aujourd’hui, ne s’adressent plus la parole. Ils vivent cependant toujours, de même que leur mère, dans la résidence familiale construite par leur père en 1988, dans le sud de Bombay : un immeuble blanc de 17 étages – chacun a le sien, il y a aussi des garages, une piscine et un gymnase – flanqué d’une statue de Ganesh, le dieu de la prospérité à tête d’éléphant. Leurs enfants, dit-on, s’entendent bienà

l Dominique Lagarde

D.L.

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