Le grand réveil

Dans le cyclotron de la globalisation, énorme machine où le choc des échanges économiques produit une croissance mondiale nouvelle (4 % en 2004, un record depuis trente ans !), l’Inde, au même titre que la Chine, accumule les performances. Comme son grand voisin, elle est devenue une locomotive de l’économie mondiale : 6 % de croissance, cette année. Cependant, à la différence de Pékin, New Delhi réussit l’incroyable pari de faire vivre aussi plus de 1 milliard de personnes en démocratie. Le miracle indien est là : dans cette conjugaison du politique et de l’économique, véritable modèle pour tous les pays émergents ou en voie de développement. L’Inde démontre que la pauvreté n’est pas une fatalité ni la démocratie une exclusivité occidentale, mais bel et bien un système à usage universel.

Certes, tout n’est pas rose dans ce bilan. Le voyage que Le Vif/L’Express propose dans ce numéro spécial lève également le voile sur les contradictions de ce développement, ses bavures et ses excès. La démocratie indienne est politique, mais très peu sociale. Le mastodonte s’ébroue à l’image de villes comme Bangalore, mégapole moderne où le high-tech fait souffler un vent de liberté : ici, des femmes indiennes peuvent échapper au destin qui les guette dans tout le pays, aux mariages arrangés, à l’impitoyable organisation de cette société en castes, à la misère, même si les salaires de la capitale de l’Etat du Karnataka n’ont rien à voir avec ceux des pays riches. Cette ville est la porte d’entrée de la modernité dans le sous-continent : ce qui s’y passe prouve que l’ère de l’information est une révolution. Elle bouscule les identités en créant une interaction sans précédent entre l’individu et le monde, le local et le global, la tradition et la nouveauté. La mutation en cours y est à la fois lente et spectaculaire, mais elle se produit à tous les niveaux. Elle affecte les esprits, la culture et l’Etat. Son terrain de prédilection est, naturellement, la jeunesse, mieux éduquée, nombreuse, plus sensible aux influences extérieures. La démographie est l’arme absolue de l’Inde pour aujourd’hui et pour demain. C’est à la fois un réservoir de consommateurs et un levier afin de poursuivre les changements amorcés. Pour les élites indiennes, le rêve n’est plus ailleurs. Il est dans ce pays qui s’éveille, qui prend conscience de ses moyens et de son rôle de puissance. Le vivre au pays n’a plus rien de défensif face aux agressions du désordre mondial. Il s’agit de vivre pour le pays et de participer à une mondialisation perçue comme une chance. Et ça marche ! Dans tous les domaines d’avenir, l’Inde occupe le terrain : technologie, biologie, médecine, etc.

Evidemment, des centaines de millions d’Indiens sont encore sur le bord de la route et il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que cette prospérité devienne l’affaire de tous. On le voit dans le monde rural, où le désespoir des petits paysans côtoie la fortune d’exploitants agricoles aux ambitions mondiales. Où le développement, souvent anarchique et à coups de produits chimiques, peut provoquer d’immenses catastrophes écologiques.  » Les villages sont l’Inde véritable « , disait Gandhi : c’est toujours vrai, près de 70 % de la population y vivant toujours.

Dans sa furia de progrès, malgré tout, l’Inde demeure potentiellement le pays de tous les drames. Sa taille, son histoire, son rôle géopolitique, son armée en font une grande puissance. La course au développement qu’elle a entreprise la place parmi les champions possibles de la globalisation, puisqu’elle dispose de tous les atouts de la réussite : un marché intérieur énorme, des élites et des moyens nouveaux que l’on peut mesurer à travers la baisse très nette de sa dépendance financière, la progression régulière du taux d’activité de la population, un pouvoir vert considérable, des capacités militaires significatives, le fait qu’elle appartient au club restreint des pays nucléaires. Mais les jambes de ce corps énorme demandent encore à être musclées pour qu’il évite les dangers d’une croissance qui deviendrait aveugle et négligerait les principes de sécurité nécessaires à un développement durable.

Le dharma, cette loi du bon ordre de l’Univers qui contribue à l’unité du pays, lui a permis de traverser bien des épreuves. Il faudra beaucoup de sagesse à l’Inde pour affronter celle de la mondialisation, mécanique économique paradoxale qui apporte de la richesse et fabrique des fractures sociales. Mais ce monde si difficile à pénétrer et à comprendre, où se côtoient la vache sacrée et le microprocesseur, est animé par une ambition légitime. La position géographique de ce pentagone protégé au nord par le Toit du monde, regardant à la fois vers l’est depuis les côtes du golfe du Bengale et vers l’ouest à partir des rives de la mer d’Oman, en fait une entité, un authentique pays animé par un puissant sentiment national. Cette fourmilière humaine autosuffisante est un marché intérieur porteur d’une croissance continue et une armée de main-d’£uvre pour affronter les défis économiques de la mondialisation. Elle fascine, enfin, comme si les mots de Michelet, dans sa Bible de l’humanité, étaient éternellement vrais :  » Laissez-moi un peu regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient. J’ai là mon immense poème, vaste comme la mer des Indes, béni, doué de soleil, livre d’harmonie divine où rien ne fait dissonance.  » Même si tout cela n’est qu’illusion, car l’Inde, pas plus que tout endroit sur cette planète, ne peut nous assurer du triomphe de la sagesse, il n’en demeure pas moins que ce numéro spécial du Vif/L’Express est la preuve incarnée que, depuis l’épopée d’Alexandre le Grand, nous n’avons pas tort de penser que l’Inde est ou peut être l’un des centres du monde.

Denis Jeambar

Pour les élites indiennes, le rêve n’est plus ailleurs. Il est dans ce pays qui s’éveille, prend conscience de ses moyens et de son rôle de puissance

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire