Glucksmann le dissident

De son enfance meurtrie par l’Histoire à ses engagements d’adulte, le philosophe tire une brillante réflexion sur l’universalité du mal

Une rage d’enfant, par André Glucksmann. Plon, 288 p.

Pour l’enfant d’une famille juive autrichienne ballottée en Europe dans les années 1940, porter le nom de Chanceux (Glucksmann, en allemand) relevait d’une certaine ironie : un père disparu dans la Manche dans le torpillage d’un paquebot bourré d’émigrés, une s£ur dénoncée comme  » putain juive  » à la Milice française, un copain torturé par la Gestapo et expédié  » en lambeaux  » à Auschwitz…

Mais il y avait Martha, sa mère, la résistante, la rebelle. Quelle femme ! Revenue de Jérusalem pour lutter clandestinement en Allemagne contre Hitler ( » un périple à contresens, contre-courant, contre nature, contre raison « ), elle se retrancha en France et sauva in extremis sa famille de l’abîme, au départ du train pour Drancy, en hurlant tellement ce qu’elle savait de la destination finale que, gênante, elle fut libérée avec ses enfants (à la Libération, elle s’en retournera… à Vienne, ville désormais sans juifs, peuplée de bourreaux déguisés en victimes). Tel est le viatique du philosophe André Glucksmann, dans lequel on peut, au bout du compte, détecter une certaine dose de chance.

On ne sait ce qui fait l’identité profonde des êtres, leur propension au courage ou à la lâcheté, leur aptitude à l’illusion ou à la lucidité. Mais il est évident qu’André Glucksmann a puisé dans cette enfance agitée son bon sens inquiet et sa rage du réel, qui, dans un monde dominé par le renoncement et l’aveuglement, ont alimenté la colère de toute sa vie. C’est cet esprit de dissidence qu’il analyse dans son magnifique ouvrage, réflexion philosophique tissée sur la trame du récit autobiographique. Glucksmann se regarde comme un étrange étranger, interroge l’enfant étonné qu’il n’est plus, analyse ses égarements et ses engagements : Mai 68, l’épisode mao ( » grand regret de ma vie d’adulte « ), Sartre et Aron à l’Elysée, les boat people, les dissidents de l’Est, Soljenitsyne, Sarajevo, aujourd’hui la Tchétchénie… Reconnaissons-le : en vigie dérangeante, cet homme-là a souvent ouvert les yeux avant les autres.

Renoncer à toute illusion de bonheur assuré

Depuis ce jour de l’après-guerre où il s’est révolté dans une fête endimanchée pour des enfants rescapés ( » On prétendait faire comme si rien ne s’était passé, vivre comme avant ! « ), Glucksmann lutte contre cette tendance à nier non seulement la réalité du mal, mais aussi son universalité. L’auteur des Maîtres penseurs pointe le  » crime d’indifférence  » et s’en prend à la  » tentation de Combray « , cette  » fuite en arrière  » si française vers le terroir et les passés qui chantent.

L’actualité le confirme : l’Histoire n’avance pas ; le mal n’est pas éphémère ; il est constitutif de l’être, ancré dans son identité. Il nous faut donc renoncer à toute illusion de bonheur assuré. Comment vivre, alors, dans le désespoir de sa propre nature ? En philosophe, Glucksmann répond par une interrogation :  » Face au nihilisme, la question n’est plus « Comment vivre ? », mais « Comment survivre ? »  » Ce livre brillant renforce cette douloureuse évidence, préalable à toute quête de liberté : le propre de l’homme, c’est son inhumanité.

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Dominique Simonnet

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